Chapitre 4 : Matérialisme dialectique

et science de l’évolution

Analyses marxistes du problème

 

 

« Karl Marx fut l’un de ces hommes exceptionnels comme chaque siècle n’en produit que peu. Charles Darwin a découvert la loi de l’évolution de la Nature organique sur notre planète. Marx est celui qui découvrit la loi fondamentale et constitutive qui détermine le cours de l’évolution humaine, loi si simple et si lumineuse qu’il suffit dans une certaine mesure de l’exposer pour la faire reconnaître. »

F.Engels. Allocution funèbre à l’occasion de la mort de K.Marx.

17 mars 1883

 

 

 

Connaissant la riche contribution marxiste à l’histoire des sciences de la nature, le mutisme des adversaires actuels du débat vis à vis des rapports entre darwinisme et marxisme paraîtrait étonnant si on n’avait à l’esprit l’extrême danger que représente le matérialisme dialectique pour la bourgeoisie et sa science. Ce mutisme donne précisément du relief à la phrase d’Engels « il suffit dans une certaine mesure de l’exposer pour la faire reconnaître » !

Stratégie bourgeoise en deux temps ; 1) (ré)introduire plus ou moins discrètement l’idéalisme dans le théorie darwinienne : cette théorie sera donc plus métaphysique que « synthétique », 2) résumer la contribution marxiste des années 1860 aux années 1970 à l’ « affaire Lyssenko », objet d’attaques unanimes et caricaturales sur les plans théorique et pratique, sur ses origines et ses conséquences « criminelles » à tout point de vue… Aux scientifiques « mal intentionnés » qui jugeront ces conclusions paranoïaques, on répondra ceci :

► Dans les livres et dictionnaires d’histoire des sciences, les références au marxisme sont abondamment citées et argumentées (par des philosophes bourgeois eux mêmes) : Aujourd’hui (témoins les dictionnaires dirigés par P.Tort et par D.Lecourt) mais surtout dans des publications plus anciennes[1], jusqu’aux années soixante-dix des marxistes déclarés occupaient des chaires universitaires dans de nombreuses disciplines scientifiques[2]… En revanche, toute la presse scientifique, tous les livres, polémiques ou non, concernant l’histoire de la science de l’évolution depuis une vingtaine d’années, retracent l’histoire du néodarwinisme en omettant systématiquement les polémiques qui opposèrent idéalistes et matérialistes, libéraux ou fascistes et marxistes. Contraste éloquent…

► Il serait imprudent de sous-estimer le criticisme montant qui influence l’ensemble de la recherche contemporaine en biologie : Pour tout jeune biologiste, vierge comme il se doit de la moindre formation en histoire des sciences, porter le marxisme en biologie relève bien sûr du « totalitarisme » ; Le marxisme est une  « idéologie totalitaire et dogmatique» ! Ce type de réflexion  interdit  bien  sûr  toute critique de fond matérialiste contre un déterminisme génétique qui, quoi qu’on en dise, se montre quant à lui de plus en plus politisé[3]

► Si l’« affaire Lyssenko » fut fatale à l’histoire de la contribution marxiste en biologie son instrumentalisation, qui dure encore aujourd’hui à bien des égards[4] ne peut être que suspecte aux yeux d’un marxiste : On ne s’oppose violemment qu’à un danger. La route fut dés lors ouverte aux révisionnismes de tout poil pour accuser désormais d’hérésie toute intrusion du matérialisme dialectique en science. Résultat : La biologie, désormais insoupçonnable, devient on l’a vu, l’une des principales cautions scientifiques du libéralisme, éventuellement du fascisme, et les savants matérialistes qui prennent aujourd’hui le relais de la critique anti-néodarwinienne sont eux mêmes des libéraux (Kupiec et Sonigo) !

On citera parmi ces révisionnistes deux courants[5]. L’un, trotskiste, exprimant, très superficiellement du reste, une haine toujours vivace pour Engels, ne suscitera que peu d’intérêt[6]. L’autre, plus profond, fut porté par L.Althusser et ses élèves (D.Lecourt en particulier) : Nous nous y attarderons dans ce chapitre. Indiquons simplement que cette tendance appartient à un courant plus vaste, particulièrement intéressant en ce qu’il marque l’extrémité récente de la contribution marxiste, sous une forme très spéciale ; celui du structuralisme en général et de sa version « cybernétique » en sciences expérimentales en particulier.

► Pour terminer, on jugera, à la lecture du chapitre 7, que la biologie actuelle, dans un contexte historique où la réaction anti-marxiste se borne à quelques clichés sur Lyssenko, tend spontanément et inconsciemment, sans y parvenir bien entendu, à ré-expliciter une série de thèses matérialistes dialectiques (leur unification reste bien sûr impossible sans pratique marxiste). Ce qui tient encore Marx à distance de la biologie, à l’heure où la lutte idéologique de classe semble sans enjeu et désuète, se résume à l’ignorance des savants vis à vis de sa doctrine : S’ils avaient de l’histoire des sciences une connaissance plus objective, non-épurée, il y a fort à parier que les nouveaux programmes de lycée en Sciences de la Vie et de la Terre (2000-2002) n’aient pas le même visage (Chapitre 7)…

 

A.   Marx et Engels face à Darwin

 

Une lecture de la correspondance entre Marx et Engels des années 1850 aux années 1870 montrera à ceux qui doutent de l’intérêt de Marx pour la biologie qu’au contraire, la question de l’évolution biologique faisait l’objet d’une attention particulière et commune.

 

« L’ensemble d’interventions, d’opinions et de recherches de Marx sur ces questions (…) va à l’encontre de la thèse assez répandue opposant d’un côté un maître-Marx contraint par ses travaux, les évènements et sa santé à se défaire des sciences de la Nature, et de l’autre un courageux compagnon-Engels, qui se serait débrouillé tout seul en ce domaine, et à qui de nombreux marxologues bourgeois font porter toutes les versions posthumes et pré-posthumes de ce qu’ils considèrent comme le ‘marxisme vrai’ ».

H.Lefebvre. Préface de « Lettres sur les sciences de la Nature », Marx et Engels

 

C’est à cette époque, dans la deuxième moitié du XIXe siècle, que s’impose en géologie, en biologie, en paléontologie, la notion d’évolution, chère à Marx et capitale dans sa recherche d’une base scientifique à sa conception du monde. Marx et Engels ont eu le double mérite de distinguer dans la théorie darwinienne la part d’ombre –le malthusianisme- et la part de lumière –le transformisme libéré d’une téléologie anti-matérialiste-. Les historiens bourgeois se plaisent toujours à dire que Marx a « manqué » Darwin, que les marxistes ont usurpé la bannière du « darwinisme vrai » tout en le dépouillant de sa substance, le couple hasard / sélection. Marx et Engels n’auraient pas « compris » Darwin. Ils l’avaient au contraire trop bien compris…

 

a.      Les germes idéalistes du darwinisme

 

« Ce qui m’amuse chez Darwin, que j’ai relu, c’est qu’il déclare appliquer aussi la théorie de Malthus aux plantes et aux animaux, comme si l’astuce chez Monsieur Malthus ne consistait pas précisément en ceci que la théorie n’y est pas appliquée aux plantes et aux animaux, mais uniquement à l’Homme –avec sa progression géométrique- par opposition aux plantes et aux animaux. Il est remarquable de voir comment Darwin reconnaît chez les animaux et les plantes sa propre société anglaise, avec sa division du travail, sa concurrence, ses ouvertures de nouveaux marchés, ses « inventions » et sa malthusienne « lutte pour la vie ». » 

                                      Marx à Engels, 18 juin 1862

 

Darwin est d’abord perçu comme un savant bourgeois, enfermé dans des points de vue de classe et construisant ses concepts à partir d’eux. Le malthusianisme, qui est l’un des piliers idéologiques du libéralisme, entre objectivement dans le champ de la biologie avec la notion de « lutte pour l’existence » (Struggle for life). Il est amusant de constater que ceux qui s’indignent devant les incursions illégitimes du marxisme en science, trouvent naturelle une telle incursion tonitruante de l’économie politique bourgeoise au cœur même de la théorie de l’évolution ! Jean Rostand dira en hommage à Malthus : « C’est, je crois bien, la seule dette que la biologie ait contracté envers l’économie politique ». Si c’est la seule, elle n’en est pas moins énorme ! La célèbre phrase d’Engels est on ne peut plus claire à ce sujet :

 

« Dans la doctrine de Darwin j’accepte la théorie de l’évolution, mais je n’admet sa méthode de démonstration (lutte pour l’existence, sélection naturelle) qu’en tant que première expression, provisoire et imparfaite, d’une réalité nouvellement découverte. »

                                                                                           Engels à Lavrov, 17 novembre 1875

 

Les notions de sélection naturelle et de lutte pour l’existence ne sont pas repoussées catégoriquement, contrairement à ce qu’affirment caricaturalement les historiens bourgeois, mais au contraire admises à titre provisoire. Nous verrons comment une véritable théorie marxiste de l’Evolution n’admet la sélection naturelle qu’au titre de « vérité relative », en stricte conformité avec la formule d’Engels et sans nihilisme gauchiste (chapitre 6). C’est le lien logique et unilatéral établi par Darwin entre ces deux catégories que Marx et Engels jugent antidialectique. En ce lien (matérialisé sous la forme « la base de la sélection naturelle est constituée par le combat intra- et interspécifique[7] », D.Buican, Histoire de la Biologie), ces  derniers  contestent 1) la  position  centrale et omnipotente  dans  la  théorie, c’est à dire le titre de « moteur de l’évolution »[8], 2) l’usage qui en  est  fait  secondairement  dans  l’auto-légitimation  du mode de production capitaliste[9]. Nous consacrerons une partie du chapitre 6 à la redéfinition des liens dialectiques existant entre sélection naturelle et lutte pour l’existence, ainsi qu’à leurs redéfinitions respectives. Marx était du reste tout à fait conscient de l’ambiguïté sémantique de cette « lutte » et des avatars idéologiques qui en découleraient inévitablement :

 

« Monsieur Lange est l’auteur d’une grande découverte. Toute l’histoire peut se ramener à une seule grande loi naturelle ; la « lutte pour l’existence » (ainsi appliquée, l’expression de Darwin n’est plus qu’une formule creuse) et le contenu en est la loi de surpopulation de Malthus. Au lieu d’analyser les manifestations historiques de cette « lutte » dans ses diverses formes sociales, il ne reste plus qu’à substituer à toutes les luttes concrètes la phrase « lutte pour l’existence » et à cette dernière la fantaisie malthusienne sur la population. Convenons-en, cette méthode est très convaincante… pour l’ignorance suffisante et emphatique qui se donne des airs et pour la paresse intellectuelle. »

Marx à Kugelmann

 

En ce qui concerne le hasard, volet « mystérieux » du diptyque darwinien, on trouve dans la correspondance de Marx une lettre qui montre son adhésion de principe à des éléments hétérodoxes de la théorie de l’évolution, très actuels dans le débat scientifique, et proches de la synthèse que nous exposerons dans les chapitres 5 et 6 :

 

« Il y a un ouvrage très important que je t’enverrai dès que j’aurai pris les notes nécessaires : Origine et Transformations de l’Homme et des autres êtres de P.Trémaux (1865). Malgré tous ses défauts, qui ne m’échappent pas, il représente un progrès très important par rapport à Darwin. Les deux principales propositions sont : que ce ne sont pas les croisements qui, comme on le croit, produisent les différences [:Mutationnisme], mais à l’inverse l’unité de type des espèces [:contradiction dialectique]. En revanche la formation de la Terre est, elle, une cause de différenciation (non pas la seule, mais la principale). Le progrès, qui chez Darwin est purement accidentel, est présenté ici comme nécessaire sur la base des périodes de l’évolution du corps terrestre [:Orthogenèse] ; la dégénérescence, que Darwin ne sait expliquer, est ici toute simple. Même chose pour l’extinction si rapide des simples formes de transition, comparativement à la lenteur de l’évolution du type de l’espèce [:Saltationnisme], de sorte que les lacunes de la paléontologie, qui embêtent tant Darwin, sont présentées ici comme nécessaires. (…) Ce que Darwin présente comme les difficultés de l’hybridation, ce sont ici à l’inverse autant de piliers du système, puisqu’il est démontré qu’une espèce n’est en fait constituée que lorsque le croisement avec d’autres cesse d’être fécond ou possible, etc. »  

                                                                                                        Marx à Engels, 7 août 1866

 

Du livre de Trémaux, théoriquement très faible voire fantasque, ce sont les arguments saltationnistes et déterministes qui retiennent l’attention de Marx… Arguments que le courant néo-mutationniste aura bien sûr entre temps expurgé des notions de progrès et de nécessité.

 

b.      Le socle matérialiste du darwinisme

 

«  Le livre de Darwin est très important et me convient comme base de la lutte historique des classes. (…) Malgré toutes ses insuffisances c’est dans cet ouvrage que, pour la première fois, non seulement un coup mortel est porté à la « Téléologie » dans les sciences de la nature, mais aussi que le sens rationnel de celle-ci est exposé empiriquement. »  

                                                                                            Marx à Engels, 18 juin 1862

 

En juxtaposant cette citation de Marx à la précédente, les uns crieront à la schizophrénie, les autres admireront la clairvoyance qui lui permit de séparer l’ « inséparable » : Téléologie et Evolution nécessaire. On ne saurait dés lors réconcilier le « finalisme » de Marx (tout effet admet une cause) des différentes formes de finalisme exposées dans le chapitre précédent, qu’elles soient vitalistes ou mécanistes. Qu’est-ce donc qu’être darwiniste pour Marx et Engels ? En voici les points importants :

► En montrant l’apparentement des espèces actuelles, Darwin prouve le transformisme, dont Lamarck et ses prédécesseurs étaient déjà adeptes.

► Il fonde par là même le caractère historique de l’évolution organique. L’histoire de la vie, dont la paléontologie fournit une description aussi fidèle et précise que possible, englobe celle de l’Humanité. L’histoire de la vie appartient elle même à l’histoire de la Terre : Comme le géologue matérialiste C.Lyell (Les preuves géologiques de l’ancienneté de l’Homme, 1863), Darwin (De l’origine des espèces, 1859) prépare à son insu l’installation légitime de la doctrine marxiste dans l’histoire des sciences. « C’est dans ce livre [l’Origine] que se trouve le fondement historico-naturel de notre conception » (Marx à Engels, 19 décembre 1860).

► Contre Lamarck, dont le transformisme est fortement teinté de vitalisme, Darwin place la variabilité intraspécifique au centre des mécanismes de la spéciation. Cette variabilité est un argument anti-téléologique dans la mesure où, cause mais aussi effet de l’évolution, elle s’oppose à d’hypothétiques volontés interne ou externe aux organismes (préméditation), sans ôter le caractère nécessaire de l’évolution biologique. Cette variabilité correspond à une base matérielle à travers laquelle la vie est capable d’évoluer, formant son histoire propre. L’évolution est en deuxième instance guidée, orientée par la sélection naturelle.

La doctrine de Darwin est incomplète pour les néodarwiniens[10], elle est provisoire pour Marx et Engels. N’ayant proposé aucune théorie de l’hérédité, hors de laquelle nul moteur de l’évolution ne peut être envisagé, Darwin n’a fait que désigner le couple hasard / sélection sans l’élucider scientifiquement. Que ce couple constitue le moteur de l’évolution relève du néodarwinisme, non de la doctrine même de Darwin. Il est un mécanisme relatif à une vérité plus large ; autrement dit, il est une vérité provisoire de celle-ci. On peut dès lors se réclamer de Darwin sans pour autant accepter le statut  privilégié  du  couple hasard / sélection dans la théorie de l’évolution, autrement dit en recherchant au delà de ce couple les interactions objectives entre matière vivante et matière non-vivante et ce qui à travers ces interactions, induit une évolution nécessaire et réciproque de ces deux matières.

            En bon métaphysicien, le néodarwiniste s’évertuera à séparer du mieux possible variabilité d’une part, sélection naturelle de l’autre. L’une aura ses lois propres, celles de la génétique moléculaire, que l’autre conserve ou non son statut malthusien. Le marxiste au contraire travaillera à leur unification dialectique… En ce qui concerne le statut malthusien de la sélection naturelle, rappelons au passage la remarque d’Engels : « Toute la doctrine darwiniste de la lutte pour la vie est simplement la transposition de la société dans la nature animée, de la doctrine de Hobbes sur la guerre de tous contre tous et de la doctrine économico-bourgeoise de la concurrence, jointes à la théorie démographique de Malthus » : Même sans Malthus, La sélection darwinienne relève encore de Hobbes et conserve son statut économico-bourgeois. On mesure l’importance de cette précision devant le rejet implicite, voir l’oubli pur et simple, de Malthus, jugé excessif pour le credo mendélo-morganiste sous sa forme actuelle : ce dernier travaillant à la modération idéologique de la théorie de la sélection naturelle.

            En revanche il est possible de conserver le concept descriptif (Darwin ne fit pas autre chose) de sélection naturelle en le réinvestissant d’un nouveau contenu scientifique (à la lumière des principes de la théorie marxiste de la connaissance ; cf. 2. Lénine face à Bogdanov) :

 

« De même que la loi qui régit la salaire ouvrier a conservé sa valeur – même quand depuis longtemps étaient périmées les arguments malthusiens sur lesquels Ricardo s’appuyait -, de même la lutte pour l’existence peut également avoir lieu dans la nature sans aucune interprétation malthusienne. ».                            

 Engels Anti –Dühring

 

            Comment peut-on tout à la fois proclamer le statut « synthétique » de la théorie de l’évolution (forme unifiée du néodarwinisme depuis les années 1940) et veiller opiniâtrement à ce que tous les concepts néodarwiniens restent cloisonnés les uns par rapport aux autres (métaphysique) ? Grâce à une forme raffinée de l’idéalisme se présentant comme une conciliation entre idéalisme et matérialisme; le néopositivisme. Cette version néo-kantienne du positivisme d’Auguste Comte (début du XIXe siècle) encore nommé positivisme logique, empirisme logique, Cercle de Vienne, ou encore empiriocriticisme, n’inspira pas plus d’estime à Marx que plus tard à Lénine :

 

« J’étudie aussi Comte en ce moment, puisque les Anglais et les Français font tant de bruit autour de ce type. Ce qui les aguiche, c’est son côté encyclopédique, la synthèse. Mais c’est lamentable comparé à Hegel (même si Comte, en tant que mathématicien et que physicien lui est de par sa profession supérieur, je veux dire supérieur dans le détail, Hegel demeurant, même ici, pour l’ensemble, infiniment plus grand). »

Marx à Engels, 7 juillet 1866.

 

B.   Lénine face à Bogdanov

 

« Matérialisme et empiriocriticisme » cristallise sous la plume de Lénine (1908) l’histoire d’une lutte idéologique menée par Engels, Plékhanov, puis par lui même contre les multiples infiltrations de l’idéalisme dans les sciences de la nature à la fin du XIXe. Dans le contexte de la « crise de la physique » (crise dont elle n’est toujours pas sortie ; aucune théorie unifiée n’a pu encore voir le jour entre mécanique quantique et relativité par exemple), le positivisme refait surface sous des formes variées, des idéalistes déclarés tels que Mach aux « matérialistes » se réclamant du Marxisme tels que Bogdanov.

La théorie de ce dernier, l’empiriomonisme, variété de l’empiriocriticisme échafaudé par Mach[11], fait l’objet d’une attention particulière de la part de Lénine ; Face aux problématiques ouvertes aux chapitres précédents, elle rouvre un débat fondamental au cœur du marxisme, celui du relativisme (et implicitement celui de la question des « deux sciences »).

En intervenant au moment où la crise de la physique était l’objet de toutes les préoccupations, Lénine ne s’est pas penché sur la biologie. Sa contribution est pourtant fondamentale ici, si on la transpose à une autre « crise », actuelle, celle de la science de l’évolution. Bien que tardive – la biologie est beaucoup plus jeune que la physique – cette crise semble s’ouvrir avec les mêmes caractéristiques que celles que traverse la physique depuis cette époque, témoins les multiples tentatives actuelles de conciliation entre matérialisme et « émergentisme » (selon la formule vitaliste de Cabanis « le cerveau sécrète la pensée comme le foie sécrète la bile » reprise par Bogdanov hier, par Mayr aujourd’hui en biologie avec un théorie forte de l’émergence). Bogdanov cherche en effet à compromettre le marxisme dans des solutions agnostiques à des problèmes épistémologiques contemporains bien réels.

Faisant référence à la célèbre formule d’Engels « A chaque découverte qui fait époque dans le domaine des sciences naturelles, le matérialisme doit modifier sa forme », Lénine porta (contre Bogdanov) une accusation qui devait plus tard rester malheureusement d’actualité :

 

« La révision de la forme du matérialisme d’Engels, la révision de ses principes de philosophie naturelle, n’a rien de « révisionniste » au sens consacré du mot ; Le marxisme l’exige au contraire. Ce n’est pas cette révision que nous reprochons aux disciples de Mach, c’est leur procédé purement révisionniste qui consiste à trahir l’essence du matérialisme en feignant de n’en critiquer que la forme »                                             

 Lénine, Matérialisme et E.criticisme

 

Remarque d’actualité : Si l’émergentisme de Mayr feint de ne réviser que la forme du matérialisme, celui de Kupiec et Sonigo en trahit finalement l’essence ouvertement…

 

a.      La question du relativisme

 

L’empiriocriticisme complète l’empirisme de Hume[12] mais prétend en déloger le scepticisme : Attaque contre la distinction « métaphysique » de la matière et de l’esprit ; Matière et esprit seraient de même essence (tous deux sont des « complexes de sensations » neutres !). La question du primat de la matière sur l’esprit, ou de l’esprit sur la matière ne se pose plus, idéalisme et  matérialisme  s’en  trouvent réconciliés dans un « monisme » d’inspiration darwinienne : position anti-métaphysique et anti-cléricale du « matérialisme des sciences de la nature ». Il  s’agit  d’un  matérialisme  prétendument  anti-métaphysique (au sens où Hume l’entendait : L’objectivisme étant une prétention métaphysique !) mais pour lequel « la matière disparaît » (Lénine), pour lequel la « chose en soi » ne peut en aucun cas susciter par le travail scientifique la « chose pour nous ».

S’opposant à ce qu’il appelle l’« objectivisme bourgeois », pour Bogdanov, il n’existe que des « vérités d’époque » : « La science est l’expérience collective de travail organisé ». Ainsi « la pensée scientifique ne se différencie [de la pensée ordinaire] que par un côté plus organisé, c’est à dire en rejetant tout ce qui est contradictoire ». Partant d’un militantisme anti-métaphysique, voici une thèse on ne peut plus anti-dialectique ! Dans cette notion d’« expérience de travail », Bogdanov met en fait l’accent sur le terme « expérience », finissant par nier le primat marxiste de la pratique sur la théorie. L’absence de dialectique renvoie tout matérialisme spontané à la faillite théorique (passage à l’idéalisme), comme le démontre Lénine…

Tout d’abord, en niant la possibilité d’une vérité absolue, Bogdanov nie du même coup l’existence d’une vérité objective (indépendance de ce qui est reflété vis à vis de ce qui reflète, à savoir la pensée). Partant, toute vérité peut être indifféremment établie en toute légitimité, en tant que « forme organisée de l’expérience humaine » (par exemple la vérité chrétienne comme la vérité scientifique !). Le relativisme de Bogdanov (de longue tradition depuis Kant et Hume et passant par Mach et Avenarius) est la base de sa théorie de la connaissance : Il pose l’impossibilité de reconnaître l’existence d’une vérité absolue.

Au contraire le relativisme marxiste est une situation dynamique fondée sur la dialectique et implique son contraire, l’objectivité :

 

« La dialectique (…) intègre comme l’un de ses moments, le relativisme, la négation, le scepticisme, mais ne se réduit pas au relativisme (…). Elle admet la relativité de toutes nos connaissances non point au sens de la négation de la vérité objective, mais au sens de la relativité historique des limites de l’approximation de nos connaissances par rapport à cette vérité »                                                                                                  .

 Lénine, Matérialisme et E.criticisme

 

La vérité absolue est l’intégration de vérité relatives, une vérité relative étant une vérité qui, sortie de son cadre nécessairement limité, perd sa validité absolue (vérité « approximative ») :

 

« Chaque étape du développement des sciences intègre de nouveaux « grains » à cette somme de vérité absolue, mais les limites de la vérité de toute proposition scientifique sont relatives, tantôt élargies, tantôt rétrécies, au fur et à mesure que les sciences progressent ».

                                                                         Lénine, Matérialisme et E.criticisme

 

Lénine parle alors d’une ligne de démarcation entre vérité absolue et vérité relative « tout juste assez vague pour empêcher la science de devenir un dogme au mauvais sens du mot, une chose morte, figée, ossifiée ; mais assez précise pour tracer entre nous et le fidéisme, l’agnosticisme, l’idéalisme philosophique, la sophistique des disciples de Hume et de Kant, une ligne de démarcation décisive et ineffaçable ».

Dans quelle mesure doit-elle être vague, c’est à dire dynamique ? Lénine cite Engels, pour qui ni la connaissance de la vérité absolue, ni la pensée souveraine « ne peuvent être réalisées complètement sinon par une durée infinie de la vie de l’Humanité » (Anti-Dühring). Cette ligne de démarcation repose donc sur une « inépuisabilité » de la matière, non sur son « inconnaissabilité ».

Enfin, c’est sur le critère de la pratique que repose la théorie marxiste de la connaissance. « La pratique, dit Lénine, est la meilleure réfutation de l’agnosticisme de Kant et Hume ». La pratique théorique procède dialectiquement parce que la pensée, auteur de cette pratique théorique, appartient à la matière et que la matière procède elle même dialectiquement. D’où la légitimité du matérialisme dialectique dans cette pratique théorique, en tant que « moyen de production » des connaissances concrètes :

 

« La seule conclusion à tirer de l’opinion partagée par les marxistes, que la théorie de Marx est une vérité objective, est celle-ci : en suivant le chemin tracé par la théorie de Marx, nous nous rapprocherons de plus en plus de la vérité objective (sans toutefois l’épuiser jamais) ; quelqu’autre chemin que nous suivions, nous ne pourrons arriver qu’au mensonge et à la confusion ».                                                                                      

 Lénine, Matérialisme et E.criticisme

 

b.      La question des « deux sciences »

 

L’intérêt de cette question apparaît dans une double problématique ; La distinction science bourgeoise / science prolétarienne est d’abord proposée par Bogdanov qui, rappelons le, se croit marxiste, elle est reprise plus tard par Lyssenko dans un cadre différent, directement relatif à la biologie cette fois.

A partir de sa définition de la vérité comme « forme organisée de l’expérience collective », Bogdanov distingue donc deux sciences, bourgeoise et prolétarienne. Pour lui, la science se réduit à un agencement progressivement perfectionné des seuls éléments matériels des forces productives (technique), oubliant d’y inclure les rapports de production ! On revoit surgir à travers le perfectionnement progressif des forces productives, une forme d’adaptation darwinienne de l’Homme au milieu. Le moteur de l’histoire n’est plus la lutte des classes mais le développement de la technique… Dans la science bourgeoise, le lien naturel entre science et travail (expérience collective) est rompu : Elle se morcelle en disciplines distinctes, individualistes et volontairement ésotériques. La science prolétarienne doit rétablir ce lien entre science et travail, et « socialiser » le savoir scientifique…

En l’état, nous ne pouvons que rejeter une telle définition : On a montré en quoi notre « science bourgeoise » évolue malgré elle en absorbant spontanément des éléments dialectiques qu’elle devrait rejeter avec dégoût. De plus, la rupture dont parle Bogdanov apparaît aujourd’hui peu crédible : Le XXe siècle est le siècle du triomphe de la technique et l’interdisciplinarité progresse incontestablement, malgré le grand retour de la métaphysique en philosophie des sciences.

Lénine quant à lui, ne fait pas cette distinction. Mais il ne l’attaque pas non plus chez son adversaire. Il parle au contraire d’un matérialisme spontané des savants, au niveau de la pratique scientifique en tant que travail intellectuel partant de l’expérience, et accuse 1) l’infiltration de l’idéalisme dans la théorie de la connaissance, c’est à dire au niveau idéologique, 2) le caractère anti-dialectique d’une élévation de ce matérialisme spontané au niveau théorique (Lénine cite le biologiste Haeckel dont les positions matérialistes s’exposent à la métaphysique par excès de mécanisme).

Avançons l’analyse suivante : L’erreur de Bogdanov ne se tient pas dans la distinction entre deux sciences mais dans le contenu qu’il donne de chacune d’elles.

 

 « Dire que le caractère de classe de la science réside dans la défense des intérêts d’une classe donnée, ce n’est qu’un argument de pamphlétaire ou une falsification pure et simple. En réalité, la science peut être bourgeoise ou prolétarienne par sa « nature » même, notamment par son origine, ses conceptions, ses méthodes d’étude et d’exposition. Dans ce sens fondamental, toutes les sciences, sociales ou autres, y compris les mathématiques et la logique, peuvent avoir et ont réellement un caractère de classe ».                     

Bogdanov, La science et la classe ouvrière

 

Une telle réflexion découle du problème qu’a Bogdanov vis à vis du relativisme. Le critère de la pratique avancé par Marx n’est pas une thèse empiriste : La pratique scientifique produit des faits scientifiques exprimables, au moyen de concepts ; elle produit des connaissances concrètes à partir de connaissances abstraites au moyen d’un système théorique plus ou moins organisé. Un tel travail résulte de l’usage de moyens (technique en évolution) et de « rapports » scientifiques de production (directement soumis à la lutte des classes au sens large dans la mesure où la science doit répondre aux besoins matériels –mais aussi idéologiques- de la bourgeoisie dans la société capitaliste) lesquels sont parasités par l’idéalisme.

La notion de science bourgeoise permet de mettre à jour une contradiction antagoniste aujourd’hui manifeste en biologie par exemple : En ce qui concerne l’évolution biologique, la science bourgeoise contient un noyau de vérité absolue qui, du fait de l’élargissement naturel des limites d’investigation, se change en vérité relative (le mendélo-morganisme ne répond plus aux questions scientifiques posées par l’embryologie, l’immunologie, etc.) que seule l’évolution des rapports de production scientifique pourra dépasser.

 

C.   Lyssenko face à Zavadovski

 

On a vu à quel point l’évocation de l’« affaire Lyssenko » appelle de toute part les haines anticommunistes les plus vivaces… Négligeant toutes les calomnies et caricatures concernant la personne de Trofim Lyssenko, et considérant que la biologie est mûre pour une analyse rétrospective objective, notre travail est de dégager à la lumière de la crise actuelle de la science de l’évolution, la légitimité des conceptions lyssenkistes mais aussi ses erreurs gnoséologiques.

La session de l’académie Lénine des sciences agricoles de l’URSS voit triompher au cours du mois d’août 1948 le courant mitchourinien, dont Lyssenko est le chef de file, face au courant mendélo-morganiste. Cette session clôt un combat acharné que se sont livrés les deux courants depuis les années trente. La date de cette session est importante, à la croisée de trois moments historiques :

► L’Union soviétique triomphe. Elle sort victorieuse d’une guerre épouvantable lancée par Hitler contre le bolchevisme. Le prestige que la patrie du socialisme tire de sa victoire contre la bête immonde est un véritable camouflet à l’arrogance des bourgeoisies occidentales. Le socialisme tient bon. Mieux ; il se propage « dangereusement » en Europe… Mieux encore ; L’URSS, considérablement éprouvée, ruinée par cette guerre qu’elle a menée seule jusqu’en 1944, se hisse bientôt au rang de grande puissance. Nous sommes au début de la guerre froide. Les pays capitalistes s’efforcent dés lors de saper le régime et de mettre le pays à genoux. Pour l’URSS c’est une guerre de tous les instants, à l’extérieur comme à l’intérieur, contre les tentatives incessantes d’infiltration…

► L’agronomie tient une place essentielle dans la reconstruction rapide du pays. Depuis les années trente, les techniques agronomiques établies par Lyssenko et Williams sur la base de résultats scientifiques complétant ceux de Mitchourine et de Timiriazev, remportent d’incontestables succès [voir annexe « Les techniques agrobiologiques de Lyssenko »]. Au même moment la génétique mendélienne stagne, en occident comme en URSS : Pratiquement mais aussi théoriquement, elle est incapable d’apporter à l’agronomie les nouvelles variétés plus rentables de plantes cultivables et de bétail dont l’Union Soviétique a besoin dans le cadre de son redressement économique (la génétique ne prendra son essor qu’à partir des années soixante avec le développement de la cytologie et de la biochimie). Reconnu pour ses succès pratiques en agronomie, Lyssenko est proclamé Héros de L’URSS en 1945.

► Au niveau théorique, la lutte fut, depuis les années trente, beaucoup plus acharnée qu’on ne le croit aujourd’hui. Il suffit de rappeler que le nazisme était abondamment nourri de la littérature raciste et sélectionniste d’« héritiers » de Darwin tels que Haeckel, Spencer, Weisman, Wilson… La théorie mendélienne de l’hérédité fut une manne dont la plupart des néodarwiniens s’empressa d’exploiter l’essence idéaliste (courant de la sociobiologie ou « darwinisme social »).

En URSS, qui avons-nous face à cet infâme Lyssenko, ce « charlatan dogmatique et paranoïaque » ? Des généticiens renommés internationalement tels que Filiptchenko, Muller, Schmalhausen, Poliakov, Vavilov. Il s’agit de biologistes marxistes, c’est à dire de savants qui se proposent d’exploiter le mendélo-morganisme autrement que ne l’ont fait les généticiens bourgeois en occident. Pauvres savants marxistes, si honnêtes et si rationnels !… Nombre d’entre eux ont fini par rejeter le marxisme, avant 1948, s’exiler puis contribuer en tant que généticiens militants aux courants les plus extrémistes de l’eugénisme élitiste occidental. Filiptchenko, puis Muller[13] notamment se joignirent à Haldane et Morgan dans ce courant à connotation nettement fasciste…

Quoique puissent en dire les historiens bourgeois, l’existence d’un courant éminemment réactionnaire chez les généticiens soviétiques ne fait aucun doute. C’est donc dans ce contexte tourmenté 1) que la question des deux sciences refait surface, 2) que l’URSS tire parti d’une science dont la théorie est pour la première fois ouvertement matérialiste dialectique. Ces deux problématiques sont indissociables : Nous verrons comment elles sont abordées par le mendélo-morganiste Zavadovski d’une part, par Lyssenko lui-même d’autre part, lors de la session de 1948.

 

a.      Justesse et déviation de Zavadovski

 

Zavadovski est qualifié de mendélo-morganiste à son insu. Il précise sa position au cours de la session de 48 dans un long discours.

A l’exception de son attitude vis à vis de ses confrères mendélo-morganistes, l’ensemble de ses propos plaide pour son attachement au marxisme et à sa méthode : Elève de Timiriazev, Zavadovski est avec Lyssenko l’un des premiers savants soviétiques à s’élever contre la « génétique formelle » issue de Mendel et Weismann. Opposant à ce courant, il rappelle son chaleureux soutient à la doctrine mitchourinienne. Son livre « Le délire raciste du fascisme allemand » expose en conséquence et de façon assez clairvoyante son rejet catégorique du « darwinisme social » (aujourd’hui la sociobiologie). La carrière de Zavadovski est de ce point de vue insoupçonnable. C’est semble t-il sa prise de position, même critique, en faveur de ses confrères mendélo-morganistes, et en particulier en faveur de Schmalhausen[14] qui lui vaut la sévère critique de Lyssenko.

Pourtant le discours de Zavadovski apparaît en ce qui concerne sa position idéologique, tout à fait conforme au matérialisme dialectique et même plus fine, plus pertinente que celle des lyssenkistes : Pour lui, la science agrobiologique ne se divise pas en deux camps (correspondant à un niveau supérieur à la division science bourgeoise / science prolétarienne) comme ses adversaires le prétendent, mais en trois camps :

► Le courant néodarwinien (autogenèse), condamné par Lyssenko sur le plan pratique pour sa stérilité en agronomie et sa négation du rôle du milieu, comme sur le plan idéologique pour ses implications antidialectiques et idéalistes.

► Le courant néolamarckien (ectogenèse) qui nie l’autogenèse au point d’attribuer au milieu un rôle exclusif de l’évolution et aboutit, comme courant « extrémiste » à un matérialisme mécaniste idéologiquement douteux. Les lyssenkistes entrent implicitement dans ce courant.

► Le « Darwinisme conséquent », selon sa formule, qui consiste en un darwinisme corrigé dans certaines implications théoriques de second ordre par la dialectique. C’est la position que défend Zavadovski et à laquelle appartiendrait son maître Timiriazev.

 

Pour l’académicien, la science soviétique doit mener une lutte « sur deux fronts », à l’image du parti à un niveau supérieur contre les déviations de droite et de « gauche », comme le préconisait avant lui Timiriazev. Cette position est manifestement pertinente en ce sens qu’aujourd’hui, faute de « darwinisme conséquent », deux camps (autogenèse et ectogenèse) continuent de s’affronter (chapitre précédent)… Il prolonge dans une certaine mesure la lutte idéologique menée par Lénine :

 

« Dans les conditions du socialisme victorieux il n’y a qu’une seule ligne, la ligne générale de notre parti, celle du marxisme-léninisme. La tâche de la lutte sur deux fronts demeure entière : Contre les déviations de droite et de gauche hostiles au parti, contre les erreurs scientifico-philosophiques, d’une  part, contre  la  vulgarisation  mécaniste du marxisme et, d’autre part, contre l’idéalisme menchévisant, le formalisme et la métaphysique. Une tâche de responsabilité nous incombe : Aider les théoriciens et les praticiens de la science biologique et agronomique à passer du matérialisme primitif des sciences naturelles au niveau de la dialectique matérialiste consciente. »

 

En ce qui concerne la théorie mendélienne, Zavadovski rappelle fort justement 1) que Timiriazev distinguait Mendélisme (qui contient dans sa théorie restreinte un « noyau sain ») et Mendélianisme (théorie réactionnaire forgée par les néodarwiniens à partir d’une extension en lois générales des lois de Mendel), 2) que Mitchourine admettait la validité restreinte de ce qu’il appelait ironiquement la « lois des petits pois » (il cite un passage éloquent du livre de Mitchourine « Soixante années de travaux ») :

 

« Y a t-il contradiction dans les déclarations de Mitchourine lorsque, d’une part, il parle des lois de Mendel comme de « lois des petits pois » et que, d’autre part, il reconnaît la possibilité de les utiliser dans certains cas ? Je pense qu’il n’y a pas de contradiction dans ce que dit Mitchourine. Lorsqu’il parle des « lois des petits pois », il entend les cas où l’on veut faire passer les lois de Mendel pour des lois générales de la nature. »

 

Ajoutons encore à son crédit qu’il défend la notion de lutte intra spécifique au sens où Engels l’entendait (voir A. Marx et Engels face à Darwin) C’est à dire dans la mesure où elle n’est pas conçue comme loi universelle et que sa position vis à vis de l’hérédité des caractères acquis paraît aujourd’hui assez raisonnable; Il l’admet chez les végétaux (absence de lignée germinale), pas chez les animaux (processus érigeant une démarcation soma/germen) quoique provisoire [voir annexe « les techniques agrobiologiques de Lyssenko »]

Quelles sont donc les erreurs de l’académicien Zavadovski ? D’une position juste, celle de la lutte « sur deux fronts », il passe objectivement, en accusant Lyssenko de l’ignorer ou de pervertir le débat, à la défense des adversaires de ce dernier, c’est à dire des néodarwiniens déclarés ! Nous assistons d’une part à la transformation d’une ligne juste a priori (lutte contre deux déviations) en une « troisième voie » dissimulant des concessions faites à l’un des camps contre l’autre :

 

« Lénine et Staline nous enseignent que les contradictions entre deux courants doivent être résolues non pas par la conciliation et la recherche d’une troisième orientation intermédiaire, mais par une lutte de principe, aiguë et déclarée. »

                        Intervention de l’académicien lyssenkiste Démidov lors de la session

 

Les anti-bolcheviques (de droite ou de « gauche » adeptes du « ni…ni ») crieront au scandale, au triomphe du dogmatisme ! Nous réagirons autrement… en affirmant qu’une position peut être juste ou erronée au sens tactique du terme, selon le contexte historique où elle se tient.

La position scientifique de Zavadovski est objectivement juste, cependant que sa position idéologique du moment est erronée et témoigne d’un manque de confiance dans le matérialisme dialectique… Zavadovski n’a pas l’intention délibérée de trahir la science soviétique, bien au contraire. Mais dans le contexte d’après guerre, où on le comprend, le relativisme idéologique n’est pas de mise, la position de Lyssenko est idéologiquement juste bien que scientifiquement partiellement erronée[15] : Il était nécessaire de mener contre les mendélo-morganistes une lutte sans merci. Fort de ses  résultats  pratiques, malgré  ses  faiblesses  théoriques,  le lyssenkisme était le seul courant historiquement constitué en URSS capable de mener une telle lutte. Il était donc objectivement nécessaire en tant que marxiste et quelque soient ses réserves à l’égard du lyssenkisme, de se rallier à ce courant contre le mendélo-morganisme, jusqu’à ce que ce dernier soit totalement discrédité. On aurait vu alors, et alors seulement, surgir chez les vainqueurs un courant marxiste susceptible de mener une lutte juste contre la déviation mécaniste du darwinisme soviétique.

Par le jeu de séductions, fort compréhensibles du reste (puisque le mendélo-morganisme contient un « noyau sain » lui aussi), Zavadovski se trouve au contraire contraint d’entrer dans le camp historiquement constitué des adversaires de Lyssenko.

 

b.      Duplicité de l’orientation lyssenkiste

 

La formation du courant lyssenkiste naît 1) d’une exploitation de la doctrine fondée par Mitchourine et Timiriazev (théorie de l’hérédité opposée à celle de Mendel), 2) de nombreux travaux couronnés de succès [voir annexe] depuis les années trente, sur le plan pratique, 3) d’une extension matérialiste dialectique de la théorie darwinienne. Ce courant bénéficie comme on l’a vu, d’une légitimité historique indéniable qui explique sa large approbation en 1948 de la part des académiciens mais aussi et surtout de la part des cultivateurs et agronomes travaillant dans les kolkhoses et les sovkhoses partout dans le pays.

Cependant cette théorie apparaît aujourd’hui comme un système dont les concepts sont justes mais dont l’agencement est erroné. Ce défaut provient du rejet systématique des concepts issus de la génétique mendélienne. On notera qu’un tel rejet s’explique par la gravité des lacunes que comportaient à l’époque la théorie de Mendel[16]. Lyssenko nie catégoriquement l’hérédité chromosomique, la théorie cellulaire, la réfutation de la génération spontanée et oppose le concept de métabolisme contre celui de gène (il rejette à ce titre la nature particulaire de la matière au nom du renouvellement de toute chose [continuisme]). Chez Darwin, il nie les notions de hasard et d’autogenèse (il explique la variabilité intra spécifique par l’hétérogénéité du milieu) et la lutte intra-spécifique.

Il apparaît dès lors plus lamarckien que darwinien, même s’il conserve de Darwin la notion fondamentale de sélection, même s’il rejette le vitalisme de Lamarck. Le problème vient du caractère catégorique de ces négations : Hasard et lutte intra-spécifique doivent être admises dans l’analyse dialectique en tant que lois limitées, « réduites » aux lois dialectiques et opposées en ce sens à leurs contraires (nécessité et lutte interspécifique) : Ce sont des faits scientifiques objectifs mais ils ne constituent pas le moteur de l’évolution. Sa théorie de l’hérédité conserve, à juste titre la notion d’hérédité-fusion (que la génétique a totalement banni aujourd’hui), mais propose un modèle qui, s’il ne l’élucidait pas lui-même du point de vue biochimique, reste non élucidable aujourd’hui encore…

Lyssenko réfute la notion de hasard comme intrusion de l’ « inconnaissable » en biologie – ce en quoi il n’a pas tort – sans chercher à savoir si, à travers la notion de hasard justement la dialectique peut réfuter ce caractère inconnaissable (idéaliste).

Tous les textes de Lyssenko expriment, malgré ces interprétations plus ou moins erronées de l’hérédité, une argumentation impeccable contre l’idéalisme mendélo-morganiste et le caractère profondément réactionnaire du néodarwinisme qui l’englobe. En ce qui concerne sa position philosophique, nous sommes face à une ambiguïté profonde vis à vis du matérialisme dialectique.

Ainsi sur le plan théorique, notre académicien s’expose aux accusations de « rousseauisme » en récusant la notion de lutte intra-spécifique au profit de celle d’entre aide comme loi biologique universelle. Cette faille ouvre la voie de l’idéalisme dans sa conception générale de la vie. Sur le plan pratique, il s’expose (par anticipation bien sûr) aux accusations de maoïsme, en se déclarant pour la « science des champs » contre la « science de laboratoire »[17].

Mais l’accusation la plus grave, semble t-il, serait celle de bogdanovisme, au sens où il aborde la question des deux sciences sous un angle équivoque : Cette question est en effet particulièrement complexe, et le contexte historique de la lutte interne à la science soviétique n’arrange rien. On a vu comment chez Bogdanov l’histoire des sciences est marquée par un évolutionnisme de type spencérien. Voici ce qu’en dit D.Lecourt, élève d’Althusser :

 

« Dans son tableau du monde [celui de Bogdanov], ce n’est plus, comme chez Marx, la lutte des classes qui apparaît comme le moteur de toute l’histoire, mais le développement de la technique. Pour Bogdanov, comme plus tard pour Staline, « la technique décide de tout ». La division en classes de la société n’apparaît en conséquence que comme un obstacle transitoire et inessentiel au développement harmonieux de la société sur le fil d’un temps continu, homogène et intérieurement finalisé par l’ombre portée de son origine ».

 Dictionnaire d’histoire et philosophie des sciences

 

Force est de constater qu’en Union Soviétique à l’aube de la guerre froide, la dictature du prolétariat est plus nécessaire que jamais tandis que la lutte des classes s’intensifie… alors que la bourgeoisie locale a sinon disparu, du moins subi un tel assaut qu’elle s’en trouve dans une certaine mesure inopérante !

Rappelons les termes dans lesquels il est possible de considérer, avec Lénine et contre Bogdanov, la question des deux sciences et du relativisme. La définition fournie par T.Desanti dans son article « La science, idéologie historiquement relative » (1948) sera ici d’une grande utilité :

 

« Qu’il y ait une science bourgeoise et une science prolétarienne fondamentalement contradictoires, cela veut dire avant tout que la science est elle aussi affaire de lutte de classes, affaire de parti. (…) Si la science est œuvre de classe, comment comprendre l’unité, certaine, de son développement ? La science est le fruit du travail humain et dans ce travail l’Homme détermine la nature telle qu’elle est en elle même. Transformer la chose en soi en chose pour nous, cela veut dire : s’attaquer à la nature brute au moyen des outils que l’on forge à son contact et, par ce travail, apprendre à la dominer.

Or cette transformation n’est pas le fait de l’Homme isolé ; elle utilise des outils, elle s’exerce dans le travail. Elle est donc le fruit de la société toute entière : dans la manière dont elle s’exerce se reflète l’état des forces productives qui soutiennent tout l’édifice social ; se reflètent donc aussi les intérêts de la classe  dont l’activité sociale porte en avant les forces productives et soutient la forme d’organisation du travail. Le contenu de la science doit donc retenir l’unité dialectique de deux termes de cette transformation : le travail humain d’un côté, la nature de l’autre. Cette unité est proprement ce que Lénine appelle « la chose pour nous », ou, en d’autres termes, le secteur de la nature déjà dominé par la pratique humaine.

Cette relation dialectique doit se retrouver aussi dans le développement de la science.

Ce développement a toujours un contenu social : comme tel il est toujours relatif à l’état des forces productives, toujours lié aux luttes de classes (souvent par des liens éloignés), toujours expressif des intérêts et de la conscience d’une classe. Mais ce développement exprime par là même le degré de maîtrise et de domination qu’une société donnée a réalisé sur la nature. Il contient donc et utilise, même lorsqu’il l’élargit, le secteur déjà dominé de la nature.

Par là s’explique que la science soit une dans son développement et cependant lié d’un lien nécessaire aux luttes de classes ; par là s’explique que le contenu de la science soit objectif et cependant exprime le point de vue de la classe ascendante ou dominante ».

 

En conséquence, le schéma général sera le suivant :

► La matière évolue suivant des lois dont la science doit élucider la nature et les rapports particuliers.

► Sur un premier niveau, la pratique scientifique des savants consiste à examiner, expérimenter (grâce à des moyens techniques ayant eux même un niveau de développement historique, donc dépendant de la lutte des classes – c’est à dire des besoins ponctuels de la classe dominante -) et abstraire (« pratique théorique ») les processus qui animent cette matière sous ses différents aspects.

► Sur un deuxième niveau, la pratique théorique des savants contribue à l’élaboration de théories scientifiques, en correspondance directe (reflets) avec les faits. Rappelons que cette pratique théorique est soumise 1) inférieurement à une philosophie matérialiste spontanée des savants, qui postulent l’existence objective de la matière qu’ils étudient (philosophie que Lénine appelle « matérialisme des sciences de la nature »), 2) supérieurement à une idéologie plus ou moins idéaliste, directement livrée par la classe dominante pour les besoins de sa lutte idéologique (contre le matérialisme en général). Il serait métaphysique d’opposer ces deux niveaux.

► De ce processus, doublement aliéné aux intérêts de la bourgeoisie, naît un corpus de connaissances scientifiques. Ce corpus subit une double évolution gnoséologique :

► Il est d’abord objectif, produit par une science répondant aux nouveaux besoins de la bourgeoisie accédant au pouvoir, puis de plus en plus relatif à mesure que le champs de la pratique scientifique s’élargit (sous l’influence du matérialisme spontané des savants et malgré l’idéalisme qui le travestit idéologiquement). Ce développement scientifique s’expose alors nécessairement à la formation d’une nouvelle théorie scientifique redonnant au corpus (saut qualitatif) son statut objectif en le complétant ou en l’amputant comme système plus large. Or ce développement n’est nécessaire en soi que dans une société sans lutte de classes (évoluant sous l’effet d’une contradiction non antagoniste).

► Dans le cadre d’une lutte des classes au niveau supérieur, la nécessité de ce développement scientifique est couplé à celui du terme de la domination bourgeoise sur la société : Contre la relativisation du corpus jadis objectif mais paré d’une présentation idéaliste servant ses intérêts idéologiques, la bourgeoisie s’efforce de lutter du mieux qu’elle peut... Pour ce faire, elle dispose de deux armes redoutables : Blocage du développement des techniques[18] (contre la relativisation de la science bourgeoise), intensification de la lutte idéologique (contre la « ré-objectivisation » de la science, désormais prolétarienne).

En Union Soviétique, la bourgeoisie internationale, en connexion avec les vestiges de la bourgeoisie locale, ne dispose plus de  la  première  arme (blocage  du  développement  technique)  mais

joue encore sur la deuxième, dans la mesure où les savants soviétiques entretiennent des  rapports  plus ou moins étroits avec leurs confrères occidentaux, et dans la mesure où l’encerclement capitaliste retentit idéologiquement autant que pratiquement sur le développement de l’URSS.

Lyssenko a donc raison de mener une telle lutte sur le plan idéologique : La relativisation de la science bourgeoise ne peut que mener à un blocage discréditant le mendélo-morganisme. Cependant il commet l’imprudence de rejeter tous les instruments théoriques exploités par la science bourgeoise, dans la mesure où c’est à partir d’eux que la relativisation se développe. C’est surtout à partir d’eux qu’une nouvelle science objective peut se construire à un niveau supérieur, et non sur un plan diamétralement opposé.

 

D.   Althusser face à Monod

 

Les années soixante voient l’essor de la génétique moléculaire, dont Jacques Monod et François Jacob sont parmi les chefs de file, le désaveu total du lyssenkisme et bientôt celui de toute intervention marxiste en science. En France, le débat qui touche les problèmes soulevés ici, oppose à cette époque Monod, biologiste très renommé, dont « Le hasard et la nécessité » orne ses résultats d’une « philosophie naturelle » complètement idéaliste, à Louis Althusser, philosophe marxiste tout aussi renommé auprès des intellectuels de son temps pour avoir tenté de « régénérer » Marx…

Indiquons que Monod est un anticommuniste virulent. D’autant plus virulent qu’à la « grande époque de la classe ouvrière », c’est aussi dans les milieux intellectuels la « grande époque du marxisme », un marxisme en vogue, sur lequel nous reviendrons. Toute suggestion de l’idéalisme se devait (ce n’est plus le cas aujourd’hui !) de contenir une offensive préalable contre le matérialisme dialectique. En tant que telle, l’offensive de Monod se révèle particulièrement ténue : L’unanimité du discrédit depuis l’affaire Lyssenko lui évite de trop coûteux développements.

Plus intéressante est la position d’Althusser dans ce débat… Brillant philosophe, il perçoit à sa juste valeur l’ensemble des thèses idéalistes de Monod sur le nouvel objet de la génétique moléculaire, il désigne en ce dernier un continuateur des luttes idéologiques contre le matérialisme en science (Kant, Husserl, Mach), il sent enfin la nécessité d’une contre-offensive marxiste sur son terrain, conscient qu’il existe objectivement une lutte historique de classe sur le plan des idéologies.

Cependant la spécificité des positions critiques d’Althusser par rapport à celles des autres marxistes français, en premier lieu vis à vis des « leçons » tirées de l’expérience soviétique (affinités et désaccords avec Elleinstein, Garaudy, Mury…) rend sa contre-offensive particulièrement délicate et périlleuse, lorsqu’il se retourne sur d’authentiques anti-marxistes bourgeois : Elle fera l’objet d’un discours du plus haut intérêt publié sous le titre Philosophie et philosophie spontanée des savants, où sont abordées implicitement la question des deux sciences, et explicitement la question des relations souhaitables entre marxisme et sciences. C’est d’ailleurs au fil d’interventions de ce type que s’est construit et développé l’Althussérisme, dont on sait aujourd’hui qu’il est loin d’avoir accompli la mission qu’il s’était assignée, à savoir cette fameuse « régénération » du marxisme.

 

a.      Critique du matérialisme mécaniste de Monod

 

Dans Philosophie et philosophie spontanée des savants, Althusser actualise et développe la position léniniste vis à vis de l’exploitation idéaliste des sciences avec l’exemple type de Monod, précise le processus inhérent à cette philosophie spontanée pour expliquer comment ce dernier passe d’une position matérialiste à des conceptions inconsciemment mais purement idéalistes.

Tout d’abord, l’auteur annonce qu’il « pratique la philosophie », discipline qui, contrairement à la science, n’a pas d’objet. Il s’emploie par conséquent à distinguer non pas le vrai du faux (il n’y a pas de vérité propre à la philosophie) mais le juste du non-juste (justesse), énonçant non des « lois » mais des « thèses » (signifiant pour lui « positions »).

Considérant l’Histoire de la philosophie d’une part, l’Histoire des sciences d’autre part, il constate que la philosophie entretient vis à vis de la science des relations d’« exploitation ». Celles ci prennent des formes plus ou moins avouées de l’idéalisme (lutte contre le matérialisme en science) ; Stimulant ou au contraire limitant le développement scientifique selon la conjoncture (lien « lointain » avec la lutte des classes) : Exploitations théologique, spiritualiste, criticiste (limitation des « droits » de la science à exister ou à se développer), exploitations successivement mécaniste (Diderot), empiriste (Hume), positiviste (Comte), néopositiviste (Mach) comme formes de matérialisme libérant le développement scientifique.

La pratique scientifique contient donc un élément idéologique, particulièrement difficile à distinguer du scientifique pur sauf en période de « crise » scientifique (crise des irrationnels dans les mathématiques grecques, crise de la physique moderne à la fin du XIXe siècle, crise des mathématiques modernes avec la théorie des ensembles au début du XXe siècle, …). C’est en effet pendant de telles crises, agissant comme des « révélateurs », qu’on voit se partager les savants en trois catégories ;

-          Ceux qui persistent à travailler avec leurs anciennes méthodes, convaincus d’assister à une simple « crise de croissance » (Lénine) de leur science.

-          Ceux qui profitent de l’occasion pour rejeter tout ce qu’ils ont appris et se livrent corps et âme à la philosophie idéaliste antiscientifique.

-          Ceux enfin qui accusent la philosophie matérialiste qui les animait inconsciemment (spontanément) et cherchent pour la remplacer une meilleure philosophie de la science (celle de Mach par exemple…).

Ainsi en chaque savant, il y a un philosophe qui sommeille…

Le problème d’une distinction claire de l’idéologique et du scientifique vient du fait qu’en tant que pratique philosophique, cette distinction s’opère en elle même (le domaine de la Théorie englobe à la fois philosophie et science) : Comme il n’y a jamais remplacement total d’une philosophie par une autre (pas d’erreur en philosophie comme il en existe en science) de nouveaux courants philosophiques coexistent avec les anciens, se concilient, s’affrontent, ouvertement ou en silence, dans l’histoire des sciences. Cependant la philosophie spontanée s’exprime plus intimement qu’une simple vision du monde, dans l’exposition même des résultats scientifiques ; Par exemple lorsque le savant utilise le vocabulaire idéaliste-empiriste « Expérience / Modèle / Technique » à la place de « Objet / Théorie / Méthode »[19].

C’est sous cet angle qu’Althusser distingue dans un premier temps chez le savant 1) sa conception du monde, sous sa forme générale, 2) sa philosophie spontanée (relative à sa pratique scientifique). Il distingue par ailleurs à l’intérieur de cette philosophie spontanée 1) un élément 1, intra-scientifique et matérialiste, ayant un rapport direct avec son activité scientifique et 2) un élément 2, extra-scientifique et idéaliste, importé et relatif au champ contemporain de la philosophie.

Dans ce rapport dialectique, l’élément 2 domine l’élément 1. Althusser affirme que l’intérêt des savants (développement de la science) est d’inverser ce rapport (domination de l’élément 1 matérialiste), mais que cette inversion ne peut être effectuée par le savant seul ; il lui faut l’« assistance » de philosophes matérialistes (capables de distinguer pour lui ce qu’il y a d’idéaliste dans sa pratique scientifique). Il ajoute qu’historiquement les philosophes matérialistes qui ont contribué (avec les savants ou en tant que savants) au développement scientifique, n’ont inversé le rapport de domination élément 1 / élément 2 qu’en apparence ; En accédant au statut d’élément 2, le matérialisme passe à l’idéalisme en pêchant soit par mécanisme (finalisme externe ou interne à la matière), soit par empirisme (sensualisme ou croyance en l’objectivité des seuls sens, sans théorie), soit par positivisme (croyance évolutionniste finaliste en une Vérité positive, à connotation morale), soit enfin par néopositivisme (croyance en l’efficacité empirique et morale des sciences malgré l’inconnaissabilité de la matière). En définitive, seul le matérialisme dialectique est susceptible d’aider le savant sans réintroduire subrepticement l’idéalisme dans sa pratique, son travail étant justement de démasquer ces tendances philosophiques.

Monod est cité à titre d’exemple type pour sa démonstration. Althusser explique en quoi celui-ci passe d’un élément 1 matérialiste (anti-vitalisme[20], émergentisme112 des systèmes vivants fondé sur un support matériel, l’ADN) et même dialectique (anti-finalisme, présence de notions implicites[21] de la dialectique telles que le saut qualitatif) à un élément 2 finalement idéaliste pour deux raisons :

-          En sortant de l’objet, Monod devient spiritualiste en utilisant les termes de biosphère puis de « noosphère » immatérielle (néologisme désignant l’émergence, au terme de l’évolution biologique, d’un « royaume des idées et de la connaissance »).

-          Sa définition de l’« émergence » des systèmes vivants juxtapose propriétés de reproduction et de création en se contentant de régler toute question théorique par la toute puissance de l’ADN.

Si le premier point (Noosphère) est particulièrement voyant et frôle même aujourd’hui le ridicule, la critique du second point quant à elle résonne particulièrement juste : On verra dans le chapitre suivant qu’à la manière de Monod qui s’autorise pour lutter contre la « téléologie » à employer le néologisme « téléonomie », nous nous autoriserons pour avancer une définition nouvelle, à employer le terme de « matière vivante » pour mieux lutter contre le vitalisme… Notre définition aura du moins le mérite d’éviter cette juxtaposition gratuite pour réintroduire la causalité dialectique qui « manquait » à Monod.

 

b.      Matérialisme « critique » contre matérialisme « ontologique »

 

Il s’agit de comprendre à la fois 1) pourquoi Althusser évite soigneusement de repérer ce qu’il y a d’idéaliste non pas dans la transposition des notions émergentistes de la génétique moléculaire au monde des idées (« noosphère ») mais précisément au  cœur  même  de cet émergentisme, dans la matière, 2) pourquoi il n’intervient dans le débat scientifique que pour suggérer à Monod qu’il est trop idéaliste et dans l’espoir que ce dernier devienne matérialiste dialectique.

La réponse à cette double question, qui concerne le cœur même de la philosophie d’Althusser, expliquera du même coup, dans une certaine mesure, pourquoi ce dernier interrompt brusquement l’histoire de la contribution marxiste au débat scientifique.

 

► Tout d’abord, Althusser prétend que si le matérialisme historique a fait ses preuves, le matérialisme dialectique – c’est à dire la « philosophie marxiste » - est un champ ouvert où « tout » reste à construire[22]. Parmi les critiques marxistes du « phénomène stalinien » par exemple, il s’oppose à Elleinstein (« c’est un ensemble de réponses fausses à des questions toujours bien posées ») en affirmant au contraire que « c’est parce qu’elles étaient mal posées qu’elles ont reçu des réponses erronées ».

Althusser attaque le dogmatisme du matérialisme dialectique officiel (donc « ossifié ») de l’URSS… Révisionnisme ? A nous de juger :

 

 « [La philosophie marxiste] était à ce point compromise, et visiblement compromise dans l’épisode Lyssenko, que l’analyse de cette erreur eût dû mettre à l’ordre du jour son examen de fond.  On  eût  pu  voir  alors  qu’une  certaine

vision, disons ontologique, de la philosophie marxiste s’était imposée depuis des années en URSS, qu’elle avait été codifiée par Staline dans son fameux chapitre de L’histoire du PCbUS et qu’elle était devenue dominante en URSS et dans tous les partis communistes ». Althusser poursuit, et c’est de plus en plus intéressant : « On eût pu comprendre que certaines contradictions antérieures de la philosophie marxiste, qu’on peut déceler jusque dans la lettre des textes de Marx et Engels, avaient permis après d’autres à Staline de la précipiter dans l’ontologie. »

Althusser. Préface de « Lyssenko » (D.Lecourt)

 

Pour analyser d’un point de vue marxiste les erreurs de Lyssenko, Dominique Lecourt, son élève, précise dans le détail ce qu’Althusser entend par matérialisme « ontologique ». Cette précision est extrêmement importante : C’est elle qui justifie 1) son intervention « non-révolutionnaire » dans le débat scientifique, 2) l’impasse théorique de cette philosophie marxiste vis à vis de la science moderne idéaliste.

 

« Dans ses notes sur La Question de la dialectique (1915), Lénine écrivait, résumant une nouvelle fois les leçons qu’il avait tirées de la lecture de Hegel : « La condition pour connaître tous les processus de l’univers dans leur « auto-mouvement », dans leur développement spontané, dans leur vie vivante, est de les connaître comme unités des contraires. Le développement est « lutte » de contraires. » Staline, quant à lui, écrit : « D’après la méthode dialectique de la connaissance de la nature, les phénomènes de la nature sont éternellement mouvants et changeants, et le développement des contradictions de la nature est le résultat de l’action réciproque des forces contraires de la nature. » Voilà deux textes qui sont apparemment concordants : La fidélité de Staline aux positions philosophiques de Lénine ne fait, à première vue, aucun doute. Pourtant, à l’examen, on s’aperçoit que le texte de Staline opère un glissement d’une conception du matérialisme dialectique – la conception critique de la pratique de ses thèses – à une autre : la conception ontologique de ses prétendues « lois ». De ce que Lénine énonce comme « une condition pour connaître » les processus de l’univers, Staline fait une loi de l’univers lui même, inscrivant dans l’être le présupposé de sa connaissance.  La  thèse  dialectique  fondamentale  de l’unité des contraires qui, d’après Lénine, a pour fonction de permettre au processus de la connaissance scientifique de la nature (et de la société) de surmonter les mystifications idéalistes qui tendent à figer ses résultats en autant d’ « absolus », qui permet donc à la connaissance de progresser, devient chez Staline une loi de la nature même (et de la société) dont la connaissance humaine n’aurait qu’à se faire le « miroir » pour être « valable ». »

D.Lecourt. Lyssenko

 

Althusser veut à tout prix éviter de retomber dans cette impardonnable erreur de croire que la pensée est le reflet de la matière et qu’elle procède comme cette dernière c’est à dire dialectiquement ! Il opposera donc à ce matérialisme ontologique stalinien, source de tant de maux (même si de son propre aveu sa substance est lisible chez Marx et Engels eux même !), un matérialisme « critique et révolutionnaire », dont la confrontation à Monod soulignera l’obscurité…

 

► Ainsi, pour Althusser, les lois de la dialectique ne sont pas des vérités absolues. L’évolution des concepts althussériens en fait clairement état : Ce qu’il appelait « pratique théorique » dans Pour Marx devient « pratique philosophique » dans Philosophie et philosophie spontanée des savants, « petit » changement syntaxique par suite duquel il s’autorise une critique de la philosophie spontanée des savants mais en s’interdisant du même coup toute intervention dans la pratique scientifique elle même. Par conséquent le matérialisme dialectique n’est pas une théorie mais une philosophie, cette philosophie n’est donc pas un système de « vérités » constituées, comme l’est par ailleurs n’importe quelle théorie scientifique ! Implicitement, force est de constater qu’Althusser ôte au marxisme toute scientificité ou qu’il oppose métaphysiquement sciences humaines (où le marxisme serait une science) et sciences « exactes » (où il ne le serait pas)… Ce qu’il nous propose, c’est un matérialisme « honteux » de sa dialectique, subjectiviste au sens où il ne formule plus de lois (« ontologiques » c’est à dire inhérentes à la matière) mais des « positions » (il n’y a pas de vérités ou d’erreurs en « philosophie ») ; sa tâche, enfin, n’est plus d’intervenir sur les théories d’appropriation des connaissances scientifiques mais simplement d’aider les scientifiques à faire la part du matérialisme et de l’idéalisme dans leur travail (matérialisme « critique »).

Il va de soi que la question des deux sciences revêt elle aussi un caractère hautement ontologique et que Monod, par exemple, n’en saurait être qualifié de « savant bourgeois ». Althusser ne va pas jusqu’à dire que l’histoire des sciences est déconnectée de la lutte des classes (puisque sa tâche est d’expliciter dans la philosophie spontanée des savants le caractère idéaliste), ce lien est simplement « lointain » :

 

« Toute pratique scientifique est inséparable d’une « philosophie spontanée », qui peut lui être, selon la philosophie en cause, matérialiste une aide, et idéaliste un obstacle ; cette philosophie spontanée renvoie, « en dernière instance », à la lutte séculaire qui se déroule sur le champ de bataille de l’histoire de la philosophie, entre les tendances matérialistes et les tendances idéalistes ; et les formes de cette lutte sont elles mêmes commandées par d’autres formes plus lointaines, celles de la lutte idéologique (entre les idéologies pratiques ou en leur sein), et celles de la lutte de classe. »                                                     

 Althusser. Philosophie et philosophie spontanée des savants

 

► Il a donc raison de reconnaître le caractère objectif des découvertes de Monod sur la génétique moléculaire, mais tort de ne dénoncer l’idéalisme de ce dernier que dans l’exploitation de ces découvertes à un humanisme « biologique » extérieur à sa discipline : L’idéalisme est présent au niveau même de sa théorie scientifique (construction d’un système fini à partir de faits objectifs) : Emergentisme vitaliste, génétique instructionniste-idéaliste (dénoncé par Sonigo, qui est pourtant loin de s’avouer proche de Lyssenko !), théorie de l’information…

Partant, le but de Philosophie et philosophie spontanée des savants est clair : Le philosophe matérialiste s’adresse aux savants pour leur prouver qu’il est de leur côté et qu’il les aidera grâce au matérialisme dialectique « critique » à désidéaliser leur science…

D’une part, toute volonté d’effectuer une « synthèse » dialectique en biologie sera donc accusée du péché « ontologique » (ce sera pourtant notre tâche dans les prochains chapitres !). D’autre part, toute tendance à confirmer la validité des lois dialectiques à travers l’évolution naturelle de la science (et cette tendance résiste encore dans le discours même d’Althusser sur Monod !) sera forcément illusoire[23]

Avec une lutte idéologique des sciences si éloignée de la lutte des classes, avec une science elle même si objective, avec enfin une philosophie matérialiste dialectique si matérialiste et si peu dialectique, on comprend qu’Althusser conçoive son intervention comme une aide plutôt que comme une dénonciation des théories scientifiques de son époque : Pour lui, la science peut indifféremment épouser le matérialisme dialectique (pour peu que celui ci ne soit pas ontologique !) sans qu’une révolution ne renverse la domination bourgeoise dans la société[24]. C’est à ce titre qu’elle se montre « non-révolutionnaire ».

Si l’Althusser de Philosophie et philosophie spontanée des savants se départit du caractère révolutionnaire de la philosophie marxiste pour ne construire son matérialisme dialectique qu’en opposition à celui qui a guidé l’URSS, sa conception antérieure, exposée dans Pour Marx contenait en revanche une théorie de la connaissance digne d’intérêt, dans la mesure où 1) le marxisme n’était pas conçu comme une idéologie mais comme une Théorie, 2) sa pratique n’était pas encore conçue comme une pratique philosophique mais comme une pratique théorique, 3) légitimement, il intervenait en tant que tel au cœur de la pratique scientifique.

Suivant le schéma indiqué dans Pour Marx, on part de concepts généraux abstraits, déjà donnés, nommés GI (issus de nouveaux faits scientifiques ou de pratiques idéologiques antérieures ou d’ex-GIII). Par une pratique théorique, ces concepts GI sont transformés en connaissances scientifiques concrètes (« concret-de-pensée » reflet du « concret-réalité », son objet, toujours extérieur à la pensée) nommés GIII. Cette transformation de GI en GIII s’opère au moyen d’une pratique théorique dont la substance est une Théorie (corps de concepts plus ou moins organisés, plus ou moins contradictoires ; « moyens de production » théorique) nommée GII.

Ce schéma montre à quel point le matérialisme dialectique n’est pas qu’une simple inversion de la dialectique idéaliste hégélienne. En effet pour Hegel, GI (chose en soi) auto-engendre GIII (chose pour nous) par un « mouvement de l’idée » dans lequel il y a confusion idéaliste GI/GII (« GI est par nature inadéquat à l’essence des objets dont l’abstraction devrait l’extraire »). Nous verrons au cours des deux chapitres suivants qu’une telle méthode évite la confusion GI/GII non pas parce que le matérialisme dialectique (GII) ne décrit pas objectivement la matière (GI), mais parce que la science bourgeoise présente des faits qui contiennent sous leur forme intellectualisée (GI) une part de « vérité absolue » et que celle ci ne peut être explicitée (GIII) qu’au moyen d’une théorie juste (GII), la théorie matérialiste dialectique.

 

E.   Conclusion

 

Qu’ils finissent par le rejeter comme courant idéaliste fardant les « sciences fausses » d’une scientificité illégitime (Althusser[25]) ou qu’ils en regrettent certains écueils anti-dialectiques (Garaudy[26]), des nombreux marxistes se sentent malgré tout en affinité avec le structuralisme, très en vogue dans les années soixante-dix.

Cet « -isme » qui fut bien éphémère, comportait en effet un aspect positif stimulant le développement de la science (aspect matérialiste) et un aspect négatif affirmant le primat de la structure sur le processus (aspect mécaniste anti-dialectique). Il y a dans ce courant transdisciplinaire, dont la composante relative à la biologie portait le titre de « cybernétique », un piège évident tendu aux marxistes avides de trouver dans la science bourgeoise de leur temps une confirmation de la Dialectique de la Nature. Qu’on en juge :

 

 « La cybernétique, comme théorie générale des propriétés des systèmes auto-régulateurs, en s’exerçant constamment au pastiche de l’organisme vivant, est la meilleure voie de recherche d’une raison dialectique.

D’abord parce que la notion fondamentale de « rétroaction » donne un contenu concret à la dialectique de la contradiction : Un système auto-régulateur est un système dans lequel toute variation est cause de sa propre négation. Le servomécanisme est une réalisation technique de la contradiction externe, puisqu’il tend à s’opposer (au moins dans certaines limites) aux variations du milieu, et de la contradiction interne puisque cette résistance aux variations implique une réaction sur l’ensemble du système, lui permettant un fonctionnement invariable grâce à l’inversion constante de ses relations avec l’environnement[27].

Un deuxième trait de la dialectique implicite du modèle cybernétique c’est qu’elle intègre à la logique le temps, sous la forme de relations irréversibles : Lorsqu’une machine électronique, comme par exemple la tortue de Grey Walter, imite l’acquisition de réflexes conditionnés, accumule des corrections au comportement et évoque un apprentissage, elle nous contraint à la penser comme nous devons penser la vie elle même, c’est à dire non pas de manière analytique, comme constituée d’éléments interchangeables et indépendants les uns des autres, mais d’une manière synthétique, comme un ensemble de relations située dans un temps concret et hiérarchisées selon un ordre de complexité croissante. »

                     R.Garaudy. Marxisme du XXe siècle. 1966

Et encore ;

« Il ne faut pas s’étonner si l’on a peu étudié les rapports entre ce mode de pensée et d’action qu’est le matérialisme dialectique, et les sciences naguère bannies des pays où il est le plus en honneur. Comme de la cybernétique, il en fut ainsi par exemple, d’une part de la génétique et aussi de la psychanalyse. »    

Guillaumaud, Cybernétique et dial.1965

 

« En fait, il est intéressant de remarquer que, d’une certaine manière, notre situation n’est pas sans analogie avec celle dont est  issu le  matérialisme  dialectique.  L’évolution  contemporaine  de  la  physique, la  découverte  du  rôle constructif de l’entropie, a imposé à l’intérieur des sciences de la nature une question  depuis  longtemps  posée   par ceux pour qui comprendre la nature, c’était la comprendre capable de produire les Hommes et leurs sociétés. Nous avons décrit une nature que l’on pourrait qualifier d’« historique », capable de développement et d’innovation, mais l’idée d’une histoire de la nature a été affirmée depuis longtemps par Marx et, de manière plus détaillée, par Engels, comme partie intégrante de la position matérialiste.

A l’époque où Engels écrivait Dialectique de la Nature, il pouvait sembler que la science physique elle même s’était dégagée du mécanisme, et imposait l’idée d’un développement historique de la nature. Engels cite trois découvertes fondamentales, celle de l’énergie et des lois de ses transformations qualitatives, celle de la cellule, entité constitutive du vivant qui permet de comprendre à la fois l’unité du monde vivant et la capacité des organismes à se développer, enfin la découverte darwinienne de l’évolution des espèces. De ce renouveau de la science de son époque, Engels conclut que le mécanisme est mort et que rien ne s’oppose à la recherche, dans l’histoire de la nature et des sociétés humaines, des lois générales du développement historique ; les lois dialectiques.

Nous savons aujourd’hui que les découvertes des sciences de la nature du XIXe siècle n’ont pas suffi à transformer les principes de ces sciences. Non pas que la science classique se soit révélée capable de les assimiler : L’ensemble des interprétations subjectivistes de l’entropie, et la négation de la singularité des processus irréversibles qu’elles impliquent constituent au contraire une sorte de confirmation de l’accusation bien connue selon laquelle le mécanisme implique un idéalisme plus ou moins avoué. Mais le matérialisme dialectique s’est, quant à lui, trouvé confronté à cette difficulté majeure : Quels sont les rapports entre les lois générales de la dialectique et les lois tout aussi universelles du mouvement réversible ? Ces dernières « cessent-elles » de s’appliquer à partir d’un certain point, ou bien sont-elles fausses ou incomplètes ? Comment, et nous retrouvons notre question, articuler le monde des processus et le monde des trajectoires ?

Cependant, pour répondre à cette question, nous disposons désormais de deux atouts supplémentaires. D’abord, nous savons que la question n’est pas tellement celle de l’articulation de deux types de lois universelles, mais celle de la limite des lois universelles. La thermodynamique, au moment où elle a découvert le domaine des processus auto-organisateurs, a aussi découvert qu’elle ne pouvait plus déduire universellement les réactions d’un système à un changement de ses conditions aux limites, mais devait explorer la stabilité des structures singulières qu’engendrent les processus irréversibles dans certaines circonstances. Ensuite, parallèlement à l’évolution de la thermodynamique, se sont produites d’autres transformations conceptuelles fondamentales. La situation de la dynamique classique au sein de la physique n’est plus aujourd’hui celle que connurent Boltzmann, Poincaré et Lénine. Ce que nous pouvons décrire, en ce qui concerne la fin du XIXe siècle, comme un « océan » de différence entre dynamique et thermodynamique, entre le monde de l’être et le monde du devenir, s’est aujourd’hui rétréci jusqu’à n’être plus qu’une « rivière » : Trop large encore pour être ignorée, mais assez étroite pour qu’un pont puisse être construit qui la franchisse, un pont entre la science de l’être et celle du devenir. »

                                     I.Prigogine, La nouvelle alliance. 1986.

 

On appréciera de la part d’un tel savant bourgeois (l’un des leaders de la cybernétique) qui commence par critiquer le mécanisme quasiment à la manière d’Engels lui même, une n-ième tentative de conciliation entre matérialisme et idéalisme (précisément entre dialectique et mécanique), s’ajoutant à celle de Mach (entre matérialisme empiriste et criticisme kantien), à celle de Mayr (entre matérialisme et émergentisme vitaliste),…

A cette époque il existe entre idéologie politique et théories scientifiques ce qu’on appelle proprement une interaction. L’histoire de cette interaction mériterait une étude autrement plus approfondie…

On s’en tiendra à quelques pistes fort éloquente. La cybernétique est objectivement une théorie matérialiste, dont la méthode est étonnement proche de la dialectique. Son évolution ultérieure montrera pourtant clairement qu’une synthèse dialectique ne peut surgir et s’imposer qu’une fois la domination bourgeoise battue. Fortement liée à l’« intelligence artificielle », la cybernétique est provisoirement anti-vitaliste et anti-finaliste. Elle se propose de ré-investir les concepts de structure (système), de complexité, d’émergence et d’information. Dès lors deux courants vont diverger, conservant certaines parentés théoriques mais s’opposant de plus en plus radicalement. JP.Dupuy, épistémologue idéaliste ouvertement déclaré, décrit complaisamment dans son livre l’errance de telles formes de matérialisme (nous sommes en 2001 ; le problème du matérialisme dialectique y est par ailleurs tout simplement négligé !) : Deux étapes…

► La « première » cybernétique, ouvertement mécaniste et incarnée par Von Neumann, ouvrira la voie à une nouvelle transposition des lois de la Nature à celles de la société. La notion de complexité, qui a toute sa place initialement en dialectique, se muera en notion indéterministe et finalement en fétiche idéaliste :

 

« Cette conjecture de Von Neumann sur la complexité a ouvert la voie à un matérialisme non réductionniste fort différent de ceux que j’ai déjà mentionnés (le fonctionnalisme computationnel et représentationnel propre au cognitivisme, d’une part, le monisme anomal de Davidson, d’autre part). Elle rend par exemple non contradictoires les deux propositions suivantes : 1) des mécanismes physico-chimiques sont capables de produire la vie, 2) la vie est (infiniment) plus complexe que les mécanismes physico-chimiques qui l’ont engendrée. Il est cohérent d’embrasser une ontologie tout à la fois non substantialiste (ici non vitaliste) et non réductionniste. Cette conclusion est remarquable si l’on note que les ontologies non réductionnistes sont très généralement substantialistes, et les ontologies non substantialistes presque toujours réductionnistes.

Il n’est pas difficile d’imaginer les conclusions que Von Neumann pouvait tirer de ses idées sur la complexité en ce qui concerne la philosophie de la modélisation. Lorsque les neurophysiologistes lui reprochaient de ne pas assez faire la différence entre les automates naturels et les automates artificiels, il répliquait que cette distinction irait de plus en plus en s’affaiblissant. Bientôt, prophétisait-il, le constructeur d’automate serait aussi désarmé devant sa création que nous le sommes devant les phénomènes naturels complexes. Le modèle qui était hiérarchiquement subordonné au réel qu’il ne faisait que mimer, s’émancipe et devient l’égal de son référent. (…) c’est ainsi que la neurophysiologie laisse place à l’intelligence artificielle. »                    

 JP.Dupuy. Les savants croient-ils en leurs théories ?

 

Ce courant dont la théorie de Sonigo est manifestement une survivance spiritualiste (réintroduction de la « valeur » indéterministe de Liberté en biologie) suscitera l’intérêt de F. Von Hayek, fondateur d’une théorie néo-libérale malheureusement bien connue de nos jours. Le souvenir de la dette de Darwin à l’égard de Malthus nous évitera d’être trop surpris devant celle de la cybernétique à l’égard de ce dernier…

 

« Historiquement, maintenant, il se trouve que F. Von Hayek a été intimement mêlé à l’aventure intellectuelle des sciences cognitives naissantes. Le futur prix Nobel d’économie participa à l’une des conférences sur l’auto-organisation réunies par Von Foestler au cours des années soixante, ainsi qu’au symposium Alpbach de 1968, « Beyond reductionism », organisé par A. Koestler, l’un des grands moments de la pensée systémique. Ses « ordres sociaux spontanés » sont devenus, dans les colloques interdisciplinaires d’aujourd’hui, les compagnons des systèmes autopoiétiques de Maturana et Varela, et des structures dissipatives de Prigogine. Mais j’insiste sur le fait que c’est dans les ressources propres à la philosophie sociale que Hayek puisa, bien plus que dans celles de la cybernétique ou de ses avatars. L’influence se fit sentir, en fait, surtout dans l’autre sens. Ainsi, lorsque Rosenblatt conçut son fameux « Perceptron », l’un des avatars de la machine de Mc Culloch, il reconnut sa dette à l’égard de Hayek.

En vérité, Hayek n’avait nul besoin de chercher ailleurs que dans la tradition libérale des Lumières écossaises (celle de la « main invisible ») de quoi penser ce qui est l’équivalent, dans l’ordre du social, de la conjecture de Von Neumann sur la complexité. Cette tradition tient en effet pour non contradictoire les deux propositions suivantes (configuration analogue à celle que j’ai présentée plus haut au sujet de la vie et des processus physico-chimiques qui la produisent) : 1) Ce sont les hommes qui « agissent » sur leur société, 2) La société leur échappe, parce qu’elle est (infiniment) plus complexe qu’eux. »

                                                                                                            JP. Dupuy, id.

 

Voilà donc très clairement à quelles conceptions métaphysiques et idéalistes aboutit l’émergentisme (la distinction qualitative s’opère de l’Homme à sa société sans aucune interaction et d’un point de vue structural, non procédural, non dialectique) sous des apparences très matérialistes et très dialectiques (saut qualitatif). C’est une analyse particulièrement éloquente, s’il en était encore besoin, des liens étroits (et non « lointains » comme le prétend Althusser) entre théories scientifiques et idéologies politiques (d’où la nécessité d’une distinction science bourgeoise / science prolétarienne !).

 

► La théorie de l’information inspira une scission anti-matérialiste à l’intérieur du courant cybernétique, le « néo-connexionisme », dont les répercussions sur la biologie moderne furent énormes (fondation de la génétique moléculaire) :

 

« Le rapprochement de la mécanisation de la vie et de la mécanisation de l’esprit est ici inévitable. Même si le groupe cybernétique snoba la biologie, au grand dam de Von Neumann, c’est une métaphore cybernétique, comme cela est bien connu, qui permit à la biologie moléculaire d’établir son dogme central : le génome fonctionne comme un programme d’ordinateur. Cette métaphore n’est pas moins fausse, sans doute, que la métaphore analogue qui structure le paradigme cognitiviste. Les théories de l’auto-organisation biologique, d’abord opposées au paradigme cybernétique lors des conférences Macy, avant de constituer le modèle principal de la seconde cybernétique, ont fourni, et fournissent encore aujourd’hui, des armes décisives contre l’assimilation de l’ADN à un « programme génétique ». »                                                                                                                                                

JP Dupuy, id.

 

Le hasard et la nécessite de Monod est plein de ces références à la cybernétique, en procédant en « matérialiste » à un retournement idéaliste sur la « théorie de l’information » et sur un pseudo-finalisme très typique…

 

Refondre les concepts biologiques issus de ces deux courants contradictoires (première et deuxième cybernétique) en une synthèse matérialiste dialectique est un exercice plus que nécessaire aujourd’hui, susceptible de séparer les faits objectifs incontournables des dérives idéologiques qui, par des tours de passe-passe ingénieux, en exploitent nécessairement la substance abstraite jusqu’à les présenter précisément pour ce qu’il ne sont pas…



[1] Un exemple typique: « L’idéologie du hasard et de la nécessité » de N.Barthélémy-Madaule, bergsonienne se joignant à la critique d’Althusser contre Monod.

[2] De l’aveu de savants bourgeois tels que Monod : « Parmi les idéologies scientistes  du XIXe siècle, la plus puissante, celle qui de nos jours encore [les années 70] exerce une profonde influence bien au delà du cercle pourtant vaste de ses adeptes, est évidemment le marxisme » (Le hasard et la nécessité, 1970).

[3] Voici un exemple typique parmi tant d’autres: « La philosophe Catherine Malabou démonte la fausse analogie du fonctionnement cérébral et de l’entreprise, en critique l’usage idéologique libéral et prône une « libération neuronale » » (article de l’Humanité, 14 juin 2004). Dans son livre Que faire de notre cerveau ? (2004), Cet auteur s’attaque à l’analogie controversée entre la plasticité neuronale récemment mise en évidence et la flexibilité dans le monde du travail .

[4] On dira indifféremment de quiconque s’oppose aux dogmes de la génétique moléculaire qu’il est lyssenkiste ou intégriste religieux : A la limite le discrédit sera d’autant plus lourd qu’on aura choisi l’insulte « lyssenkiste » !

[5] On retrouvera dans le chapitre 8 une analyse plus approfondie des courants trotskiste et althussérien qui entravent l’ontologie matérialiste en science.

[6] Pour ne citer qu’un exemple, on trouve dans un article du journal trotskiste italien « L’internationaliste » concernant la dialectique marxiste, et indiquant d’abord les ouvrages de référence (ceux de Trotski !), l’aveu suivant : « Les écrits d’Engels connus sous le titre ‘Dialectique de la Nature’ sont en revanche des  brouillons,  des trames,  des carnets  d’étude, retouchés à plusieurs reprises et publiés après sa mort en 1925. L’ironie de l’histoire a voulu qu’il revienne à E.Bernstein –chef de file des réformistes qui voyaient dans la dialectique marxiste le résidu des ‘spéciosités’ hégéliennes- de recevoir le jugement positif d’A.Einstein sur les notes d’Engels et d’en promouvoir la publication ». Lotta communista, 1992.

[7] Combat interspécifique ; combat entre les espèces consommant par exemple les mêmes ressources. Combat intra spécifique ; combat entre les individus d’une même espèce, par exemple pour se reproduire ou pour se nourrir.

[8] « Moi aussi j’ai été frappé, à la première lecture de Darwin, par la ressemblance frappante entre sa présentation de la vie végétale et animale et la théorie de Malthus. Seulement j’en ai tiré une autre conclusion que vous, savoir : que ce qu’il y a de moins glorieux dans le développement bourgeois contemporain,  c’est  qu’il n’a  pas  encore  dépassé le niveau des formes économiques du règne animal. Pour nous, ce qu’on appelle les « lois économiques » ne sont pas des  lois éternelles de la nature, mais des lois historiques, qui naissent et disparaissent, et le code de l’économie politique moderne, dans la mesure où l’économie l’établit vraiment de façon objective, n’est pour nous que le résumé de l’ensemble des lois et des conditions qui seules permettent à la société bourgeoise moderne de continuer à exister. »  F.Engels. Lettre à F.Lange, 29 mars 1865.

[9] « Toute la doctrine darwiniste de la lutte pour la vie est simplement la transposition de la société dans la nature animée, de la doctrine de Hobbes sur la « guerre de tous contre tous » et de la doctrine économico-bourgeoise de la concurrence, jointes à la théorie démographique de Malthus. Une fois exécuté ce tour de passe-passe (dont je conteste la légitimité absolue, notamment en ce qui concerne la théorie de Malthus), on re-transpose ces mêmes théories de la nature organique dans l’histoire et l’on prétend alors avoir démontré leur validité en tant que lois éternelles de la société humaine. Le caractère enfantin de ce procédé saute aux yeux, pas besoin de gaspiller les mots sur le sujet. Toutefois, si je voulais aller plus dans le détail, je le ferais de façon à les présenter en premier lieu comme de mauvais économistes, et en second lieu comme de mauvais savants et de mauvais philosophes. » Engels à Lavrov, 17 novembre 1875.

[10] « La sélection naturelle permet à l’évolutionnisme de sortir du modèle déterministe pour entrer dans un probabilisme auquel la redécouverte des lois de Mendel et du mutationnisme viendra s’ajouter [!] au commencement de notre siècle » D.Buican, Histoire de la Biologie, 1994.

[11] Inspiré par Hume et Kant, Mach introduit dans les sciences de la nature la vieille notion de l’inconnaissable, ajouté à l’affirmation que « seule l’expérience nous est donnée » (les choses sont des « complexes de sensations »). Sous cette forme spéciale d’empirisme, la pratique scientifique est l’union de ces « complexes » avec un autre « complexe de sensations », le Moi. Mach prétend ainsi dépasser la division physique / psychologique. Toute théorie scientifique n’est alors, dans le meilleur des cas qu’un « modèle pour représenter les faits » sans prétention à atteindre la vérité objective de la matière. De plus, application étonnante de Darwin, ces théories seraient néanmoins des instruments de la lutte pour la survie de l’espèce humaine… Quel savant bourgeois actuel ne se reconnaît pas dans une telle philosophie ?!

[12] Pour Hume, conjonction constante n’implique pas connexion nécessaire, du fait de l’impossibilité d’une démonstration rationnelle : Seule l’habitude matérialise ce lien. Rien ne garantit donc la conformation du futur au passé… Tous les philosophes des sciences n’ont aujourd’hui qu’un mot à la bouche ; « inter-subjectivité » ! Puisque tous, condamnés à la subjectivité, perçoivent malgré tout les mêmes choses, c’est l’intersubjectivité des Hommes qui « construit » l’« objectivité » du réel dans lequel ils se tiennent !

[13] Pour mesurer l’ampleur des trahisons idéologiques, l’exemple de Muller est très caractéristique : D’abord « bolchevik », celui-ci s’exile aux USA, travaille en étroite collaboration avec Morgan, obtient le prix Nobel en 1946, élabore une théorie très polémique en génétique des populations (1950, elle ne sera désavouée que très récemment) ; La théorie du « fardeau génétique », selon laquelle si une population contient une élite à valeur adaptative élevée, elle contient par ailleurs un ensemble d’individus moins adaptés retardant son évolution globale (base de son engagement pour l’eugénisme élitiste). Intéressant ; L’histoire de cette théorie qui subira plus tard les assauts du neutralisme comme nous l’avons vu dans le chapitre précédent, est complètement passée sous silence dans la plupart des ouvrages d’histoire des sciences… C’est Muller qui crée, à la fin de sa vie, la tristement célèbre banque de sperme de Nobel, destinée à former la future élite mondiale (banque qui du reste n’a bénéficié d’aucun succès) !

[14] Schmalhausen est effectivement un adepte de la génétique formelle, bien qu’il soit embryologiste et non généticien de formation, donc de l’autogenèse idéaliste. Son parti pris juste contre l’ectogenèse, celui d’attribuer la variation, dans un rapport réciproque de l’organisme et du milieu, à l’organisme lui même plus qu’à son milieu, le pousse néanmoins à épouser les points de vue idéalistes du néodarwinisme. Sa théorie personnelle est la suivante : La formation des espèces et des races fut à l’origine extraordinairement intense puis se serait ralentie voire épuisée à mesure que se dépensait une « réserve de mutations » survenue à l’aube de l’histoire de la vie, jusqu’aujourd’hui. Implications hautement idéalistes (sur l’incapacité humaine par exemple à sélectionner artificiellement de nouvelles espèces) et anti-dialectiques… A ce titre ses propositions sont objectivement mendélo-morganistes, malgré ses vœux pieux en faveur du matérialisme.

[15] Qui songerait à accuser de charlatans les savants occidentaux qui, au cours de l’histoire des sciences, ont prolongé leurs découvertes objectives de quelques élucubrations théoriques erronées ? Les biographes bourgeois louent sans complexe Weismann, Wilson, etc. en excusant voire en omettant volontairement leurs « malheureuses divagations » racistes !

[16] Selon P.Tort (Dictionnaire du darwinisme et de l’évolution) « Lyssenko met objectivement le doigt sur une lacune de la génétique de l’époque qui ne savait pas interpréter le rôle du milieu dans la formation du phénotype ». Si l’élucidation de ce rôle existe aujourd’hui, alors elle est bien cachée !! Les polémiques à ce sujet sont on l’a vu toujours aussi vivaces…

[17] Voir à ce sujet l’article de Patrick Tort sur Lyssenko (Dictionnaire du Darwinisme)

[18] Mais ce blocage est doublé, nié par le développement nécessaire des profits de la bourgeoisie, dépendant en partie du développement technique dans le domaine économique.

[19] Althusser remarque à juste titre que Monod et les généticiens moléculaires sont encore sous la coupe d’une philosophie mécaniste, et n’ont de ce fait aucun scrupule à utiliser « Objet / Théorie / Méthode ». Nous avançons que ceci s’explique par la « jeunesse » de la biologie parmi les sciences de la nature, et sans doute par la volonté qu’elle manifeste à se distinguer même épistémologiquement des autres sciences expérimentales. Précisons qu’à travers la crise actuelle de la biologie, loin d’être déclarée au moment où Althusser écrit, diverses formes de réactions, néopositivistes et spiritualistes surtout, naissent des ruines du matérialisme mécaniste.

[20] Rappelons que, contre Althusser, nous accusons justement l’émergentisme de semi-vitalisme.

[21] Rappelons aussi, Althusser semble l’ignorer, que ces notions sont implicites à tous les biologistes ; parce que la nature procède dialectiquement. C’est la capacité à réaliser une synthèse de ces notions qui témoignerait d’une vraie dialectique chez Monod…

[22] « La philosophie marxiste, fondée par Marx dans l’acte même de la fondation de sa théorie de l’histoire, est en grande partie encore à constituer. » Althusser, Pour Marx.

[23] C’est tout le problème du courant cybernétique à propos duquel de nombreux marxistes tels que Roger Garaudy se montreront très enthousiastes ! Nous y reviendrons en conclusion de ce chapitre.

[24] Althusser s’interroge même sur l’existence réelle des « crises scientifiques » (blocage du développement scientifique), puisque la science ne souffre pas intrinsèquement dans son développement d’une domination idéologique de classe, déclarant qu’elles ont surtout lieu « dans la tête » de « certains » scientifiques peu sûrs de leur pratique.

[25] « L’exemple actuel le plus aberrant de l’application extérieure d’une « méthode » (qui dans son « universalité » relève de la mode) à un objet quelconque est le structuralisme. Quand des disciplines sont à la recherche d’une « méthode » universelle, il y a fort à parier qu’elles ont un peu trop envie d’afficher leurs titres scientifiques pour les avoir mérités. De vraies sciences n’ont jamais besoin de faire savoir au monde qu’elles ont trouvé la recette pour le devenir. » L.Althusser (Philosophie et philosophie spontanée des savants) : C’est bien mal connaître l’histoire des sciences expérimentales !

[26] « Le structuralisme est ainsi un excellent antidote contre le dogmatisme (bien que la notion de « structure », lorsqu’elle est interprétée dogmatiquement, conduise aisément à la méconnaissance du sujet, de l’acte). » R.Garaudy, Marxisme du XXe siècle.

[27] Nous verrons qu’une réelle synthèse (chapitres 5 et 6) intègre dialectiquement cette contradiction dialectique (et non structuralement c’est à dire mécaniquement) !