Chapitre 3 :
La constellation des anti-néodarwiniens
Histoire et coexistence actuelle de treize
courants
« La nature est la pierre d’essai de la
dialectique, et il faut dire que les sciences modernes de la nature ont fourni
pour cet essai des matériaux extrêmement riches et dont la masse augmente tous
les jours, et qu’elles ont ainsi prouvé qu’en dernière instance la nature
procède dialectiquement et non métaphysiquement. Pourtant l’on compte jusqu’à
présent les savants qui ont appris à penser dialectiquement ; et ce
conflit entre les résultats acquis et la méthode de raisonnement traditionnelle
explique la confusion infinie qui règne dans la théorie des sciences
naturelles, et qui met au désespoir maîtres et élèves, écrivains et
lecteurs. »
Engels.
Anti-Dühring
Nier le caractère scientifique du matérialisme
historique de Marx, c’est accuser du même coup Darwin, dont la théorie tente
d’expliquer l’histoire de la vie, d’anti-scientificité. Selon l’adage de
l’épistémologue anarchiste Karl Popper, n’est scientifique que ce qui peut être
réfuté par l’expérience. Par l’essence historique de leur champ
d’investigation, Darwin comme Marx sont frappés du péché d’infalsifiabilité !
A l’extrême naïveté de ce philosophe jadis très en
vogue au moment du bouleversement métaphysique du néo-positivisme, la majorité
des épistémologues préfère aujourd’hui la position jugée plus sérieuse de son
contemporain Thomas Kuhn. Enfermé dans l’inconséquence de son subjectivisme,
« Lorsque Popper prit conscience de l’importance de la biologie, et
qu’il adopta une position objectiviste (« réalisme évolutionniste »
1972) il chargea la sélection naturelle de décider quelle théorie est viable,
c’est à dire adaptée aux faits. (…) L’évolution scientifique, comme l’évolution
tout court (biologique) se fait par essais et erreurs. » (A.
Fagot-Largeault, Histoire des sciences tome 1). Auto-discrédité par ces
dernières positions, Popper n’est plus idolâtré que par quelques théologiens
(voir par exemple Henri De Wit, Histoire de la Biologie) ; Ces
derniers ont en effet tout à gagner en faisant leur une théorie aussi
radicalement métaphysique !
Si l’Homme n’a pas prise objectivement sur la matière
comme l’affirment les marxistes, le progrès scientifique ne peut s’appuyer que
sur une « sélection naturelle » des idées à distinguer de l’arbitrage
de la pratique. Depuis Kant, cette médiocre conclusion criticiste appartient
autant à Popper qu’à Spencer, Haeckel, Monod, Mayr et Kuhn lui-même… Qu’on soit
pro- ou anti-darwinien, on finit toujours par adopter, faute de mieux, ce
fameux « sélectionnisme des idées ». Telle est la duplicité théorique
du découvreur de l’Origine des espèces : Sa position
matérialiste ne peut se départir seule d’une orientation théorique qui séduit a
priori le philosophe idéaliste conséquent. Patrick Tort rappelle : « A
Virchow pour qui le darwinisme conduit dangereusement à la subversion
socialiste, Haeckel répond qu’il protège efficacement contre le chimérique
égalitarisme socialiste » (Dictionnaire du Darwinisme et de
l’Evolution).
Or, il se trouve que ce sélectionnisme des idées ne décrit
en rien l’état actuel du débat opposant les différentes théories de
l’évolution : Tandis que les néo-darwiniens martèlent en toute occasion
que Weismann a mis un point final aux élucubrations lamarckiennes, nous sommes
forcés de constater que plus d’un siècle après la mort de ce
« héros » de la génétique, Lamarck n’a toujours pas déserté la scène…
A vrai dire, du fixisme de Cuvier (XIXe) à
la nouvelle synthèse « évo-dévo » (XXIe), tous les
courants historiques (à l’exception du lyssenkisme !) trouvent aujourd’hui
encore d’ardents défenseurs, malgré cette abstraite « sélection
naturelle » des théories.
Point par point, nous verrons finalement que toute
théorie évolutionniste se résume à l’exploitation métaphysique plus ou moins
réactionnaire d’un noyau scientifique authentiquement mais partiellement
dialectique. Sur cet éventail juxtaposant les théories selon leurs affinités ou
leurs antagonismes, la théorie synthétique se détourne d’une arrière-garde
réactionnaire pour se déplacer, suivant un itinéraire que nous indiquerons,
vers une avant-garde tout aussi bourgeoise, incarnée dans ses termes ultimes
par Kupiec et Sonigo.
A.
Position actuelle de l’arrière-garde finaliste
Le spécialiste jugera
particulièrement saugrenue la réunion des créationnistes et des
ultra-darwinistes dans un même camp. C’est en effet entre ces deux courants que
l’opposition fut et reste la plus violente. Les uns fustigent l’extrémisme
fascisant des ultras, les autres, « défenseurs les plus fidèles de Darwin[1] »
(!), agitent l’épouvantail du créationnisme à chaque fois qu’il s’agit de
sauver le dogme des ressacs de la crise néodarwinienne.
Mais dans leur récente
campagne anti-finaliste, ce sont les néo-darwiniens eux-mêmes qui renvoient
désormais dos à dos leurs vieux et nouveaux ennemis[2] :
Les espèces ne seraient mues ni par l’intervention de Dieu –ou du gène
souverain- (finalisme interne), ni par le milieu (finalisme externe), mais par
le pur hasard !
Certes, les courants que
nous rassemblons ici dans le camp de l’arrière-garde n’y entreront pas de plein
gré et restent les uns pour les autres des frères ennemis : Mendélistes
antidarwiniens, darwinistes pré-mendéliens, néo-larmarckiens et néo-darwiniens
fondamentalistes ont chacun une histoire propre et veulent qu’elle se perpétue.
Objectivement, leur fonction est moins gratifiante ; Ils font office
d’opposition inoffensive vis à vis de la théorie-reine… Opposition qui permet
de réduire plus ou moins au silence celle, autrement plus dangereuse, de
l’avant-garde indéterministe…
a.
Camp 1 : Le finalisme spiritualiste
■
Fixisme
Affirmer que l’évolution
biologique est un odieux mensonge « bio-athéiste » peut paraître
difficilement tenable aujourd’hui… Le melon est régulièrement côtelé parce
qu’il est fait pour être mangé en famille suggérait Bernardin de
Saint-Pierre ! Les arguments fixistes
actuels sont certes moins cocasses, mais ils sont en
revanche beaucoup mieux adaptés à l’air du temps : Le créationnisme brutal
et anti-scientifique du XIXe siècle s’est mué en une forme de
scepticisme voire de nihilisme scientifique. Michael Denton, auteur du célèbre Evolution,
une théorie en crise (1985), se fait l’apôtre du très scientifique doute
« poppérien » contre la religion dogmatique des darwinistes !
Toutefois personne n’est
dupe ; Aux mutations génétiques, Denton répond « miracles », et
la théologie, les références littérales à la Bible ont tôt fait de s’afficher
explicitement (L’évolution a t-elle un sens ? 1996). Biologiste
moléculaire émérite, notre fixiste connaît bien son sujet : Il pointe à
juste titre toutes les contradictions de la fusion du mendélisme avec le
darwinisme… En ce qui concerne son œuvre, point de théorie, mais une sorte de
réquisitoire systématique et transdisciplinaire contre Darwin.
Mentor des fixistes
modernes, seul pionnier à conserver une certaine renommée en histoire des
sciences grâce à l’anatomie comparée dont il est le fondateur
incontestable ; Georges Cuvier. Dans Evolution, une théorie en crise,
Denton revient mot pour mot à l’argumentaire éculé de Cuvier dans la
controverse qui l’opposait à Geoffroy Saint-Hilaire, complété par quelques
réflexions génétiques plus actuelles. Résumons ce pamphlet.
Premier argument ; La
cladistique actuelle (construction d’arbres phylogénétiques fondés sur des
apparentements morphologiques hiérarchisés entre espèces ou entre groupes)
réintroduit l’évidence d’une perception typologique du monde vivant. Denton
insiste d’une part sur la subjectivité du choix des caractères homologues qui
sous-tend la notion d’ancêtre commun, d’autre part sur les barrières d’espèces
qui rendent sa scientificité au discontinuisme original des sciences de la
nature ; Chaque espèce correspond bien à un type « idéal »
fondamentalement distinct des autres. Le gradualisme darwinien est alors
accusé : La paléontologie ne fournit aucun exemple d’espèces fossiles
réellement intermédiaires (critique d’Archæoptéryx, espèce intermédiaire
entre types reptile et oiseau) et d’une façon plus générale, l’infinité
d’espèces intermédiaires que sous-entend l’évolution graduelle face à l’énorme
diversité des espèces actuelles et anciennes, fait cruellement défaut dans les
archives des paléontologues (critique de l’argument sans cesse réitéré de
l’« erreur d’échantillonnage »). Faisant appel à Cuvier, Denton
rappelle par ailleurs qu’une espèce, constituée d’éléments interdépendants et
hautement co-adaptés (lois de subordination des organes et de corrélation des
formes) ne saurait admettre sans en souffrir mortellement la moindre
modification phénotypique.
Des gènes homologues (même
fonction) entre deux espèces étant d’autant moins semblables que celles-ci sont
peu apparentées morphologiquement, toute comparaison moléculaire comme toute
comparaison anatomique n’amène qu’à une classification linnéenne par
emboîtement, sans sous-entendre la moindre filiation[3].
Ainsi Denton affirme que chaque phylum est équidistant de tous les autres et
non plus ou moins apparenté à certains d’entre eux. Il oppose enfin l’extrême
complexité des informations génétiques à la cécité absolue du hasard qui est
censé lui avoir donné naissance (critique des résultats fournis par les
sciences cognitives et la cybernétique).
Terminant son pamphlet,
notre cuviériste s’appuie sur Thomas Kuhn[4],
égérie de l’épistémologie officielle pour rappeler que le darwinisme n’est
qu’un paradigme nécessairement voué à un prochain renversement…
Le nouveau visage du fixisme
est donc bien plus présentable que celui qu’il affichait il y a deux siècles,
avançant masqué dans le cœur du débat actuel : On admet la micro-évolution
(origine commune des espèces d’un même genre), mais pour mieux rejeter la
macro-évolution (origine commune des grands phylums). On admet la génétique (tout
est fonctionnel) mais pour mieux désigner le « miracle » qui en a
fait surgir l’incommensurable complexité. On admet l’argumentaire anti-gradualiste
des saltationnistes (avant-garde indéterministe), mais pour mieux redécouvrir
derrière ce saltationnisme théoriquement si peu rigoureux, les miracles
qu’incarnent les sauts qualitatifs. On admet l’ancien finalisme néo-darwinien
(la « téléonomie » de Monod), mais pour mieux accuser chez les
saltationnistes leur foi immodérée pour la contingence…
C’est le culte du mystère
enfin, qui motive Denton dans ses attaques systématiques contre le
réductionnisme génétique[5].
Bénissant la crise qui lui donne l’opportunité d’exposer au public sa haine
pour la science, Il attend le messie qui détrônera Darwin pour réconcilier
enfin science et spiritualité…
On notera que les fixistes, incapables de résister
sans théorie positivement anti-évolutionniste, tendent à s’allier
progressivement aux camps évolutionnistes anti-darwiniens radicaux. Denton (L’évolution
a t-elle un sens ? 1996) comme Schützenberger (Les théories
actuelles n’expliquent pas les miracles de l’évolution. 1996) finissent par
admettre implicitement le transformisme des espèces, à condition que celui-ci
reste miraculeux…
● Interactions [voir schéma en
annexe] : Nous situerons contre leur gré les fixistes entre les
néo-lamarckiens et les panvitalistes scientistes. Leur adaptationnisme
téléologique impliquant l’étroite et parfaite adaptation de toute espèce, de
tout individu, de tout organe au milieu, leur intérêt pour tout ce qui dans la
physiologie structuralo-fonctionnaliste (finalisme mécaniste) met en lumière le
« miracle de la vie », leur attrait naturel pour ce qui peut séparer
Mendel de Darwin (anti-néodarwinisme) tout en reconnaissant une certaine valeur
explicative à la génétique moléculaire, les rapprochent objectivement des
néo-lamarckiens. Mais la foi qu’ils manifestent dans la téléologie, dans la
théologie teilhardienne plaçant l’Homme au sommet de la Création (si ce n’est
de l’évolution), dans la génétique pré-cybernétique (le génome est le
« Livre de la Vie ») et dans l’essentialisme typologique les
rapprochent par ailleurs des panvitalistes.
■
Panvitalisme scientiste
Si Cuvier est le mentor des
théologiens fixistes, le philosophe idéaliste Henri Bergson est assurément
celui des scientistes panvitalistes. Dans Le hasard et la nécessité,
Monod voit dans l’« animisme anti-darwinien » une distinction entre
un vitalisme métaphysique et un vitalisme scientiste :
Le premier est incarné par
Bergson et s’impose comme une forme non-finaliste du vitalisme (l’« élan
vital »). Le second, incarné par Pierre Teilhard de Chardin, est dominé
par le principe d’un projet évolutionniste Divin (finalisme externe) au terme
duquel l’Homme, sommet de la création, parviendra lui-même au stade ultime de
la conscience absolue (« point Oméga ») l’unissant enfin à
Dieu : Dans les années soixante-dix, des physiciens se penchant avec
fascination sur la biologie ont entretenu la vigueur de ce courant (Elsässer,
Polanyi). Argument principal : « Le vitalisme a besoin pour
survivre que subsiste en biologie, sinon de véritables paradoxes, au moins des
mystères » (Monod, Le hasard et la nécessité).
Contrairement aux
apparences, ces deux courants ne sont pas ici réunis par une foi religieuse
commune (d’authentiques religieux ou croyants existent dans tous les camps ici
répertoriés), mais par l’embrouillamini qui, depuis les années soixante-dix,
sous-tend les philosophies naturelles d’une Nadine Barthélémy-Nadaule (L’idéologie
du hasard et de la nécessité, 1979) ou plus récemment d’un Grégory Bénichou
(Le chiffre de la Vie, 2003) : On trouve dans leurs œuvres des
références mêlées au finalisme teilhardien et au vitalisme bergsonien. Si
l’être tend à être ce qu’il n’est pas encore (élan vital), ne tend-il
pas à être ce qu’il doit être (entéléchie d’Aristote)[6] ?
Sans revenir sur le contenu
mystique du Chiffre de la Vie de G. Bénichou, rappelons que ce courant
« improvisé » va plus loin que le fixisme dans les conclusions qu’il
tire de la génétique moléculaire… Jadis, prenant la science à partie, Teilhard
s’enthousiasmait de ce que la création Divine fut enfin redécouverte par les
physiciens dans la catégorie de Big-Bang : Bénichou imite aujourd’hui son
aîné face aux généticiens ; C’est votre théorie du programme génétique
qui proclame malgré vous l’essence divine du « Texte » déterminant
chacun d’entre nous !… Telle est la stratégie opportuniste du
scientisme actuel chez les théologiens.
Plus généralement, les
vitalistes scientistes ne rejettent dans la théorie darwinienne que son
caractère matérialiste. Pour Bergson, la théorie de Darwin est à la fois la
plus proche et la plus éloignée d’une véritable compréhension de la vie :
Il en accepte le transformisme, mais pas le « mécanisme ». Le
principe même d’essais-erreurs inhérent à la sélection naturelle peut
être admis puisqu’il témoigne du fait que le Créateur joue aux échecs de
mieux en mieux (extinctions-créations d’espèces) : C’est en ce sens que
Bénichou renvoie à l’Evolution créatrice de Bergson…
● Interactions :
Le camp hybride des panvitalistes scientistes se tient à mi-chemin entre le
finalisme des fixistes modernes et le vitalisme des psycholamarckiens. Des
premiers ils partagent la tactique consistant à instrumentaliser les
contradictions du darwinisme contre celui-ci, ainsi qu’un fond de finalisme
transcendantal (typologie et téléologie). Parallèlement, ils s’apparentent aux
seconds dont le finalisme interne d’essence lamarckienne a beaucoup d’affinité
avec l’élan vital bergsonien autant qu’avec le proto-psychisme teilhardien[7].
■
Psycho-lamarckisme
Pierre-Paul Grassé, honni
pour sa foi lamarckienne, est néanmoins considéré comme l’un des « papes
de la zoologie ». Anti-néodarwinien énergique, son idéologie n’en est pas
moins réactionnaire ; il professe
l’anti-matérialisme (darwinisme, marxisme et
sociobiologie sont ses bêtes
noires), le conservatisme, l’anti-égalitarisme ainsi qu’un très euphémique
« eugénisme restreint ».
Se démarquant des
panvitalistes et des fixistes, il affirme que « l’ADN enregistre,
stabilise l’évolution mais ne la crée pas » (L’évolution du vivant),
rejette la génétique pour le préformisme qu’elle induit… mais il attend lui
aussi celui qui identifiera un jour le moteur véritable de l’« évolution
créatrice »… De plus, à la différence des néo-lamarckiens matérialistes
qui espéraient réconcilier Lamarck avec Mendel (Kammerer) ou avec Darwin
(Waddington), les psycho-lamarckiens se posent en fondamentalistes, rejetant
sans conciliation tous les aspects du néodarwinisme, et tentent de prouver,
plutôt que d’expliquer, l’hérédité des caractères acquis.
Le psycho-lamarckisme se
distingue assez tôt du néo-lamarckisme. Au début du XXe siècle,
G.Henslow s’oppose aux lamarckiens anticléricaux comme Spencer et
Haeckel ; pour lui la lamarckisme est au contraire le moyen de souder
science et religion en sauvant la téléologie. S. Butler se réclamera plus tard
de cette nouvelle téléologie : « Dieu n’agit plus de l’extérieur
mais de l’intérieur du monde organique »… Aujourd’hui, le
psycho-lamarckien le plus prolifique est incontestablement Remy Chauvin. Elève
puis collègue entomologiste de Grassé, il expose sous le titre éloquent « La
biologie de l’esprit » la forme actuelle des arguments qu’ils
partagent :
Premièrement, L’hérédité des
caractères acquis est impossible dans le cadre du mendélisme ; on rejette
donc Mendel. Deuxièmement, la survie du plus apte ou le fait d’être
plus fécond conservant le plus fécond, forme moderne plus modérée de la
sélection naturelle, sont des tautologies indépassables et sans valeur
explicative ; on rejette donc aussi Darwin.
Dès lors Chauvin ne
s’emploiera pas plus que Darwin à expliquer l’évolution, mais, comme ce
dernier, à en décrire les propriétés générales apparentes, avec force
arguments :
-
Anti-adaptationnisme ; Un organisme est loin de s’adapter en tout
point à son milieu. Le fémur humain ne casse qu’à partir d’une pression de 800
kilos, on peut enlever un rein ou un morceau de foie à un homme, sans lui ôter
la vie… La nature n’est donc pas si économe.
-
Continuisme ; L’adaptation parfaite n’existant pas à l’échelle de
l’organisme, elle n’existe pas davantage à l’échelle moléculaire (contre la
stéréo-spécificité, pourtant louée par les alliés de l’arrière-garde) ou à
l’échelle des populations (contre la typologie prônée par les fixistes et à un
degré moindre par les panvitalistes).
- Quoiqu’en pensent les
lamarckiens partisans d’une « hérédité des caractères acquis par
habitude » ; l’animal ne réagit pas à son milieu. Ainsi un même
milieu est peuplé d’espèces très différentes, de même une seule espèce peut
exister dans des milieux très différents les uns des autres (espèces
ubiquistes).
- En conséquence l’évolution
suit son chemin propre, en changeant de milieu au besoin : Son but est
moins une spécialisation de plus en plus perfectionnée à tel milieu (celle-ci,
quand elle existe, est alors interprétée comme une forme de « l’art pour
l’art ») que l’acquisition d’une « marge de sécurité »
permettant à une espèce de survivre dans un nombre croissant de milieux. Plus
une espèce est étroitement adaptée à un milieu donné, plus elle disparaîtra
facilement à la moindre modification environnementale.
- L’évolution résulte ainsi
de l’action antagoniste de deux tendances ; l’une complique sans cesse les
formes jusqu’à l’absurde, l’autre simplifie jusqu’à l’excès. Pour l’organisme,
la question de l’utilité n’a donc pas de sens. Elle est cependant dirigée et
irréversible.
Pour Chauvin et ses
collègues, le lamarckisme ne se résume pas à la seule hérédité des caractères
acquis ; d’autres principes souvent oubliés sont réinvestis : La
fonction crée l’organe, corrélativement le non-fonctionnement d’un
organe provoque sa disparition (l’existence des organes vestigiaux tels que
les yeux atrophiés de la taupe tourmentait déjà Darwin), enfin, la poussée
interne propre à la vie est relativement indépendante du milieu.
● Interactions :
Le psycho-lamarckisme est né d’une conversion historique du finalisme
transcendantal en finalisme interne via l’idéalisme lamarckien :
Cette parenté entre panvitalisme scientiste et psycho-lamarckisme explique
l’affinité qu’entretiennent aujourd’hui encore ces deux courants malgré
l’incompatibilité apparente de leurs théories respectives.
A l’opposé et contre toute
attente, le psycho-lamarckisme, qui est la forme élaborée et scientifiquement
mature du camp spiritualiste, est tendu vers le camp embryonnaire mais
prometteur de l’avant-garde indéterministe, incarné par Kupiec et Sonigo. Cette
affinité est néanmoins unilatérale : Sur le plan théorique, Chauvin
rejette les notions de gène, de stéréo-spécificité, de typologie
discontinuiste, de téléologie et d’adaptationnisme, comme Kupiec et
Sonigo ! Sur le plan idéologique le vitalisme bergsonien peut représenter
une forme aboutie du spiritualisme tendanciellement suggéré par la « liberté
biologique » (Ni Dieu ni gène).
A l’évidence, le mouvement
général de l’arrière-garde théologique s’oriente vers l’inaccessible théorie de
Kupiec et Sonigo, laquelle –on s’en souvient- peut être présentée sur la
question des espèces et par une autre voie, comme un « fixisme
darwinien »: Le fixisme devient un simple cuviérisme passant à
l’évolutionnisme restreint (Denton, Schützenberger) pour s’approcher du
panvitalisme. Ce dernier, travaillé par la philosophie de Bergson, tente une
réconciliation avec la science grâce à Teilhard (proto-psychisme) et parachève
sa conversion au finalisme interne. Mais le psycho-lamarckisme est finalement
un vitalisme non-finaliste, en rupture avec la téléologie et constituant une
sorte de double idéaliste du matérialisme profondément darwinien exposé dans Ni
Dieu ni gène[8].
► Eléments de
dialectique
Sous un voile spiritualiste
particulièrement dense se cachent des formes « monstrueuses » de la
dialectique ! Les lois de subordination des organes et de corrélation des
formes, que les fixistes considèrent comme des armes précieuses contre Darwin,
n’en sont pas moins des expressions partielles d’une loi dialectique[9].
L’opération des fixistes
consiste à isoler cette loi (interactions réciproques) des autres lois
dialectiques pour mieux l’élever au rang de principe métaphysique. Selon ce
principe, l’interdépendance des parties d’un tout interdit à ce dernier la
moindre modification. Il suffit d’omettre la loi du saut qualitatif pour faire
de ce holisme inabouti une arme anti-réductionniste contre le gradualisme
darwinien (accumulation quantitative sans saut qualitatif).
Chez les panvitalistes, la
notion de complexification croissante et nécessaire se rapporte à la loi de passage
nécessaire du simple au complexe qu’abhorre l’avant-garde indéterministe.
Il y a d’ailleurs dans cette conception une étonnante
« parenté » avec le
matérialisme
dialectique : Marcel Prenant, biologiste marxiste, considérait
déjà en 1935 le finalisme bergsonien comme un « raffinement du
spiritualisme délogé par les sciences expérimentales de toute une série de
positions successives, réfugié dans un finalisme vague, d’apparence
inexpugnable », il représente ainsi, dans le camp idéaliste « le
moule en creux du matérialisme dialectique » (Biologie et
Marxisme, 1935). Prenant constate encore que les finalistes sont désormais
rares sous leur forme nette, « devenus empiristes et agnostiques,
affirmant ne vouloir faire aucune hypothèse en dehors de l’expérience ».
C’est en effet l’empirisme pur, le sensualisme, qui caractérise les
spiritualistes en science ; Cuvier prônait ainsi l’« école des
faits » (malgré les multiples erreurs scientifiques qu’il a commises dans
sa carrière !) ; il faut se départir de toute tentation théorique et
se limiter à l’observation[10].
Ainsi Chauvin voit dans la
nature[11]
les manifestations multiples de la contradiction antagoniste et du mouvement
auto-dynamique qu’elle suscite : L’évolution biologique résulte
pour lui de deux tendances opposées –complexification/simplification- et s’en
trouve irréversiblement « dirigée » ; l’embryogenèse, dans un
autre registre, est considérée comme un mouvement auto-dynamique (sic)
procédant non par addition de parties (contre la métaphore de la chaîne de
montage en usine) mais par « dédoublement » de parties.
Sans la loi de passage du
quantitatif au qualitatif (saut qualitatif), clef de voûte de la
dialectique, on peut faire état de toutes les autres lois dialectiques en toute
innocence, sans se compromettre idéologiquement. Sous la forme d’un
« matérialisme honteux » (Engels), Chauvin « vole » les
armes du marxiste pour attaquer le matérialiste mécaniste ou le matérialiste
néo-positiviste, mais « oublie » la plus dangereuse d’entre
elles ; celle qui démolirait sa spéculation psycho-lamarckienne !
b. Camp 2 : Le finalisme
mécaniste
■
Néo-lamarckisme
Promoteurs d’une idéologie
ouvertement positiviste, anticléricale, raciste et eugéniste, Herbert Spencer
et Ernst Haeckel sont deux des plus fameux disciples de Darwin, mais ils sont
aussi profondément lamarckiens (au sens où Darwin l’était lui même en ce qui
concerne sa théorie de l’hérédité), s’opposant violemment à Weismann, jugé
préformiste et idéaliste. A la suite de ces pionniers lamarcko-darwiniens, les
« néo-lamarckiens » furent tout au long du siècle les plus ardents défenseurs
de la causalité contre l’indéterminisme de leurs contemporains néo-darwiniens.
Ainsi E. Cope, néo-lamarckien américain, affirme que « toute théorie
qui n’explique pas les causes de la variation est défaillante dans ses
fondements mêmes » : La sélection naturelle n’étant « qu’une
Providence « dépersonnalisée » » (Le Dantec, 1901), la
véritable cause de l’évolution doit être recherchée dans le déterminisme du
milieu. L’hérédité des caractères acquis sera donc un principe central du
néo-lamarckisme (il ne l’est pas chez les psycho-lamarckiens) dont de nombreux
naturalistes tenteront d’élucider le mécanisme.
A la notion matérialiste de
causalité s’ajoutent celles de progrès et de complexité : Profondément
marquées par le mécanisme, les théories de Spencer et d’Haeckel s’appuieront
sur ces notions pour jeter les bases du darwinisme social, dont le lamarckisme
social est synonyme jusque dans les années 1940, mais qui prendra plus tard
en se liant à la génétique des populations, le nom de sociobiologie (camp 3).
Pour Spencer, la sélection
naturelle est un mécanisme finaliste suffisant à définir son évolutionnisme
positiviste, ouvrant la voie au malthusianisme réactionnaire. Pour Haeckel, la
sélection naturelle ne se limite pas à la simple compétition entre congénères ;
elle est opérée par le « milieu » au sens large (climat, nourriture,
besoins, développement embryonnaire) : Son évolutionnisme apparaît tout
aussi réactionnaire mais plus équivoque, à cheval entre un matérialisme
mécaniste et un vitalisme confusément avoué.
D’une façon générale, le
lamarckien moderne considère toute variation phénotypique comme obligatoirement
adaptative et héréditaire par elle même (adaptationnisme téléologique et
anti-mendélisme). Celui qui irrita, qui irrite encore les néo-darwiniens avec
le plus d’efficacité fut Baldwin au début du XXe siècle. Baldwin
cherchait une théorie expliquant l’« impression » rétro-active de
l’accommodation adaptative de l’individu dans ses propres gènes. A la sélection
naturelle et aux variations individuelles, il préfère la sélection organique
et l’accommodation : La sélection organique est pour lui le
processus par lequel les modifications génétiques se révèlent à la suite
et en raison de l’accommodation individuelle. Parallèlement ; à
l’idée de caractères acquis par l’usage, il préfère l’hérédité des caractères
acquis au cours du développement individuel (accommodation) : Dans un
environnement inadapté, le phénotype serait suffisamment souple pour
réagir ; Des mutations génétiques en tous sens seraient ensuite
sélectionnées dans le sens d’une correspondance maximale au phénotype accommodé
(fixation héréditaire du phénotype provisoire)… Des néodarwiniens cherchent
encore aujourd’hui à minimiser la polémique et absorber une forme restreinte du
célèbre « Effet Baldwin » (voir l’article Baldwin de P. Tort
dans son Dictionnaire du Darwinisme).
Plus tard, Koestler
reprendra les idées de Baldwin en modérant son finalisme externe et en
soulignant le rôle de certains facteurs « internes » : « Les
individus, dotés de désirs et de préférences, ont dans l’évolution un rôle
actif, en prenant des initiatives que les mutations ne font
qu’officialiser : il existe des contrôles sélectifs internes ayant pour
but de coordonner les mutations bénéfiques de façon à orienter l’évolution dans
des directions biologiquement acceptables. »
C’est finalement Conrad
Waddington qui laissera la marque la plus profonde sur cette question. En tant
qu’embryologiste, il conçoit dans les années quarante une théorie qui jettera
les bases de la cybernétique en biologie, fondée sur l’assimilation génétique
des caractères acquis au cours du développement. Sur un jeu de mot associant
épigenèse et génétique, il crée de toutes pièces une discipline nouvelle ;
l’épigénétique.
Contre le déterminisme
génétique, et notamment contre celui de l’embryologie génétique, Waddington
considère le développement comme un « paysage épigénétique » formé
d’un système complexe de vallées canalisant telle ou telle morphogenèse.
La compétence d’une zone ponctuelle de l’embryon est définie comme « un
complexe local de réactions entre des substances formant un mélange instable
qui peut à un certain moment avoir deux modes alternatifs de changement ou plus »
(Organisers and genes) : Lorsqu’un gène muté fait pousser des
pattes à la place des antennes sur un embryon de Drosophile, ce gène ne
contient pas toutes les informations nécessaires à construire une
antenne ; mais agit simplement à la manière d’un barrage fermant une
vallée, en ouvrant une autre, dans le « paysage » au relief complexe
de l’embryogenèse.
Depuis les années quarante
le néo-lamarckisme refait régulièrement surface dans le domaine de la génétique
et toujours sur la question de l’indéterminisme. Quelques expériences dont les
résultats, hautement polémiques, n’en sont pas moins authentifiés par
l’ensemble de la communauté scientifique : En 1962 on transmet un
mélanisme héréditaire à des poules blanches par simple transfusion de sang de
poules noires (Leroy, Stroum) ; en 1980 E.J. Steele réconcilie immunologie
et lamarckisme en montrant que certains anticorps néoformés par injection d’un
antigène de synthèse sont transmis à la descendance ; en 1988 J. Cairns
montre que des bactéries privées de lactose et mis en présence de glucose
mutent spécifiquement et abondamment sur le gène de l’enzyme consommant le
lactose jusqu’à ce que celle ci puisse consommer du glucose…
Parallèlement les théories
néo-lamarckiennes n’ont cessé d’être reformulées en suivant la brèche ouverte
par Waddington : Citons par exemple l’embryologie épigénétique de
Gallien (1973) et l’évolution épigénétique de Brien (1974), la loi
d’évolution linéaire de Chandebois (1993).
● Interactions :
Selon le néodarwinien P. Tort « le lamarckisme « biologise »
l’espoir d’une immortalité des choses accomplies » et représente donc
« l’héritier de l’évolutionnisme théiste, seul capable de conserver le
finalisme ». Haeckel, bien qu’anticlérical acharné, penchait en effet
pour une religiosité téléologique, « énergétiste » et vitaliste.
Moniste déclaré en revanche, il fond le corps et l’esprit dans une même
matière, mais faute de comprendre dialectiquement la conscience, sa conception
de la matière, vivante ou non, devient finalement animiste (apparentée à la
conception « hylozoïste » de Berthelot).
Si le néo-lamarckisme tient
la main du finalisme réductionniste (camp 3) par Spencer, il tient donc
également celle du finalisme spiritualiste (camp 1) par Haeckel : On tient
compte ici moins des nombreuses restrictions idéologiques contre le
cléricalisme, le dualisme et le fixisme, que des affinités sous-jacentes avec
le cuviérisme en ce qui concerne le mécanisme, l’adaptationnisme, le finalisme
externe et une forme frustrée du spiritualisme.
Côté matérialisme,
Waddington incarne la jonction historique entre le néo-lamarckisme et la
cybernétique des années soixante/soixante dix. C’est avec René Thom,
mathématicien et pionnier de la cybernétique, qu’il conçoit sa théorie
épigénétique du développement. Il ouvre ainsi la voie à une forme rénovée du
finalisme, par delà l’inaptitude du finalisme réductionniste à réduire la
génétique moléculaire.
■
Cybernétique
Le néo-finalisme apparaît au
sein des théories de l’évolution lorsque des physiciens et des mathématiciens
néo-positivistes, dans leur volonté commune d’unifier les sciences
expérimentales, se penchent sur la biologie. Il provient d’un holisme censé
bouleverser le mécanisme réductionniste dont les biologistes sont coutumiers.
Naissent alors conjointement de nombreuses théories cybernétiques, telles que
la théorie des catastrophes (René Thom) étudiant la naissance des
discontinuités d’un substrat biologique, les structures dissipatives
(Ilya Prigogine) étudiant l’entretien loin de l’équilibre thermodynamique des
systèmes vivants, la théorie de l’équilibration (Jean Piaget)…
Cette dernière par exemple
sort du mécanisme des travaux de Waddington en embryologie et les adapte plus
directement à la question de l’évolution. A cet égard, Piaget revient sur la
notion d’adaptation et sur la dualité génotype-phénotype. Rejetant l’hypothèse
d’une hérédité des caractères acquis par l’habitude, il se démarque du
néo-lamarckisme et propose une troisième voie entre néo-lamarckisme et
néodarwinisme : Lorsqu’un animal s’installe dans un milieu auquel il est
inadapté, il adopte un « comportement phénotypique » constituant
« l’amorce de la transformation de l’organe » inadapté. Lors de son
développement, ce comportement pallie le déséquilibre entre génotype et
phénotype : le milieu intérieur transmet au génome l’information
« quelque chose ne marche pas ». Ce dernier réagit alors en se
modifiant par des recombinaisons internes (« phénocopie »). Ce
n’est donc pas le milieu extérieur mais le milieu intérieur qui agit sur le
génome, conformément à l’interactionnisme des thèses cybernétiques :
« Je vois là l’effet d’une sélection exercée par le milieu intérieur et
épigénétique, lorsque ce milieu a été modifié sur quelques points par un
phénotype acquis et que ce déséquilibre a entraîné (…) une sensibilisation des
gènes régulateurs : il n’y a donc à faire intervenir aucun
« message » du soma au génome, mais une simple perturbation
entraînant des variations semi-aléatoires sur lesquelles s’exerce la sélection
interne, d’où les réajustements stimulent une fixation du phénotype alors qu’il
a été en réalité « remplacé », et cela par une reconstitution
purement endogène » (Piaget, Théorie du langage / théorie de
l’apprentissage).
La « révolution »
cybernétique est marquée par le renouveau des notions de complexité,
d’interactions structurales, de globalité, d’émergence : Le néo-finalisme
est avant tout « opposé » au mécanisme réductionniste et s’appuie sur
l’idée que la finalité se trouve inscrite dans le devenir des choses elles
mêmes[12]
(parenté avec Waddington), avec une primauté du tout sur les parties.
Si le pouvoir d’organisation
de la matière (la néguentropie de Prigogine) se rapporte à
l’auto-dynamisme dialectique, le néo-finalisme des cybernéticiens n’en est pas
moins un « mécanisme holiste » fort éloigné de la dialectique et
davantage porté sur le dynamisme « cyclique » que sur l’évolution
biologique proprement dite. On pense en terme de structure et de fonction, pas
en terme de changement… et le formalisme cybernétique, à force de mathématiser
à outrance, se départit de son matérialisme originel pour jeter les bases d’un
« néo-connexionnisme » réconcilié avec la génétique moléculaire
jusqu’à lui offrir la désastreuse métaphore du « programme
génétique ». Seul Henri Atlan (voir chapitre précédent) continue
aujourd’hui à penser que ce néo-connexionnisme, ou théorie de l’information,
conserve une vertu matérialiste apte à critiquer l’idéalisme néodarwinien.
● Interactions :
Si le néo-lamarckisme était la seule voie susceptible de sauver la finalité de
l’impasse théiste (camp 1), la cybernétique fut ensuite l’occasion de la sauver
une nouvelle fois (néo-finalisme) dans la lignée d’un mécanisme holiste (un
cuviérisme restreint se fond dans le structuralisme des années soixante-dix).
Mais la cybernétique est aussi le moment d’une rupture avec Lamarck, même si
elle reste fondamentalement critique vis à vis du néo-darwinisme (et de la
génétique instructionniste en particulier). Son formalisme tend néanmoins à
idéaliser la notion centrale de complexité, à tel point qu’une théorie de
l’information implicitement idéaliste,
liée à la notion de néguentropie, servira de base à la refondation moderne de
la génétique moléculaire.
Sur le plan pratique, la
cybernétique fait donc alliance avec le néodarwinisme idéaliste de cette époque
(Piaget par exemple se réclame ouvertement de Waddington autant que de
Dobzhansky, cofondateur de la théorie synthétique
de l’évolution !), ayant
pris acte de
l’impasse mécanisme réductionniste (causalité)→ mécanisme
holiste (émergence). Ainsi le thermodynamicien Prigogine, qui considère l’être
vivant comme une gigantesque
structure dissipative,
renvoie à la
préhistoire de la génétique moléculaire qui soutenait
qu’« un organisme vivant accroît constamment son entropie –ou crée de
l’entropie positive- » (Schrödinger, Qu’est ce que la vie ?) :
En permanence, l’organisme puise de l’ordre dans son
environnement à travers son alimentation. Allant plus loin, Prigogine applique
sa théorie à la sociologie (sociobiologie), apportant un cadre explicatif à
l’évolution des populations : fluctuations d’un ordre pré-existant, soit
amorti, soit s’étendant à la population entière, rôle
« thermodynamique » des minorités au sein des populations… La cybernétique
coïncide donc clairement avec la génétique des populations[13]
(ultradarwinisme et sociobiologie).
Sur le plan idéologique, si
la cybernétique a rompu avec Haeckel, elle conserve de Spencer un
adaptationnisme déclaré, problématique centrale de toutes les théories citées
plus haut. Toujours tenté par l’eugénisme (Waddington l’était ouvertement), le
finalisme mécaniste aboutit à une vision très élitiste de la génétique des
populations ; C’est cette dernière discipline qui reprend dans les années
soixante-dix le flambeau du darwinisme social (sociobiologie) jadis porté par
Spencer, jusqu’à ce qu’elle devienne aujourd’hui l’ultime impasse du finalisme
en biologie.
► Eléments de
dialectique
Il y a chez Haeckel un
attachement manifeste aux causes finales, imprimant à son œuvre un
déterminisme que le darwinisme perdra un siècle plus tard. C’est à ce finalisme
mécaniste que se rapportent d’une part une notion de complexité plus
dialectique (loi de passage du simple au complexe, de l’inférieur au
supérieur) que celle des cybernéticiens (néo-finalisme émergentiste),
d’autre part une unilatéralité du rapport milieu-organisme aussi
anti-dialectique que l’unilatéralité néodarwinienne du rapport
génotype-phénotype. Ce dernier convient toutefois à Spencer qu’on « accuse »
de lamarckisme, moins pour sa pratique scientifique que pour son idéologie
raciste et eugéniste.
A l’inverse, Baldwin,
Koestler, Waddington reviendront sur le principe d’interaction dialectique
milieu-organisme, dans leur combat pour réconcilier génétique et
matérialisme : Ce principe souffrira jusqu’à Piaget du caractère mécaniste
de leur théorie…La faillite provisoire du mécanisme réductionniste sera le
contexte d’une révolution cybernétique, ouvertement holiste (on ne peut
réduire la matière à une de ses formes) mais toujours mécaniste : Le
vivant est auto-dynamique mais, dans son étude, la structure prime sur
le processus.
Face au dogmatisme génétique
de mieux en mieux ancré dans la science bourgeoise, des matérialistes tels
qu’Atlan ou Piaget tenteront de sauver le holisme dans des théories plus
abouties.
Piaget généralise sa théorie
(phénocopie) sous la forme d’une « théorie de
l’équilibration » : L’adaptation organique au milieu est conçue comme
un processus résultant de deux forces opposées : l’assimilation
[milieu-sujet] (intégration des caractéristiques du milieu par l’organisme
actif) et l’accommodation [sujet-milieu] (modification de l’activité par le
sujet en vue de son application au milieu). Cette théorie repose donc
implicitement sur les lois du mouvement dialectique et de la contradiction
antagoniste : Piaget ajoute d’ailleurs qu’accommodation et
assimilation s’exercent en sens opposé (convergence) et que seule une
« ordination » des deux mouvements dans le même sens permet
l’évolution équilibrée du sujet. Il annonce ici la loi du saut qualitatif,
mais sans la relier causalement à la
contradiction définie plus haut… Notre cybernéticien « touche » la
dialectique, mais son néo-finalisme le coupe du principe des causes finales qui
donnerait à sa théorie une cohérence interne.
Atlan, de son côté, s’attèle
au problème du programme génétique en matérialiste : « Les
propriétés génétiques des organismes ne sont pas contenues dans les gènes (…)
la structure moléculaire statique du gène joue certes un rôle
déterminant, mais comme élément d’un processus qui implique par ailleurs
d’autres molécules, et surtout un ensemble de réactions, de transformations
physico-chimiques entre ces molécules » (La fin du tout-génétique).
Mais son modèle interactionniste se débat fatalement avec la notion
indéterministe de complexité sans trouver d’issue convaincante…
D’inspiration positiviste
plutôt que dialectique, le holisme des cybernéticiens force ces derniers à
rejeter la « cause finale » (principe dialectique des néo-lamarckiens)
pour la « cause formelle » (principe aristotélicien puis kantien,
selon lequel, si la matière se meut par les chemins les plus courts ou les plus
aisés, c’est que la fin « pré-oriente » son trajet). On ne s’étonnera
pas d’assister à l’échec d’une cybernétique qui, toute dialectique qu’elle
soit, prétend que les effets précédent magiquement les causes…
c. Camp 3 : Le finalisme
réductionniste
■
Ultradarwinisme
Lors du congrès de Princeton
(1947) au terme duquel la théorie synthétique trouva sa formule
« définitive », certains généticiens des populations, emportés par
l’enthousiasme d’une utopique officialisation de leurs idées, allèrent jusqu’à
clore une fois pour toute la vérité absolue du « mécanisme » de
Darwin. Julian Huxley affirma en 1956 : « La sélection
naturelle est le seul facteur de l’évolution ». Cain et Ford
soulignèrent dans les années soixante, que « toutes les
caractéristiques des animaux ont un sens adaptatif » : si
ce n’était pas le cas, ces caractéristiques auraient été éliminées. C’est à
cette époque que G.C. Williams et W. Hamilton fondèrent l’ultradarwinisme comme
doctrine : « Toute adaptation est calculée de façon à maximiser le
succès reproducteur de l’individu qui la présente, relativement aux autres
individus » (Williams). Cette notion de « maximisation de
l’efficience darwinienne » (nombre de descendants d’un individu, selon sa
valeur adaptative), postule la relation métaphysique un trait/un gène.
L’ultradarwinisme est donc aussi et surtout un ultramendélisme. De plus, selon
ce principe de maximisation, les animaux les moins efficients
« renonceraient » à se reproduire quand la densité de la population
s’accroît[14] : l’ultradarwinisme
est un malthusianisme explicite partageant avec la cybernétique le principe des
causes formelles (l’effet oriente la cause). Nous voici donc en présence d’une
doctrine qui est à la fois réductionniste (ultramendélisme) et finaliste
(adaptationnisme et malthusianisme).
D’une façon générale
l’ultradarwinisme est une foi formaliste que partagent essentiellement les
généticiens des populations. Idéologiquement, nous atteignons les sommets de la
biologie réactionnaire : Fondateurs (Huxley, Haldane, Müller) comme
disciples (Ford, Cain) militent pour l’eugénisme sous sa version la plus
crue : On dit qu’ils sont la face obscure du néo-darwinisme, aujourd’hui
passée sous silence d’ailleurs…
Exemple central ;
La théorie du « fardeau génétique » (1950 – 1966), qui sera vite
appliquée à l’Homme, décrit une population donnée comme étant l’enjeu de deux
forces contraires : sélection naturelle (pression uniformisante) et
mutations (pression hétérogénéïsante), en précisant que la première est plus
forte que la seconde : Cette domination d’une pression sur l’autre aboutit
à l’uniformisation de la population autour d’un type (« adaptation
idéale » ou optimum individuel). Au sein de la population, la masse des
individus les plus « éloignés » de cet optimum (déficit d’adaptation)
constitue ce qu’on appelle, sans euphémisme, le « fardeau »
génétique… dont l’élimination favoriserait, accélérerait même, l’adaptation
idéale de l’élite par ailleurs.
Malheureusement le
néodarwinisme a évolué depuis… en s’éloignant des ultras ; préférant
aujourd’hui le hasard (dérive génétique) à la sélection naturelle (équilibrante
et non créatrice) comme moteur de l’évolution… Revenant à la notion
ectogénétique d’« adaptation des organismes aux circonstances »,
l’ultradarwiniste Ford finira sa carrière (1988) plus proche de Lamarck que de
Darwin (« circonstance » est une des notions les plus typiquement
lamarckiennes).
Le paléontologue David M.
Raup régénère actuellement le malthusianisme, en conservant malgré cet
« anachronisme » théorique une audience assez large : Pour lui
ce sont les extinctions qui suscitent les spéciations (nécessité de réoccuper
les niches vacantes) : En tant que paléontologue, il rappelle que les
fossiles étaient tout aussi bien adaptés à leur milieu que les espèces actuelles
au leur : 1) Il n’y a donc ni progrès ni complexification au cours de
l’histoire de la vie (rupture avec Lamarck), 2) les extinctions ne sont pas
dues à un déficit d’adaptation mais à un hasard régulateur : Raup fait
alors explicitement la comparaison entre l’évolution biologique déterminé par
le très darwinien principe d’essais-erreurs et les cours de la bourse régulés
par une « main invisible » !
De l’ultradarwinisme, Raup
et son collègue Sepkovski conservent la base malthusienne adaptationniste et
empiriste (en ce qui concerne la définition d’une espèce) mais rejettent la
téléologie et l’évolutionnisme positiviste. Rien n’est dit sur le
« malencontreux » fardeau génétique, mais rien n’indique que cette
notion soit caduque dans leur théorie, en particulier lorsqu’il s’agit de
dissimuler la notion de polymorphisme au profit de celle de typologie.
L’idéologie fasciste
relativement atténuée, c’est un ultra-libéralisme bien plus présentable qui
permet au courant de survivre aux polémiques et de participer aujourd’hui
encore au débat scientifique.
● Interactions :
Enracinés dans la doctrine de Spencer, les ultras se démarquent des finalistes
mécanistes (et des cybernéticiens en particulier) par une adhésion
inconditionnelle au réductionnisme de la génétique moléculaire, tout en
conservant avec ces derniers un terrain d’entente en ce qui concerne
l’adaptationnisme et, dans sa forme idéaliste raffinée, le néo-finalisme.
Mais l’abandon d’une volonté
d’expliquer positivement comment les espèces évoluent (considérant que le
couple hasard-sélection « explique tout ») et l’extrême (et douteuse)
mathématisation de leurs études unissent objectivement l’ultradarwinisme à la
sociobiologie actuelle (Raup et Wilson se congratulent réciproquement dans
leurs œuvres). On verra que sur le plan idéologique, l’alliance est tout aussi
flagrante…
■
Sociobiologie
Le finalisme adaptationniste
des généticiens des populations a presque totalement fusionné dans les années
soixante avec le réductionnisme des généticiens moléculaire et d’une école
d’éthologistes (étude du comportement animal) opposée à celle de Chauvin. Ces
derniers développaient en effet, contre le mysticisme des Grassé et Chauvin,
une théorie attribuant à tout comportement animal une valeur sélective
déterminée génétiquement : Le cloisonnement métaphysique entre la
variabilité individuelle (les organismes sont de simples véhicules permettant
aux gènes de subir un tri) et la sélection naturelle (s’appliquant aux
populations plutôt qu’aux individus) atteint ici son paroxysme.
Dans un premier temps,
Hamilton et ses disciples actuels affirment que tout trait comportemental est
stabilisé par la sélection naturelle, même l’altruisme bien connu chez les
animaux dits « sociaux ». On considère en général que l’altruisme
contredit notamment la notion polémique de compétition intra-spécifique :
Dans une population d’insectes sociaux, un même reine donne naissance à toutes
les castes d’individus. Ainsi un individu peut maximiser « son »
efficience darwinienne en aidant –voire en se sacrifiant pour- ses frères
(partageant avec lui au moins la moitié de ses allèles, et présentant donc
parmi ces allèles celui qui détermine l’altruisme[15]).
Dans le même ordre d’idée, l’abeille qui meurt lorsqu’elle a piqué (perte du
dard) ne maximise pas son efficience darwinienne directement mais celle de la
reine indirectement, puisqu’elle partage des gènes avec cette dernière !
C’est sur cette base que des
généticiens modernes comme Hamer postulent l’existence d’un gène en amont de
tout comportement humain : homosexualité, intelligence, pipi au lit,
criminalité, croyance en Dieu, etc.
L’application directe de
cette théorie aux sciences sociales suscita d’abord une polémique relativement
modérée et peu médiatique, à une époque où l’« affaire Lyssenko »
marginalisait toute critique vis à vis de la génétique : Edward O. Wilson,
pionnier de la sociobiologie, affirme d’emblée : « Vertébrés et
insectes (…) ont développé au cours de l’évolution, des comportements sociaux
qui sont similaires dans le degré de complexité et convergents dans de nombreux
détails importants. Ce fait porte en lui même la promesse particulière que la
sociobiologie peut être finalement dérivée des principes premiers de la
biologie des populations et du comportement et développée en une science mûre
et individualisée » (Insect societies).
La position matérialiste de
Wilson tient au fait qu’il accorde à la biodiversité issue des spéciations une
valeur déterministe, conditionnée physiquement par le milieu et non par le
hasard : Une espèce a une durée d’existence moyenne au terme de laquelle
elle s’éteint. De plus, la notion de convergence évolutive[16]
réaffirme un adaptationnisme strict. Sur bien des points, la théorie de
l’évolution de Wilson s’accorde avec les arguments de Raup et s’oppose
radicalement à ceux de Chauvin[17].
Pour Gould, « Le but
[de la sociobiologie de Wilson] était audacieux, mais simplement
formulé : accomplir la plus grande réforme de la notion de nature humaine
jamais vue depuis Freud. La citadelle devait tomber par étapes, sous les coups
de boutoir répétés d’un darwinisme impitoyable (…) Mais une théorie des
comportements universaux ne saurait entièrement rendre compte de la nature
humaine : il faut également englober dans cette théorie les différences
entre cultures, ainsi que la vitesse et l’instabilité étonnante des changements
culturels (…) Personne ne songeait à attribuer aux seuls gènes les très rapides
changements culturels. Lumsden et Wilson ont fait reposer leur étape finale sur
un modèle mathématique extrêmement contestable et aujourd’hui discrédité dans
leur livre Genes, Mind and Cultures (1981). (…) Nous réservons
d’habitude le qualificatif de « révolutionnaire » aux édifices
intellectuels nouveaux, aux façons radicalement neuves de produire du savoir
(évolution contre création ex nihilo, ou indéterminisme dans la théorie
quantique contre mécanique newtonienne). Or la sociobiologie s’est contentée de
s’emparer d’un domaine en utilisant des outils issus d’un autre domaine, sans
prendre la peine de les modifier » (Un hérisson dans la tempête,
1987).
Figure de proue de
l’avant-garde indéterministe, le saltationniste Gould est aussi violemment
opposé à Wilson et Dawkins que ces derniers à Grassé et Chauvin. Venant de ceux
que les néodarwiniens flattent aujourd’hui ouvertement, cette critique est
d’autant plus fatale pour nos « ultradarwiniens » auto-proclamés, que
la recherche donne aujourd’hui raison aux uns et implicitement tort aux autres…
On comprendra donc l’extrême amertume de Wilson vis à vis des « nouveaux
amis » de leurs alliés séculaires ; les dernières flèches de Wilson
sont des réaffirmations fortes du gradualisme darwinien, destinées à mettre
l’intelligentsia de la théorie synthétique face à ses contradictions… « La
macro-évolution, selon certaines formulations radicales [les
saltationnistes], est d’une certaine façon unique en son genre, non
semblable à la micro-évolution. La thèse sur les équilibres ponctués a fait
l’objet d’une grande attention parce qu’elle a d’abord été présentée comme un
défi à la théorie néodarwinienne de l’évolution : En fait, une nouvelle
théorie de l’évolution. Ce point de vue a été abandonné par la plupart de ses
partisans. Il ne semble pas que l’évolution saccadée soit une modalité
largement répandue, et la plupart des exemples avancés initialement n’ont pas
été confirmés. (…) Le terme « équilibre ponctué » est maintenant
surtout utilisé pour décrire un mode d’évolution où alternent phases rapides et
phases lentes, surtout lorsque les phases rapides sont accompagnées d’une
formation d’espèces. Son destin illustre le principe selon lequel, en science,
les idées qui ont échoué, continuent à vivre en tant que fantômes dans le
lexique des théories survivantes » (Wilson, La diversité de la vie,
1992). Ce dernier point est particulièrement juste… en ce qui concerne
l’étonnante survie de la sociobiologie par exemple !
Cette survie se manifeste à
travers le plus médiatique et le plus provocateur de tous les sociobiologistes
actuellement, Richard Dawkins : Pour lui « nous sommes des
véhicules-robots aveuglément programmés pour préserver les molécules égoïstes
connues sous le nom de gène » (Le gène égoïste, 1976)… Si seule
l’information subsiste au cours de l’évolution, les organismes mortels n’ont
pour fonction (finalité !) que celle d’expliciter la valeur relative des
gènes souverains en vue de leur sélection. La raison d’être d’un caractère se
tient exclusivement dans sa contribution à la transmission héréditaire du gène
correspondant… Indiquons au passage que cette assertion s’appuie sur les dogmes
génétiques dont nous savons qu’ils sont en train de s’écrouler.
Indissociable de la critique
quasi-unanime de cette théorie scientifique, la critique de l’idéologie
politique que celle-ci manifeste invariablement[18]
est tout aussi partagée et grandissante.
Prenant acte des multiples
contre-arguments de l’avant-garde indéterministe, Dawkins met l’accent sur une
partie marginale de son œuvre, la plus présentable idéologiquement dans le
domaine de l’éthologie ; la théorie des « mêmes ».
« Ce qui est
important dans le gène, c’est qu’il consiste en une unité capable de se
répliquer, autrement dit de produire des copies fidèles d’elle même ».
Dawkins en conclue qu’en dernière instance et par delà le phénotype des
organismes, alibi permettant à la sélection naturelle d’opérer, ce sont les
gènes qui subissent l’évolution biologique. A l’argument selon lequel les
cultures humaines évoluent trop vite pour correspondre à ce modèle génétique,
il répond en modérant le « tout génétique » pour mieux conserver le
socle réductionniste de sa doctrine : si l’évolution biologique n’est
possible que par la vertu auto-réplicative des gènes sélectionnables,
l’évolution culturelle s’explique par l’émergence dans le cerveau de l’Homme
(déterminé par l’évolution génétique) d’un « nouveau réplicateur »,
lui même sélectionnable ; la « faculté d’imiter »
(« même »). Les idées passent sans cesse d’un cerveau à l’autre,
comme des « unités » plus rapidement auto-réplicatives que les gènes.
Sur le même plan ; mode vestimentaire, innovation technique, néologisme,
idée politique, … ! Les idées « mutantes » qui surviennent de
temps en temps sont imitées et, face aux idées concurrentes, finissent par
disparaître ou supplanter ces dernières… Dawkins accepte ainsi de restreindre
le « tout génétique », pourvu que le « tout darwinien »
subsiste… et se garde bien d’identifier les critères éventuels qui déterminent
cette sélection des idées[19] !!
A l’évidence, la théorie des
« mêmes » est plus descriptive qu’explicative ; par delà
l’incorrigible réductionnisme, nous n’en retiendrons qu’une volonté anti-métaphysique
et louable en soi, d’unir des champs disciplinaires depuis longtemps
ennemis ; la génétique et l’éthologie, ou plus largement les sciences de
la nature et les sciences sociales. Mais nous savons qu’un scientifique
matérialiste et opposé à la métaphysique n’est pas prêt, loin s’en faut, à
épouser la méthode dialectique ! L’ultra-réactionnaire Dawkins illustre,
s’il en était encore besoin, cette évidence.
● Interactions :
La sociobiologie représente l’ancien visage du néodarwinisme. Elle doit sa
relative modernité à la diversité des disciplines récemment converties au
darwinisme (éthologie, anthropologie, neuro-psychologie, sociologie et même
épistémologie) plus qu’à un véritable apport théorique permettant au couple
hasard-sélection de survivre aux nouvelles orientations de l’évolutionnisme.
Rien d’étonnant à cela : cette « science » s’est définie dès son
origine, comme une « pédagogie » permettant de promouvoir la théorie
définitive de Darwin et de l’étendre bien au delà du champ restreint de la
génétique des populations (ultradarwinisme).
De cette dernière, elle
garde fatalement le darwinisme social et un réductionnisme marquant l’échec
concomitant du holisme cybernétique. De plus, si elle partage encore sur le
fond l’essentiel du propos gradualiste et nominaliste avec la théorie
synthétique, celle ci se démarque peu à peu, scientifiquement et
idéologiquement, de la sociobiologie, son alliée d’hier… Si les finalismes
spiritualiste (via Chauvin) et mécaniste (via Waddington), comme
la théorie synthétique elle même (voir B. L’avant-garde indéterministe),
cherchent à transcender l’impasse où ils se tiennent depuis quelques temps, en
convoitant, ou plus exactement en flattant le camp le plus abouti de
l’indéterminisme, le finalisme réductionniste quant à lui, se retrouve dans
l’actualité d’une impasse irréductible. Pourtant, les idées de la sociobiologie
sont paradoxalement les plus médiatisées et les mieux connues du public !
L’horizon
« indépassable » de la sociobiologie n’est pas celui des fixistes,
dont la lutte théorique les amène à renier leur fixisme même ! Mais ces
deux camps que tout oppose ont au moins un point commun : Sans être
forcément les plus métaphysiques, ils sont résolument les plus étrangers à la
dialectique… Gageons que ce défaut soit au moins indirectement lié à l’impasse
dont la sociobiologie ne sortira qu’en se reniant elle-même (voir la théorie
synergique de Denis Buican ; Avant-garde indéterministe, camp 4).
► Eléments de
dialectique
Les lois de la dialectique
sont à la fois rares, estropiées et travesties, dans ce camp plus que dans
aucun autre…
L’adaptationnisme,
l’accumulation quantitative micro et macro-évolutive, la convergence pointent
une nécessité causale, mais l’unilatéralité des relations
espèce→milieu, génotype→phénotype, micro→macroévolution
traduit une irréversible déviation métaphysique. La sociobiologie incarne un
gradualisme absolu (accumulation quantitative ne débouchant pas sur un
saut qualitatif), pendant du saltationnisme (saut qualitatif dont aucune
accumulation quantitative ne serait la cause). On ne saurait affirmer, en
marxiste, que les saltationnistes sont plus proches de la vérité absolue que
les sociobiologistes alors qu’en tout état de cause, chacun détient à l’insu de
l’autre une vérité relative, arme théorique dont la puissance dépend surtout de
l’état des recherches scientifiques… aujourd’hui en faveur des saltationnistes.
Chez Dawkins, on peut louer
la position matérialiste qui consiste à dire que théorie de l’évolution et
théorie de l’hérédité ne font qu’une, animés en dernière instance par la vertu
auto-réplicative de l’ADN (voir chapitre 6), mais l’ensemble de son œuvre n’en
reste pas moins idéaliste.
Exemple typique du travestissement
dialectique ; la théorie du fardeau génétique. Formellement, la loi du
passage du quantitatif au qualitatif saute aux yeux : une population
se forme sous l’effet d’une contradiction antagoniste entre deux
pressions ; changeante, les mutations, et stabilisante, la sélection
naturelle ; avec domination de l’une sur l’autre. De cette
domination résulte l’adaptation typologique.
L’analyse montre pourtant
qu’il s’agit de l’envers de cette loi dialectique. Aucun lien causal n’associe
les deux pressions antagonistes ; ainsi, de leur contradiction ne naît pas
un saut qualitatif (la domination accroît l’antagonisme jusqu’à changer de
« camp ») mais au contraire une stabilisation de l’espèce ! Il
est vrai qu’à force de sacraliser l’adaptation, on finit par passer la gênante
évolution des espèces sous silence… même si cette dernière reste l’objet
central de l’œuvre de Darwin : un comble !
B.
Dérive nécessaire de l’avant-garde indéterministe
L’arrière-garde est peuplée
de courants dont les racines historiques sont variées et distinctes :
Cuvier, Lamarck, Spencer, Bergson, Waddington. Nous avons plus ou moins suivi
la chronologie de leurs heures de gloire respectives : cependant, ce ne
sont pas les hommes qui, par opportunisme, franchirent successivement ces
courants, mais plus généralement la science bourgeoise de l’évolution. Cette
science, mouvante et travaillée par ses contradictions, occupée à concilier
sans cesse et par tous les moyens matérialisme et idéalisme, à transfigurer les
éléments découverts empiriquement de la dialectique en théories métaphysiques,
a subi au cours du XXe siècle de nombreuses métamorphoses théoriques
et idéologiques, tout en conservant son noyau darwinien. Sous sa forme récente,
la théorie synthétique (entendre ; théorie dominante dans la science
bourgeoise) s’est d’abord constituée sur la base de la génétique des
populations, dont les praticiens actuels se retrouvent dans l’arrière-garde,
pour se déporter ensuite loin d’elle, sur une position « initiale »
de ce que nous appellerons l’avant-garde indéterministe.
Ne nous y trompons
pas ; si cette avant-garde élargit la recherche à tel point que la vérité
darwinienne, aujourd’hui toute relative, prépare une métamorphose au terme de
laquelle son caractère (provisoirement) absolu resurgira, le futur visage de la
théorie de l’évolution restera nécessairement celui d’une science
bourgeoise : sur ce point, l’« affaire Sonigo » fait d’ores et
déjà office de pièce à conviction…
a. Camp 4 : Le gradualisme
mendélo-morganiste
■
Théorie synergique de l’évolution
Avant d’aborder le cas de la
théorie synthétique, arrêtons nous sur celui de Denis Buican, particulièrement
pédagogique ; Il témoigne à son insu de l’imminence d’une abjuration du
néodarwinisme.
Relativement connu des
amateurs de science, cet auteur peut être considéré comme l’un des rares
traîtres à la cause sociobiologique. Traître au sens où, prenant la
mesure du désaveu qui stigmatise ses confrères, il suit le train de
l’intelligentsia en tentant une double opération de sauvegarde du finalisme
(sélectionnisme et adaptationnisme) et de rupture avec le réductionnisme propre
à la sociobiologie. Rare dans la mesure où cette conversion opportuniste
ne peut être le fait d’une majorité de sociobiologistes, toujours convaincus de
ce que l’impasse dans laquelle ils sont enfermés ne donne pas raison pour
autant à la « nouvelle » génétique moléculaire des gradualistes.
L’œuvre de Buican qui
concerne l’histoire de la biologie fait toujours une large place au chapitre
« sociobiologie » avec une désarmante bienveillance et en dissimulant
systématiquement les polémiques. Sa façon de modérer le message de la
sociobiologie reste celle de Wilson lui même : la sélection naturelle ne
favorise tel individu que ponctuellement, dans un milieu donné… Celui ci pourrait
bien être éliminé s’il vivait dans un autre milieu. La nature révèle ainsi des
inégalités de fait, mais ne révèle jamais d’inégalité absolue. Autre élément de
modération : Buican cite abondamment Wilson et Hamilton, mais quasiment
jamais Dawkins, avec qui il marque une distance prudente !
Nostalgique de l’âge d’or où
l’invective « lyssenkiste » suffisait à immuniser son camp de toute
critique, Buican réhabilite enfin Malthus chaque fois que cela est possible,
rappelant que Darwin avouait sa dette à l’égard de l’économiste dans
l’élaboration de sa théorie (luttes intra et inter-spécifique)… Sur le plan
idéologique, il insiste sur la frontière qui selon lui sépare le lamarckisme
social (de Spencer à Lyssenko !) du darwinisme social (depuis Darwin et Galton).
Contre l’eugénisme des premiers, consistant à « améliorer »
volontairement l’espèce humaine en se substituant à la sélection naturelle
devenue inopérante depuis la civilisation, celui des seconds consiste à
« exacerber » la sélection naturelle dans nos sociétés pour qu’elle
soit plus « juste ». Citation du sage et respecté Jean Rostand à
l’appui : « Tant que l’Homme ne sera pas traité comme
l’Homme, tant que la concurrence des gènes ne s’exercera pas dans des
conditions relativement loyales, nous serons malvenus à attribuer les
différences manifestes à des différences originelles » (L’Homme).
Eugénique fasciste,
eugénique libérale se rejoignent au moins dans leur résultat ; Buican
préfère la seconde à la première, beaucoup moins « politiquement
correcte » !
C’est sur la question du
rapport entre micro-évolution (sujet de prédilection des sociobiologistes) et
macro-évolution (sujet de prédilection des saltationnistes) qu’il rompt avec le
finalisme réductionniste : sans être fausse, la théorie darwinienne n’est
pas un dogme clos une fois pour toute. « Un tel modèle d’explication
peut apparaître aujourd’hui trop étroit pour rendre compte de toute la
complexité du processus évolutif et, surtout, du passage d’un ordre ou d’une
classe biologique à une autre ; comme par exemple des reptiles aux
oiseaux. » (Histoire de la biologie). Sans être
fondamentalement erronée, la sociobiologie n’explique donc pas tout ! La
nature profonde, émancipatrice et pédagogique, de cette doctrine serait-elle
alors illégitime ?
Comment élargir le cadre
« trop étroit » du darwinisme ? Par l’extrapolation
« holiste » de la notion de sélection naturelle à tous les niveaux
d’organisation du vivant. Ainsi la sélection des individus selon leur valeur
adaptative n’est plus le seul moteur de l’évolution ; d’autres sélections
opèrent… Sélection génotypique (tri par la mort avant la naissance), sélection
cellulaire (limitation des phénomènes de polyploïdie), etc. La « sélection
multipolaire », qui fonde ce qu’il appelle la théorie synergique de l’évolution,
accommode la sélection à toutes les sauces en se gardant bien de la relier
causalement aux variations multipolaires ; autrement dit, rien de nouveau
depuis l’inaptitudede la sociobiologie à expliquer positivement l’évolution.
Nous sommes restés dans l’explication d’une pression stabilisatrice, qui plus
est appliquée à tous les niveaux d’intégration du vivant.
Particulièrement fier de sa
découverte, Buican interroge ses maîtres : Suis-je assez néodarwinien à
votre goût ?… Voilà quinze ans qu’il reformule sa théorie
« révolutionnaire » dans ses ouvrages[20],
quel qu’en soit le sujet principal : il n’a malheureusement toujours aucun
disciple à l’heure qu’il est !
De la position très spéciale
qu’il occupe, Buican ne voit pas les saltationnistes d’un très bon œil.
Anticommuniste convulsif, il reste wilsonien quand il s’agit
d’« insulter » ceux qui jouissent d’un succés grandissant, tant celui
qu’il mérite lui échappe :« Le matériel paléontologique, qui sert
de référence à Gould et aux autres chercheurs, est forcément incomplet. Aussi
les grands changements qui se sont produits dans les périodes géologiques ont
dû contribuer, grâce aux pressions sélectives nouvelles qui s’ensuivirent, à
l’éclosion plus rapide des espèces biologiques, sans qu’on ait à recourir aux
explications de Gould qui attribuent à la saltation un faux mécanisme
d’accumulation quantitative qui passerait au bond qualitatif… comme celui prôné
naguère par Lyssenko. » (Histoire de la biologie).
Remarquons au passage qu’il
est parfaitement injuste de glisser un couteau entre les dents de S.J
Gould : Ce dernier séparant au contraire les saltations de toute
accumulation quantitative, il ne peut être à la fois matérialiste dialectique
et militant de « l’indéterminisme »…
D’ailleurs Gould renvoie la
balle empoisonnée du marxisme dans le camp de l’adversaire, avec une certaine
ironie mais non sans pertinence : Il rappelle par exemple à Wilson,
persuadé qu’il a découvert grâce à sa doctrine sociobiologique le mécanisme de feedback
positif entre libération de la main et accroissement du cerveau chez
l’Homme (co-évolution gène/culture) : Quoiqu’en pense « Wilson,
qui flaire l’influence délétère du marxisme derrière toute critique radicale de
sa sociobiologie, la meilleure défense de la co-évolution gène/culture au XIXe
siècle a été menée par Friedrich
Engels dans son remarquable essai de 1876 (publié de
façon posthume dans Dialectique de la Nature) : Du rôle du travail dans la
transformation du singe en homme. » (Un hérisson dans la tempête).
Aujourd’hui poussé dans ses
derniers retranchements, notre opportuniste n’en est pas à une trahison
près ; Revenant sur ses attaques, il élargit sa base jusqu’à la
schizophrénie. D’un côté il propose la notion d’« orthodrôme
évolutif » (voies de développement par « contraintes »
épigénétiques orientées) qui rappelle, au delà de la sociobiologie, les
théories cybernétiques voire néo-lamarckiennes, de l’autre il concède
finalement au saltationnisme une certaine valeur explicative, malgré bien sûr
la « source marxiste de la pensée de Gould »…
● Interactions :
Ce récent renversement, qui n’affecte pas le noyau théorique de la
« synergie évolutive », montre à quel point Buican se tient
suicidairement à la charnière de deux visions du monde antagonistes : Sur
un flanc, le cadre explicatif de la sociobiologie (matérialiste pour
l’adaptation, idéaliste pour la génétique) est conservé et même
« étendu » ; non plus aux dangereuses sciences sociales, mais
aux disciplines dissidentes de la biologie ; paléontologie, cytogénétique,
… Sur l’autre, la peur panique d’être acculé à l’arrière-garde de la biologie
(Buican l’a déjà été en Roumanie du temps de Lyssenko, pour des raisons
inverses !) le force à applaudir avec Jacob, Gros, Tort, et Mayr les
succès prometteurs des nouveaux indéterministes (matérialistes pour la
génétique, idéalistes pour l’adaptation).
■
Théorie synthétique de l’évolution
Dévoilons d’emblée ce qui
est à la fois la raison d’être et le piège scientifique de cette théorie :
sa substance se résume à une table des onze commandements censée mettre le
néodarwinisme à l’abri du temps. Voici ses termes les plus récents, en
respectant leur formulation (Mayr) :
I. Sélection naturelle stabilisante (Darwin) et réductionnisme génétique (Mendel) :
1. Les variations sont exclusivement dues à des mutations génétiques.
2. Les mutations peuvent être désastreuses, avantageuses ou neutres.
3. Le matériel génétique est invariant (pas d’hérédité des caractères acquis).
4. La variation génique est essentiellement due à des recombinaisons (le bricolage de Jacob).
5. Une variation peut résulter de plusieurs gènes (polygénie).
6. La variation d’un seul gène peut affecter plusieurs caractères phénotypiques (pléiotropie).
II. Dogme de séparation soma-germen (Weismann) ;
III. Mutationnisme chromosomique (Morgan) ;
IV. Embryologie génétique inductive [non-préformiste] (Speman) ;
V. Populationnisme issu de la notion de polymorphisme (Mayr) ;
VI. Micro-évolution issue de la notion de dérive génétique (Dobzhanski) ;
VII. Adaptationnisme restreint en tant que moteur de l’évolution (Fisher) ;
VIII. Gradualisme et continuité micro/macroévolutive (Mayr) ;
IX. Typologie restreinte à la notion relative d’interfécondité (Mayr) ;
X. Spéciation allopatrique [populations marginales] (Mayr) ;
XI. Hétérogénéité des rythmes de spéciation [graduelle ou accélérée] (Simpson).
Epistémologiquement, cet
évangile repose non sur des lois mais sur des « concepts ». Cela ne
change rien, mais le terme est plus humble, plus souple … donc plus résistant
aux critiques radicales. Il se présente comme une définition du vivant dépassant
le hiatus qui oppose depuis toujours mécanisme et vitalisme. Mayr s’emploiera à
désamorcer ce vieux « malentendu » en scellant une nouvelle alliance
émergentisme/matérialisme, sur laquelle nous reviendrons.
Idéologiquement, La distance
avec les sociobiologistes est plus marquée que dans la théorie scientifique.
Mayr a implicitement rompu avec Wilson, et l’histoire des sciences, dans ses
ré-écritures récentes, commence à oublier des noms…
Théoriquement, nous
assistons à un double mouvement de repositionnement gradualiste radical (I à
IX) et d’absorption des dissidences neutraliste (I2, VI, VII) et saltationniste
(I5, I6, IX, X, XI). Partant d’une volonté de clore une fois pour toutes les
« querelles de spécialistes » (1947), la théorie synthétique s’est
faite aujourd’hui à l’idée de sa nécessaire, de son inévitable évolution, et
proclame désormais elle même les phases de cette très positiviste
« maturation »[21] !…
Maturation qui s’oriente
résolument vers une nouvelle forme de holisme dépassant les failles du réductionnisme
de la génétique des populations et de l’embryologie génétique ;
l’émergentisme indéterministe[22].
Faisons les présentations.
Quatre protagonistes influents personnifieront ici le repositionnement
théorique et idéologique de l’intelligentsia néodarwinienne. Voici donc, dans
l’ordre hiérarchique :
Jacob[23] le souverain pontif ;
Sage gardien du dogme mendélo-morganiste, tour à tour inquisiteur ou
bienveillant, éminence grise de l’Institut Pasteur, il est l’un des fondateurs
incontestés de la génétique moléculaire. Coiffé de sa mitre de prix Nobel,
obtenu en 1965 avec feu Jacques Monod et André Lwoff pour leur découverte des
systèmes de régulation et d’expression génétique, il apparaît dans les studios,
sur les plateaux, dans les journaux avec égards et génuflexions. Loué pour la
justesse de ses sentences et son sage recul vis à vis de la crise actuelle, le
vénéré patriarche nous livre régulièrement ses intéressantes réflexions
personnelles sur papier glacé.
Mayr
l’apôtre évangéliste ; Initiateur du néodarwinisme (avec d’autres)
puis fondateur de la théorie synthétique de l’évolution, ses décrets sauvent
régulièrement les Saintes Ecritures de Darwin des controverses théoriques et
pratiques. En tant que généticien des populations, l’apôtre du darwinisme reste
fermement attaché au pontificat de la génétique moléculaire et propose, face au
protestantisme néodarwinien des Gould et Eldredge, une contre-réforme
prometteuse…Jadis admirateur d’Hitler, Ernst Mayr, naturalisé américain, est
aujourd’hui celui qui prêche la bonne parole ; Non, la génétique n’est
pas aussi extrémiste, elle est simplement mal comprise…
Gros
l’archevêque ; Ancien collègue et disciple de Jacob et Monod, il est
le directeur actuel de l’Institut Pasteur et secrétaire perpétuel de l’Académie
des Sciences. On trouvera ses œuvres chez Odile Jacob (fille de son aîné et
ami !). Assis sur le trône de Monod, il dirige la recherche actuelle en
génétique moléculaire, seul à bord et lâché par Jacob pendant la tempête.
Tort le
prédicateur repenti ; Directeur de l’Institut Charles Darwin
International, ex-communiste repenti (comme Dominique Lecourt d’ailleurs),
éminence française du Museum National d’Histoire Naturelle,
il est lauréat de l’Académie des sciences pour son Dictionnaire du
Darwinisme et de l’Evolution, bible incontestée du néodarwinisme moderne.
Tort est l’un des idéologues les plus efficaces du déplacement actuel.
Les
orthodoxes ; Le déplacement du gradualisme ne se fait pas sans
quelques réticences… Ainsi des biochimistes comme Christian De Duve, prix Nobel
1974, et son ami Stanley Miller, illustre auteur de l’expérience de synthèse de
molécules organiques en conditions abiotiques, s’opposent à la fois aux
théories de Dawkins et de Gould, revendiquant une certaine orthodoxie
théorique. Mais il s’agit d’une orthodoxie antérieure au néodarwinisme de Monod
lui même ; ce que De Duve ne supporte pas, c’est la sur-exploitation du
concept de hasard, depuis Monod[24]
jusqu’à Gould et ses confrères. Il préfère les termes de « hasard
contraint »[25] et de complexité
déterministe[26], à ceux de contingence et
d’émergence.
« Je me défend de tout finalisme et de
tout vitalisme » prévient-il dans un entretien ;« Je n’ai pas
cette conception de beaucoup de physiciens, adoptée par maints biologistes, qui
souvent sans même s’en rendre compte sont en fait dualistes, parce qu’ils se
donnent une définition préconçue de la matière. Ils voient la matière brute,
inerte, celle qui fait les étoiles et les galaxies, ils voient un substratum
indifférent sur lequel le hasard va soudain épingler quelque part un grain de
vie qui apparaît alors comme une sorte de miracle. Et puis encore une fois le
hasard va épingler sur ce grain de vie le cerveau humain, un miracle de
miracle ! Comme ces gens-là n’aiment pas le mot miracle, ils parlent de
hasard, de pur hasard et disent que si c’était à recommencer ici ou ailleurs
cela n’aboutirait jamais au même résultat. Mais il est évident que c’est
faux ! » (Entretien, La Recherche n°286, avril 1996).
Cette position, réaffirmée aussi vigoureusement par Miller (La Recherche
n°369, novembre 2003) place nos matérialistes orthodoxes en marge du
mouvement… c’est à dire au point de départ déterministe de l’évolution
des deux notions fondamentales que sont le hasard et la complexité ; Au hasard
contraint, la nouvelle théorie synthétique préférera, comme le camp 5 qui
n’a pas tout à fait rompu avec le déterminisme, la contingence. Celle ci
sera supplantée, dans le camp 6, par le hasard fortuit, voire par le chaos
statistique. De la complexification nécessaire, la théorie
synthétique préférera, toujours avec le camp 5, la complexité aléatoire,
voire la complexité minimale, affublée d’un émergentisme que le camp 6
portera à son stade le plus indéterministe.
Avant d’épouser
l’indéterminisme, les gradualistes ont commencé par se débarrasser de leurs
scrupules finalistes : maladroitement d’abord, avec la téléonomie de
Monod, qu’il définit comme la métaphore d’un « projet » –ou
intention-, plus finement ensuite avec la métaphore du « programme »
de Mayr, puis avec celle du « message » de Jacob : « L’organisme
devient la réalisation d’un programme prescrit par l’hérédité. A l’intention
d’un psyché s’est substitué la traduction d’un message. L’être vivant
représente bien l’exécution d’un dessein, mais qu’aucune intelligence n’a
conçu. Il tend vers un but, mais qu’aucune volonté n’a choisi. Ce but, c’est de
se reproduire. » (La logique du vivant).
Mayr sépare quant à lui la
biologie fonctionnelle, déterministe et destinée à la médecine, de la biologie
de l’évolution, « qui ne peut être jugée sur les critères traditionnels
des sciences ». Pour lui, « la démarche analytique visant à
comprendre les systèmes est une méthode de grand intérêt, mais que les essais
de réduire les phénomènes ou les concepts biologiques aux lois de la physique
ont rarement, voire jamais conduit à quelque progrès que ce soit dans les
connaissances. Le réductionnisme, dans ce sens, est, au mieux, une approche
creuse, et plus sûrement, trompeuse et futile. On peut en prendre
conscience en considérant le phénomène d’émergence » (Histoire de
la biologie, diversité, évolution et hérédité).
Ce point de vue
anti-réductionniste vient également des généticiens moléculaires eux mêmes.
Pour Jacob par exemple, la complexification ne peut être un but en soi, puisque
l’extrême spécialisation d’une espèce accroît la fragilité de celle ci. Elle ne
peut aller que dans le sens d’un « assouplissement » du programme
génétique, les êtres les plus simples étant toujours les plus rigides, les plus
binaires : L’évolution génétique serait capable d’atteindre la négation de
son déterminisme ! Concluons sur deux niveaux…
Au niveau
« éthique » cette contradiction dialectique « libère »
l’Homme de son déterminisme génétique, grâce à sa complexité et quoi que
puissent en dire les sociobiologistes… De même, en terme strictement darwinien,
Tort nous libère également de la sélection naturelle par ce qu’il appelle
« l’effet réversif de l’évolution » : « C’est un concept
relevant d’une logique dialectique, car incluant le dépassement d’une contradiction
apparente entre élimination et anti-élimination dans le cadre d’un processus
continu gouverné d’emblée par la première (…) la sélection naturelle, principe
de l’évolution et en réalité en évolution, se soumet elle même à sa propre loi
éliminatoire (…) le social devient ainsi une propriété émergente du biologique,
tout en manifestant un renversement tendanciel par rapport au biologique. »
(Entretien, Science & Avenir HS n°134, octobre 2003). Point
intéressant : Outre l’assimilation d’un vocabulaire indéterministe chez
Jacob et surtout chez Tort (émergence), la position des gradualistes, hésitant
entre déterminisme et holisme, formalisent, parfois contre leur gré, des
contradictions dialectiques parfaitement justes. C’est implicite chez l’un, explicite
chez l’autre, mais dans les deux cas, le secours de la dialectique traduit la
difficulté de leur position gradualiste : Comment défendre à la fois le
« tout génétique » et la lutte politiquement correcte contre
l’eugénisme, face aux saltationnistes anti-déterministes et aux
sociobiologistes eugénistes ?
Au niveau théorique,
l’« assouplissement » génétique de Jacob, comme l’émergentisme de
Mayr marquent un penchant pour l’indéterminisme holiste. L’évangéliste Mayr
affirme d’ailleurs que Darwin était holiste et rejetait catégoriquement les
« causes finales » de Laplace, qui prétendait prédire le futur à
condition de disposer d’une parfaite connaissance du monde à l’instant
présent ; Darwin était donc lui même indéterministe avant tout le
monde ! (Entretien, Pour la Science n°275). Notre apôtre peut donc
rester fièrement gradualiste…
Cette tendance est visible
au niveau même de la recherche scientifique ; François Gros, directeur de
l’Institut Pasteur, doit aujourd’hui relativiser les dogmes qu’il défendait
farouchement hier : « Il est de fait que les premières conceptions
relatives au fonctionnement génétique, par exemple la fameuse expression
« un gène, une enzyme » ou le dogme central de la biologie
moléculaire, se réclamait d’un déterminisme par trop rigide dans le souci
d’apporter à la biologie un formalisme évocateur et simplificateur (…) Il faut
reconnaître que, selon toute vraisemblance, l’ajustement des signaux et de
leurs cibles n’est pas toujours strictement déterminé et que le fonctionnement
cellulaire doit faire intervenir des évènements probabilistes ». Quand
on lui demande comment il voit la biologie évoluer dans les cinquante
prochaines années, il répond : « (…) Contrebalançant en quelque
sorte cette plongée croissante vers le réductionnisme moléculaire, je pense
qu’on va assister à l’émergence d’une certaine forme de néo-naturalisme avec
retour à des problématiques biologiques générales, telles que l’étude de la
biodiversité, l’éco-physiologie, etc. » (Entretien, Science &
Avenir n°136, 2003).
Avec cette manie de faire
des listes au lieu d’intégrer synthétiquement les concepts, Mayr nous offre une
« audacieuse » et moderne définition de la vie, tenant en huit
caractéristiques spécifiques sans équivalent dans le monde inorganique :
1. Complexité de l’organisation (rétro-actions) ;
2. Chimie du vivant (ADN, enzymes) ;
3. Aspect qualitatif (irréductible au quantitatif) ;
4. Unicité et variabilité (nominalisme typologique) ;
5. Programme génétique (génétique moléculaire) ;
6. Nature historique des vivants (ancêtres communs) ;
7. Sélection naturelle (valeur sélective des individus) ;
8. Indéterminisme (prédictibilité plus probabiliste qu’en physique).
Cette définition ressemble
plus à un palmarès des erreurs théoriques successives du néodarwinisme, qui
s’ajoutent sans jamais se remplacer, qu’à une véritable définition
scientifique. On juxtapose sans les résoudre les notions incompatibles de
l’arrière-garde (2, 4, 5 et 7) et de l’avant-garde (1, 3 et surtout 8)… C’est
d’ailleurs une spécialité chez nos gradualistes. Voici ce que répond Jacob
quand on l’interroge sur sa position vis à vis des saltationnistes (camp
5) : « Je crois qu’il y a les deux. Du saltationnisme il y en a
sûrement, avec les homéoboîtes [gènes « architectes »], c’est
très facile de sauter, en doublant et en quadruplant les homéogènes (…) les
homéoboîtes permettent d’expliquer les macro mutations ». Vis à vis
des embryologistes du camp 6, c’est un peu moins net, cependant : « C’est
vrai que vous avez forcément quelque part des contraintes qui échappent à l’ADN,
qui ne sont pas directement programmées par l’ADN. Quand vous avez une feuille
de cellules qui se replie pour faire un organe, il est probable qu’il y ait des
contraintes physiques qui s’exercent, qu’on ne connaît pas, qui sont d’ailleurs
sans doute des contraintes du même type que celles qui s’exercent pour
commander le repliement des protéines » (Entretien, La Recherche
n°280, 1995). Dans cette dernière partie de phrase, Jacob feint avec une
légèreté étonnante, de se ranger lui même dans le camp indéterministe
anti-génétique. Comble de la sagesse intellectuelle ! Heureusement, c’est
au conditionnel ; Nous sommes toujours sur le mode de la concession en
marge de ce qui est vraiment fondamental, à savoir la théorie du programme
génétique !
Parler toujours au
conditionnel[27], passer les problèmes
scientifiques historiques sous silence[28],
ré-écrire l’histoire du darwinisme[29],
profiter du caractère particulièrement flou des notions d’avant-garde pour s’en
faire un déguisement et séduire les dissidences prometteuses ; telle est
la stratégie actuelle du gradualisme.
La séduction opère d’autant
plus efficacement que la théorie synthétique sacrifie son aile droite, par trop
finaliste, dans un mouvement qui est cette fois parfaitement sincère.
Pierre-Henri Gouyon, sociobiologiste français en lutte contre
l’« anti-finalisme primaire », expliquera avec amertume :
« Les biologistes ont été amenés à refuser le finalisme parce que
celui-ci attaquait la bonne biologie. Le finalisme pouvait conduire à l’idée
d’une conscience suprême dirigeant la création et l’évolution des vivants »
(Entretien, La Recherche n°292, 1996).
● Interactions :,
Entre son aile droite sociobiologiste et son aile gauche saltationniste, la
position charnière de la théorie synthétique ne fait aucun doute. C’est la
mieux connue des interactions présentées dans ce chapitre. La raison en est
simple ; c’est ici que les querelles scientifiques connaissent leur
épicentre.
D’un côté, la théorie
synthétique se pose en intelligentsia dominante, respectable, distribuant
punitions et bons points, disposant d’un capital financier conséquent, d’une
liberté de pratique absolue et d’une formidable réserve de résultats
expérimentaux. De l’autre, cinq camps manifestent avec plus ou moins
d’ostentation leur hostilité à l’égard des gradualistes. D’abord faibles, les
camps d’avant-garde se fortifient à mesure que l’intelligentsia leur fait les
yeux doux… D’abord dissidents, ces camps, et en particulier celui des
saltationnistes, sont tentés de trahir partiellement leur cause originelle,
pourvu que la théorie synthétique fasse au moins la moitié du chemin !
C’est ce qui se passe aujourd’hui…
► Eléments de
dialectique
Il n’est pas question ici de
sur-documenter la question du déplacement de la théorie synthétique sur son
aile gauche. L’absorption du saltationnisme n’étant pas encore tout à fait
achevée, la position en porte-à-faux du gradualisme actuel présente pour nous
un intérêt supérieur : sa fugitive et inédite proximité avec l’approche
dialectique de la question de l’évolution.
En effet, la rupture
annoncée avec l’idéalisme de la génétique moléculaire réductionniste rappelle
aux néodarwiniens qu’ils sont dans leur pratique même matérialistes. C’est
précisément en tant que matérialistes, que nos praticiens ont à résoudre de
nombreux problèmes théoriques, à l’heure où ils sont encore attachés au
déterminisme de l’arrière-garde tout en étant déjà suffisamment holistes pour
l’avant-garde. Formule inédite ; admettre à la fois le holisme et le
déterminisme… voici les conditions les plus favorables pour une véritable
synthèse matérialiste dialectique !
La tentation est forte. Tort
s’y abandonne explicitement quand il s’agit d’isoler qualitativement l’Homme de
l’animal… mais reste gradualiste et ne franchit pas la frontière dangereuse qui
tient le gradualisme à distance du saltationnisme, lorsqu’il s’agit du fond.
Nous observerons le même comportement chez Gould, mais à l’envers…
Malgré ces manifestations
ponctuelles, au demeurant très respectables, le fond de la théorie synthétique
reste un fourre-tout hétéroclite et incurablement métaphysique. Si nous
continuons à qualifier cette théorie de « synthétique », ce sera pure
ironie !
b. Camp 5 : Le néo-mutationnisme
mendélo-morganiste
■
Saltationnisme
Si nous avons comparé plus
haut le saltationnisme à la Réforme, ce n’est pas sans raison. On peut situer
son origine à l’époque de Darwin lui même : Thomas Henry Huxley que les
cléricaux de l’époque appelaient « le bulldog de Darwin » défendait
corps et âme la théorie de son maître, mais il fut aussi l’un des premiers à
mettre en doute le gradualisme de cette théorie, lui préférant une vision plus
« brusque » de la spéciation. Plus tard, Hugo De Vries qui
redécouvrit l’œuvre de Mendel au début du XXe siècle, tira lui aussi
de ses travaux sur les mutations subites de l’Oenothère une conception de
l’évolution par « macro-mutations », minimisant la pression graduelle
et orientée de la sélection naturelle. Lorsque, par la suite, le néodarwinisme
imposa le dogme gradualiste et réductionniste de l’évolution biologique,
Richard Goldschmidt compléta les travaux de son collègue Thomas Hunt Morgan sur
un axe nouveau ; redéfinir la notion de gène et appliquer un morganisme
« restreint », plus holiste, à l’embryologie, fondant ce qu’il appela
la génétique physiologique. On doit à Goldschmidt la célèbre notion de
« montres prometteurs » apparaissant par hasard et constituant
l’origine de nouvelles espèces. C’est finalement Barbara Mac Clintock qui
réconcilia dans les années quatre-vingt la génétique moléculaire avec la notion
de macro-mutation. Une nouvelle synthèse de ses travaux en génétique avec ceux
de Gould et Eldredge en paléontologie jette les bases d’un renouveau officiel
du saltationnisme en biologie de l’évolution.
Cette historiographie restée
longtemps au placard de l’épistémologie darwinienne, est aujourd’hui
vigoureusement revendiquée par Stephen Jay Gould ; les saltationnistes
seraient les seuls vrais darwiniens !
Que Darwin fut résolument
gradualiste, Gould le pardonne aisément « puisque prévalait à son
époque des idées extrémistes d’annihilation totale de la faune de la planète,
lors de [catastrophes brutales]. En fait, ces conceptions
relevaient précisément de l’anti-évolutionnisme, car elles stipulaient qu’une
nouvelle création prenait place après chacune de ces catastrophes, repeuplant
la Terre de formes vivantes totalement nouvelles » (Les quatre
antilopes de l’apocalypse)… Qu’il fut malthusien dans la formulation de sa
sélection naturelle, lamarckien dans celle d’« arbre de vie » apparemment
en accord avec l’idée de complexification croissante et dirigée : ce ne
sont là que « métaphores pédagogiques » (id) ! Malgré la
sympathie que Gould manifeste à l’égard de « non-darwiniens »
neutralistes tels que Kimura et Lewontin, sa foi darwinienne est
irréprochable !
Notons qu’il marque
cependant, comme ses confrères, une certaine distance vis à vis du terme
« néodarwinisme », synonyme de chasse aux sorcières jusqu’à une
époque très récente…
« Le terme de
synthèse évolutive introduite par J. Huxley en 1942 dans son livre Evolution,
the modern synthesis, désigne le consensus réalisé sur deux
conclusions : l’évolution graduelle des espèces peut être expliquée au
moyen de l’apparition de petits changements aléatoires (mutations) et de leur
tri par la sélection naturelle ; en outre, tous les phénomènes évolutifs y
compris la macro-évolution et la spéciation (acte de naissance des espèces)
sont explicables par ces mêmes mécanismes génétiques. Ainsi, la synthèse
consiste selon Ernst Mayr essentiellement en deux choses : une théorie du
changement génétique et une extrapolation de cette théorie à tous les aspects
de l’évolution, y compris la macro-évolution » (Niles Eldredge,
Entretien, La Recherche n°133, 1982). Formulée ainsi, cette synthèse est
aux yeux d’Eldredge un véritable manifeste gradualiste dans la plus pure
tradition dogmatique du néodarwinisme. Même Chaline, « renégat
saltationniste » s’employant à reconcilier ses thèses avec celles du gradualisme,
affirme qu’on qualifie à tort et anachroniquement la théorie synthétique de
néodarwiniste ! Par une distorsion théorique analogue à celle de Mayr dans
le camp adverse, Chaline critique mais sauve Goldschmidt dans le futur stade de
la théorie synthétique –c’est à dire le sien !- qu’il appelle de ses
vœux : « La nouvelle mécanique montre que les mutations peuvent
avoir des conséquences macro-évolutives ou micro-évolutives selon la
chronologie de leur intervention dans le développement. Il n’y a donc pas d’opposition
entre micro et macro-évolution. Tout dépend de la précocité des changements
intervenant au niveau de l’ontogenèse puisque les caractères généraux
apparaissent logiquement avant les caractères spécialisés (…). Quelle revanche
pour Goldschmidt si décrié, qui avait pressenti le problème insoluble à
l’époque » (Les horloges du vivant, 1999).
Le saltationnisme se définit
en effet davantage autour des notions de macro-mutation et de macro-évolution
que d’un holisme anti-gradualiste strict. Son histoire est parallèle à celle du
gradualisme, mais elle en est aussi indissociable : De Huxley, authentique
darwinien, jusqu’à Mac Clintock, élève puis collègue de Morgan, en passant par
De Vries, mendélien militant, et Goldschmidt, double de Morgan, le saltationnisme
est incontestablement une forme distincte du néodarwinisme officiel, mais
authentiquement mendélo-morganiste !
En ce qui concerne
l’hérédité, les saltationnistes adoptent la génétique classique, avec toutefois
quelques restrictions ; pour Goldschmidt, l’unité de mutation n’est pas le
gène mais le chromosome, et s’il critique le tomisme de Morgan, ses recherches
personnelles se concentrent sur les gènes qui détermineraient le développement
embryonnaire : Morgan, quant à lui, évitait ces problèmes de relation
causale entre éléments stables et éléments dynamiques… qui auraient démoli son
réductionnisme. Il a fallu attendre la découverte des « gènes
sauteurs », des « homéogènes » -ou « gènes
architectes »- et des « transcriptions inverses »[30]
pour remettre la notion de macro-mutation au centre des débats, au grand
désespoir des sociobiologistes. Ces nouvelles notions seront exploitées par
Chaline dans le but de réconcilier embryologie et science de l’évolution, grâce
à une théorie des « hétérochronies », à la rencontre du déterminisme
génétique et de l’embryologie holiste : une petite mutation affectant un
gène homéotique peut retarder ou accélérer son expression localement pendant
l’embryogenèse, provoquant au niveau du phénotype des modifications plus ou
moins intenses, sans pour autant remettre en cause l’interfécondité du mutant.
En ce qui concerne
l’évolution, les fondateurs de la théorie saltationniste officielle, Niles
Eldredge et Stephen Jay Gould, proposent un modèle de spéciation sur la base
d’une documentation paléontologique très précise : Les espèces sont
stables pendant de longues périodes (stases) tandis que les périodes de
spéciation sont « brutales » à l’échelle de temps géologique
(ponctuations). Le modèle des équilibres ponctués ne contredit pas l’hypothèse
de la spéciation allopatrique de Mayr, qui prévoit la divergence génétique de
groupes isolés de l’espèce mère, et peut être extrapolée au niveau
macro-évolutif pour expliquer mieux que les gradualistes, l’émergence d’une
classe animale à partir d’une classe plus ancienne et fondamentalement
différente.
Au niveau épistémologique,
l’influence du saltationnisme doit beaucoup à la prose abondante et
sur-médiatisée de Gould : Dans « Le pouce du panda », il énonce
un « principe d’imperfection » qui fonde ce qu’il appelle le
potentialisme, par opposition au déterminisme strict. Les innovations
morphologiques ou physiologiques sont sous-tendues par le changement fortuit de
fonction d’une structure pré-existante adaptative à un autre niveau. Cette notion
n’est pas sans rappeler celle du bricolage de Jacob, au plan génétique… Dans Le
sourire du flamant rose, sa théorie retient l’idée fondamentale
d’« imprédictibilité » de l’évolution, idée selon laquelle
l’évolution suit des chemins que le déterminisme ne saurait saisir ; c’est
la « contingence » qui anime l’histoire de la vie et non
l’orthogenèse (Cf. chapitre 6).
Pour Gould, la
complexification, qu’il aurait du reste beaucoup de mal à nier, est un fait
aussi improbable qu’avéré ; un épiphénomène… tandis que la
« simplification » prévaut le plus souvent. La complexité admet un
« mur » minimal infranchissable, celui des bactéries primitives, et
« titube comme un ivrogne » le long de ce mur, s’en éloignant parfois
(complexification), mais sans nécessité. Le progrès est une notion
problématique. Pour Chaline comme pour Gould : « S’il y a
effectivement une complexification de plus en plus grande, cette tendance n’a
rien d’absolue », la notion de progrès « ne peut faire l’objet
d’un énoncé d’ensemble tel que « l’évolution est un progrès » ;
la reconnaissance du progrès ne peut se faire qu’au coup par coup, entre
certains types d’organisation au moins. Elle ne peut être tentée qu’entre
catégories supérieures de la classification, tels que les embranchements ou les
classes, mais non point entre genres et espèces » (Chaline, Evolution)…
Le parcours philosophique de
Gould n’est pas sans intérêt. En 1987, son indéterminisme connaît quelques
restrictions qu’il résume dans Un hérisson dans la tempête :
« Premier axe directeur ; les voies de la nature. Si l’histoire de
la vie ne peut être présentée comme une échelle s’élevant progressivement (…)
vers la sagesse de l’Homme, le pur hasard est incapable d’expliquer l’ordre
évident qui y règne. L’histoire de la vie est en grande partie contingente et
dépend essentiellement des détails singuliers de l’histoire, parfaitement
imprévisibles et uniques (…). Second axe ; l’explication de la complexité.
Traditionnellement, notre espoir de découvrir un progrès linéaire dans la nature
est associé à un mode d’explication scientifique bien adapté à la simplicité
des systèmes (…) Je ne nie pas la force, ni les grandes réussites du
cartésianisme, mais je considère qu’il trouve ses limites dans l’explication
des systèmes historiques complexes (…). Troisième axe ; un plaidoyer
global en faveur d’un rationalisme dans les explications. Les attaques portées
au réductionnisme peuvent vous attirer des alliés aussi étranges
qu’indésirables (…) ». C’est en ce sens que notre dissident ne rompt
pas encore définitivement avec le déterminisme.
Mais en 1997, cette rupture
aboutit timidement à une conception plus assumée du hasard, dans Comme les
huit doigts de la main : « Les processus aléatoires donnent, à
long terme, des résultats parfaitement prédictibles (…) Le darwinisme
traditionnel accorde un rôle important au hasard, mais seulement en tant que
source de variations, le matériau brut servant de base au changement évolutif,
et non en tant qu’agent imprimant une direction au changement lui même. Pour Darwin,
la source dominante du changement évolutif résidait dans la force déterministe
de la sélection naturelle ».
Ainsi, tandis que la plupart
des saltationnistes, à l’image de Chaline, reviennent sur une forme assouplie
du gradualisme pour s’offrir une respectabilité au sein de la « nouvelle
synthèse », Gould, comme d’autres néo-mutationnistes tel Lewontin,
prolonge sa notion de contingence historique plus ou moins déterminée par la
sélection naturelle, par celle de « chaos déterministe ». Le
« déterminisme » passe ainsi de la sélection naturelle au hasard
lui-même. C’est la première étape d’une théorie réellement indéterministe de
type autogénétique et tendant à minimiser le deuxième volet du darwinisme, la
sélection naturelle.
De fait, après avoir tenté
de rallier les neutralistes en minimisant le « non-darwinisme » de
ces derniers, Gould loue maintenant leur théorie en tant que telle et dans sa
dissidence vis à vis des gradualistes : « Si on me forçait à
décerner le premier prix dans cette lutte sans vainqueur bien net, je donnerais
l’avantage à Kimura. Tout compte fait, lorsque des idées nouvelles obtiennent
le match nul avec l’orthodoxie régnante, cela veut dire que cette dernière a du
leur céder du terrain » (Comme les huit doigts de la main,
1997). Parlant ainsi du neutralisme, on soupçonnera bien sûr notre
saltationniste de s’auto-complimenter implicitement par la même occasion !
● Interactions :
Les saltationnistes sont aujourd’hui divisés. Partagés entre le désir
d’intégrer la nouvelle synthèse gradualiste dans l’espoir de dévier la ligne
officielle à leur avantage, espoir justifié par les succès de la recherche en
génétique, et un élan souvent explicite en faveur de la biologie indéterministe
florissante : Convoitant les théories avant-gardistes du camp 6, qui
mettent l’accent sur les notions de chaos statistique et d’émergence
indéterministe en ce qui concerne l’évolution et l’embryologie, ils mettent
leur aura médiatique au service de celle-ci et espèrent obtenir de ces
promotions le leadership de l’avant-garde, contre la synthèse
officielle !
■
Neutralisme
En 1968, la théorie
neutraliste apparaît comme une position radicale contre la théorie dite du
« fardeau génétique », jusque là en vigueur. Elle obtient aujourd’hui
définitivement gain de cause.
Parallèlement à l’école
dominante de Fisher et Haldane en génétique des populations, provisoirement
victorieuse en 1947 sous l’appellation d’ultradarwinisme, celle de Wright
proposait depuis 1918 un modèle évolutif fondé sur la « dérive génétique »
et le polymorphisme, en tant que moteur de l’évolution. Impardonnable hérésie,
puisque depuis Darwin c’est la sélection naturelle qui assurait cette fonction
primordiale ! Contre la notion de pression stabilisante à laquelle les
finalistes réductionnistes sont attachés, Kimura et Crow avancent en 1964
l’hypothèse d’une « sélection naturelle faible » et reprennent la
problématique des gènes « neutres » dont L’Héritier se souciait
depuis 1954. Le modèle très formaliste de Motoo Kimura intègre, et c’est
nouveau, plusieurs observations inabordables en termes strictement
darwiniens :
-
Le rythme des mutations ponctuelles est constant et
indépendant de la sélection naturelle. Il remet rarement en cause la fonction
des gènes ; ainsi l’hémoglobine du cheval et celle de l’Homme ne se
ressemblent qu’approximativement mais accomplissent la même fonction. Les
différences entre ces deux molécules correspondent donc à des mutations neutres
accumulées au cours du temps depuis le dernier ancêtre commun théorique à
l’Homme et au cheval.
-
Les populations présentent un poly-allélisme
extrêmement varié, contre la théorie de l’homogénéisation par sélection
naturelle. Qui plus est, la valeur adaptative globale d’une population
s’accroît avec la variance de ce poly-allélisme. Nous sommes donc loin d’une
« élite » génétique traînant son fardeau parasite.
-
La plupart des mutations sont neutres, c’est à dire
qu’elles ne confèrent au mutant ni avantage, ni désavantage vis à vis du
milieu.
-
La fréquence des allèles mutants neutres évolue
aléatoirement au fil des générations, de sorte qu’ils peuvent aussi bien
disparaître que s’étendre à toute la population sans avoir de valeur
adaptative. C’est la théorie de la dérive génétique.
-
L’évolution rapide, à l’abri de toute sélection
naturelle, des « pseudo-gènes » (fragments d’ADN déjà structurés
comme des gènes mais ne fournissant pas –ou pas encore- de produit) et des
introns (segments non codant intercalés dans des gènes actifs) sans effet sur
le phénotype.
Le neutralisme est donc une
théorie marginale, issue comme le saltationnisme du courant mutationniste de
Hugo De Vries, diamétralement opposé à l’ultradarwinisme et à son concept phare
de « survie du plus apte ». La théorie synthétique a d’abord
violemment critiqué Kimura, accusé d’« anti-darwinisme », avant
d’admettre finalement ses arguments dans les années quatre-vingt. Le processus
d’absorption du neutralisme ressemble à celui du saltationnisme ; on
réécrit d’abord l’histoire, en louant la contribution si constructive des
neutralistes au « perfectionnement » de la théorie synthétique,
tandis que les neutralistes eux-mêmes minimisent les sujets de discorde pour
obtenir les bonnes grâces de l’intelligentsia : « La théorie
neutraliste ne s’oppose pas à l’idée très en vogue selon laquelle l’évolution
des formes et des fonctions est guidée par la sélection darwinienne ; mais
elle met en relief un autre aspect du processus évolutif, en attribuant un plus
grand rôle à la pression de mutation et à la dérive génétique au niveau
moléculaire » (Kimura, La théorie neutraliste de l’évolution).
Les saltationnistes, quant à
eux, voient dans le neutralisme une confirmation de leurs thèses ; c’est
en effet quand les gènes sont neutres que les mutations et les recombinaisons
–préparation à des macro-mutations éventuelles- sont les plus rapides. De plus,
Gould partage avec Lewontin, généticien des populations et neutraliste modéré,
de très nombreux points de vue, surtout en matière d’épistémologie ; Ce
dernier apparaît aujourd’hui comme l’un des scientifiques les plus farouchement
opposés à la notion de programme génétique, plus distant que Gould lui même vis
à vis du déterminisme. Il réserve toutefois un accueil favorable à l’évolution
actuelle de la théorie synthétique…
Opposé à la coupure
organisme/environnement, arbitraire mais quasi-unanime, Lewontin considère
l’évolution dans leur indissociable interaction. Si les organismes ne sont pas
des matériaux passifs vis à vis du milieu, leurs activités, leur
« travail » en quelque sorte, participe au moins pour moitié à l’évolution
de l’espèce. On appréciera la justesse de cette analyse dialectique… mais voilà
une idée profondément anti-néodarwinienne ! Qu’importe : Pour
Lewontin « aucune révolution des lois de la biologie n’est
nécessaire ; il faut seulement beaucoup de travail » (La
triple hélice)… Voilà qui est beaucoup moins dialectique !
● Interactions :
La plupart des historiens des sciences font état du lien qui unit les thèses de
ces deux courants du néo-mutationnisme. Le neutralisme est un darwinisme en
demi-teinte, un darwinisme critique mais non refondé, bâti comme le
saltationnisme sur les bases minimales du mendélo-morganisme. Mais il se
démarque toutefois du saltationnisme en ce qui concerne ses positions
théoriques. Plus indépendant que son allié vis à vis du gradualisme, son
ancrage dans l’indéterminisme est mieux assumé, proche des arguments du
généticien Gehring, des travaux en paléontologie d’Anne D’Ambricourt-Malassez
et finalement de la théorie générale de Josef Reichholf (camp 6).
► Eléments de
dialectique
Les néo-mutationnistes sont
aujourd’hui majoritairement des généticiens. Ils adhèrent avec plus ou moins de
restrictions aux dogmes fondamentaux de la génétique moléculaire, qu’ils sont
loin de rejeter aussi radicalement que Kupiec et Sonigo…
En tant que
mendélo-morganistes, ils espèrent une réforme de la génétique réductionniste,
mais ne peuvent par principe réhabiliter certains arguments de leurs ennemis
d’arrière-garde, arguments qui dans ce but, leur seraient pourtant d’un grand
secours. Pour eux, la seule issue holiste de la théorie de l’évolution contre
le gradualisme est une profession de foi indéterministe.
« La préférence
accordée par beaucoup d’entre nous au gradualisme est une position métaphysique
présente au cœur de l’histoire des cultures occidentales »
(Gould/Eldredge, Paleontology n°3. 1977). Soucieux d’être efficace dans
cette lutte anti-métaphysique, l’indéterminisme n’est pas totalement assumé
chez Gould. Il est même dangereux à certains égard, on l’a vu ; il s’en prémunit
grâce à un « rationalisme » dont la teneur déterministe n’est en fait
jamais dévoilée. Chez Lewontin, la causalité est particulièrement obscure en ce
qui concerne les processus biologiques, mais les conceptions holistes et
réductionnistes de cette causalité sont tout aussi limitées l’une que l’autre.
La conversion indéterministe n’est donc pas achevée et nos dissidents
chevauchent encore holisme et déterminisme, avec la tentation dialectique dont
nous avons déjà parlé ; témoin cette réflexion de Lewontin : « Gènes,
organisme et environnement sont à la fois cause et effet ; le secret du
vivant réside dans cette dialectique » (La triple hélice, 2003).
Mieux encore, chez Gould, dont la théorie des sauts qualitatifs sans
accumulation quantitative ne saurait être plus qu’un ersatz de marxisme
scientifique, la méthode dialectique est d’un grand secours en particulier
lorsqu’il s’agit d’extirper l’Homme de sa condition animale : « Ainsi,
nous ne pouvons analyser une situation sociale complexe en y distinguant telle
quantité de lois biologiques d’une part, et telle quantité de comportements
sociaux de l’autre. Il nous faut comprendre au sein d’un tout les propriétés
naissantes qui résultent de l’interpénétration inextricable des gènes et de
l’environnement.
Bref, nous
devons emprunter ce que tant de grands penseurs nomment une approche
dialectique, mais que les modes américaines récusent, en y dénonçant une
rhétorique à usage politique. La pensée dialectique devrait être prise plus au
sérieux par les savants occidentaux, et non écartée sous prétexte que certaines
nations de l’autre partie du monde en ont adopté une version figée pour asseoir
leur dogme. Les questions qu’elle soulève sont, sous une autre forme, les
questions de l’opposition entre réductionnisme et holisme qui sont à présent si
brûlantes dans tous les domaines de la biologie (où les explications
réductionnistes ont atteint leurs limites et où, pour progresser, il faudrait
de nouvelles approches pour traiter les données existantes, au lieu d’accumuler
encore davantage de données). Lorsqu’elles se présentent comme les lignes directrices
d’une philosophie du changement, et non comme les préceptes dogmatiques que
l’on décrète vrais, les trois classiques de la dialectique illustrent une
vision holistique dans laquelle le changement est une interaction entre les
composantes de systèmes complets, et où les composantes elles mêmes n’existent
pas a priori, mais sont à la fois les produits du système et des données que
l’on fait entrer dans le système. Ainsi la loi des « contraires qui
s’interpénètrent » témoigne de l’interdépendance absolue des composantes, la « transformation de
la quantité en qualité » défend une vision systémique du changement, qui
traduit les entrées de données incrémentielles en changement d’état, et la
« négation de la négation » décrit la direction donnée à l’histoire,
car des systèmes complexes ne peuvent retourner exactement à leur état
antérieur » (Un hérisson dans la tempête, 1987).
Quinze ans après cette
originale et provocatrice tirade, Gould ne peut faire état d’aucune théorie
élaborée sur la base de ce louable effort… à moins de nous convaincre que
l’indéterminisme est une notion « classique » du matérialisme
dialectique !
c. Camp 6 : Les frères
ennemis du post-néodarwinisme
■
Théorie des transformations ; le darwinisme restreint
Si nous allons plus avant,
partant de la théorie neutraliste, les indéterministes se prononcent désormais
sur des problématiques non-darwiniennes, avec un tel rejet du dogmatisme
qu’aucune théorie rigoureuse ne saurait en sortir spontanément.
Quoiqu’en disent les
gradualistes actuels, le neutralisme a ouvert la voie à des dissidences
anti-néodarwiniennes radicales, même si celles-ci se débattent toujours avec
les notions de hasard et de sélection…
La première de ces
dissidences, que nous qualifierons du titre improbable de « théorie des
transformations », se compose de chercheurs peu enclin à la théorisation
et relativement désunis. Mais ceux-ci partagent au moins un certain nombre de
points de vue importants concernant les évolutions ontogéniques et
phylogéniques du vivant :
-
Rupture avec la génétique moléculaire moderne, qui ne
rend plus compte des résultats expérimentaux en paléontologie, en embryologie,
en physiologie et même en génétique des populations. Les thèses neutralistes
justifient le rejet du programme génétique, inapte à comprendre les formes
structurales et dynamiques de la matière vivante.
-
Concentration des recherches sur l’explication
générale des formes du vivant, au sens large, plus ou moins reliée à celle des
fonctions. L’embryologie et la science de l’évolution se rencontrent
objectivement sur ce chantier commun.
-
Rejet de la notion darwinienne de sélection naturelle,
plus radical que celui des neutralistes, et autonomisation du développement des
formes vivantes (autogenèse), toujours reliée à la question cruciale de la
macro-évolution. Le titre de moteur de l’évolution biologique passant de la
sélection naturelle à la variation individuelle seule, la question des
discontinuités dissimule provisoirement celles du hasard et de
l’indéterminisme : la théorie des transformations est indéterministe dans
son rejet de la sélection naturelle et de la génétique instructionniste, mais
reste objectivement déterministe en ce qui concerne le problème des
« contraintes internes », problème pour lequel on préférera la notion
équivoque de hasard fortuit à celle de contingence.
-
Formalisme débridé, sous-tendu par une volonté de
« physicaliser » la biologie, voire de la mathématiser. Cette
tendance est assez générale et s’avère pour le moment incapable de contrer les
arguments finalistes habituels.
-
Tendance au vitalisme, comme conséquence d’un manque
de rigueur théorique voire d’un abandon total des problématiques de fond au
profit d’un réconfortant formalisme.
Une fois encore, la théorie
des transformations n’est pas postérieure à la théorie neutraliste de Kimura.
C’est D’arcy Thompson qui en développa les thèses au début du XXe
siècle. Resté longtemps inconnu du grand public, il doit son regain de
notoriété à Gould, ainsi qu’à de nombreux praticiens actuels de la
morphogenèse.
Dans On Growth and Form
(1917), il montre qu’une grille coordonnée contenant la forme de telle espèce
animale finit, après quelques distorsions cohérentes et mathématisables, par
représenter celle d’une autre espèce, à condition que ces deux espèces ne
soient pas trop éloignées l’une de l’autre. Il transforme ainsi le Diodon
en Poisson-lune, etc. Il s’interroge également sur les causes physiques de la
formation des structures vivantes, des coquilles minérales aux formes
organiques elles-mêmes. Il remarque par exemple que la forme générale de la
méduse Cordylophora correspond précisément sur une autre échelle, à
celle qu’adopte une goutte d’alcool amylique tombant dans de la paraffine.
Thompson veut « déceler
les lois physiques et mathématiques qui président à la croissance des formes
biologiques » (tension superficielle, visco-élasticité, diffusion,
convection, …). C’est en ce sens qu’il prétend rejeter tout finalisme :
puisque la théorie darwinienne de la sélection naturelle lui apparaît elle même
finaliste, il la rejette également… mais ne propose aucune théorie alternative.
Sans disciples, sans école, il fut une proie facile pour les gradualistes
d’antan, comme hérétique anti-sélectionniste : « Aussi longtemps
que nous resterons ancrés à des concepts tels que celui de variation
accidentelle[31]
et de survie des plus adaptés, et que ces hypothèses contenteront les
philosophes de la biologie, ces « causes satisfaisantes et
trompeuses » empêcheront une quête rigoureuse et assidue (…) faisant le
plus grand tort aux découvertes futures » (On Growth and Form, 1917).
Ses notions d’isométrie et
d’allométrie appliquées à une croissance embryonnaire qui maintient ou modifie
la forme, ne permettent pas à notre antidarwinien de résoudre les nombreux
problèmes relatifs aux macro-mutations dans le cadre de ses « contraintes
de construction », si proches de la « loi de corrélation des
organes » de Cuvier[32].
Face à sa résurrection récente, les gradualistes tentent bien sûr, comme ils
l’ont déjà fait avec Gould puis Kimura, de « néodarwiniser »
Thompson ; pour Tort, il est un « darwinien insatisfait » dont
les arguments continuistes et la réticence vis à vis de la macro-évolution témoignent
de son gradualisme (Dictionnaire du Darwinisme) !
Nous assistons cependant à
un retournement de situation ; les morphogénéticiens qui travaillent sur
l’organogenèse animale affirment que les travaux de Thompson permettent
aujourd’hui une meilleure compréhension des « singularités
morphogénétiques » ! Citons par exemple les hiatus épidermiques au
niveau fibrillaire chez les vertébrés ou les discontinuités exosquelettiques
chez les insectes (Bouligant et Lepescheux, La Recherche n°305,
1998) : La théorie des transformations explique l’apparition de
singularités structurales dans le cadre de processus continus… autrement dit
elle est de fait réconciliée avec la macro-évolution ! Les contraintes de
construction aux niveaux moléculaire, cellulaire, tissulaire et anatomique impliquent
une neutralité nécessaire des mutations non éliminatoires, libérant
l’embryogenèse du déterminisme génétique.
En paléontologie, Anne
D’Ambricourt-Malassez, spécialiste de la lignée humaine, présente des travaux
hautement polémiques en ce qu’ils désavouent précisément ce déterminisme :
« L’hominisation ne se fait pas graduellement par petites retouches
d’un unique plan embryonnaire initial. C’est bien de macro-évolution qu’il
s’agit, d’évolution discontinue du plan d’organisation embryonnaire »
(La Recherche n°286, 1996). C’est la cohérence et l’interdépendance des
distorsions de la structure crânienne au cours de l’hominisation qui
discréditent le « tout génétique ». Ainsi, la migration du trou
occipital, zone d’insertion de la colonne vertébrale sur le crâne, en position
basse, est en rapport direct, mécanique, avec le développement volumique du
neurocrâne pendant l’embryogenèse ; on ne saurait donc parler du
« gène de la position du trou occipital » garant de la bipédie
humaine, pas plus que du « gène du gros cerveau »… « Les
gènes très précoces du développement apportent de nouvelles informations, mais
comme le note W. Gehring, la question est repoussée ; qu’est ce qui régule
le gène régulateur muté ? Des théoriciens tels que Thom, Prigogine ou
Schützenberger insistent à présent sur le silence du modèle de la mutation
génétique aléatoire, face aux processus créateurs d’ordre. La relation entre la
constitution moléculaire de l’ADN et l’émergence des formes est inconnue. C’est
donc bien le discours sur les mécanismes évolutifs qui est sur le point de se
transformer » (id.). Pas encore de théorie alternative donc, mais une
rupture franche avec le modèle de la génétique déterministe. Josef Reichholf
est apparemment le seul à oser une nouvelle théorie de l’évolution dans ce
cadre. Ce biologiste rejette la sélection
naturelle et s’attèle
à une approche historiciste
de l’évolution qu’en
tant que dialecticiens, nous
attendons impatiemment. Il voit d’un œil critique toutes les théories énoncées
jusqu’à présent, du gradualisme attaché à la sélection naturelle, aux
thomsoniens eux-mêmes, qui selon lui s’éloignent dangereusement du problème des
adaptations fonctionnelles, même si les théories fractales qu’ils avancent ne
sont pas sans intérêts. Il reconnaît aux saltationnistes le principe très
dialectique des « équilibres interrompus » mais rejette la
contingence chère à Gould. Les neutralistes quant à eux, lui semblent plus
acceptables : « La théorie neutraliste, que défend tout
particulièrement Kimura, part du principe que les transformations qui ont des
répercussions évolutives se produisent plus ou moins fortuitement parce que la
foule d’informations génétiques disponibles laisse une large part au hasard. Si
l’on conjugue les deux observations –relative autonomie de l’organisme et plus
ou moins grand nombre d’informations sans effet-, on est nécessairement amené à
remettre en question l’idée d’une influence très directe du génome sur
l’apparence extérieure, le phénotype. Tous les processus qui se déroulent au
sein de l’organisme ne peuvent pas être précisément commandés génétiquement »
(L’émancipation de la vie).
Reichholf reprend à son
compte la problématique des interactions gène-organisme-environnement dont
parle Lewontin, pour asseoir son principe de base ; la vie consiste en un
déséquilibre permanent entre l’organisme et son milieu. En ce sens, si la
micro-évolution –ou diversification du type- naît du « manque », la
macro-évolution en revanche, naît d’un « excédent » dans l’environnement.
Cette théorie, qui s’avère très juste sur le fond, souffre cependant d’un
manque de causalité ; les contraintes internes qui sont pour lui le moteur
véritable de l’évolution, correspondent en fait à une intériorisation de la
sélection naturelle, intériorisation qui sera explicitement défendue du côté de
Kupiec et Sonigo !
S’il a raison de rejeter
l’adaptationnisme, observant que l’histoire de la vie tend plutôt à une
émancipation des organismes vis à vis des contraintes environnementales, il
rejette du même coup le lien entre processus moléculaires et métaboliques, ce
en quoi il a tort. C’est ainsi que son « physicalisme »
auto-génétique ouvre la voie à une nouvelle métaphysique, exacte inversion de
celle des généticiens moléculaire ! Le métabolisme général interagit avec
des gènes ; nous retrouverons cette superposition de l’hérédité
moléculaire et de l’hérédité cellulaire dans le chapitre 6 sous une forme que
Reichholf pourrait fort bien désavouer d’ailleurs. Mais il ne peut trouver
d’autre fonction pour ces gènes que celle de « stocker
l’information »… Reichholf souffre donc finalement du même mal que celui
de Darwin en son temps ; sa théorie de l’évolution ne peut s’appuyer sur
aucune théorie fiable de l’hérédité ; il finit par laisser intacte celle
des néodarwiniens tout en ajoutant, avec tout le « bon sens » dont il
est capable ; Oui, mais les gènes ne sont pas tout !
● Interactions :
Les points de vue thompsoniens au sens large sont souvent nuancés et parfois
discordants, des plus conciliants aux plus rétifs vis à vis de la génétique
moléculaire et de la théorie darwiniste. Pour certains, la théorie neutraliste
suffit à rendre les gradualistes plus humbles tout en s’ouvrant à des
problématiques plus matérialistes au sujet de l’onto-phylogenèse, des
saltationnistes modérés comme Chaline jusqu’aux radicaux Kupiec et Sonigo. Pour
d’autres, comme Reichholf, cette théorie neutraliste marque l’agonie du
discours darwiniste et la recherche scientifique appelle l’élaboration de
théories alternatives en matière d’évolution comme en matière d’hérédité. De la
théorie des transformations à celle de l’ordre par la chaos, il y a
continuité et rupture. Continuité dans le rejet de la génétique moléculaire
instructionniste, rupture sur les moyens de pallier l’absence de théorie de
l’hérédité que celle-ci impliquait.
Si on fait abstraction de
leur néo-finalisme kantien et de leur préférence pour la structure contre le
processus, les cybernéticiens sont en affinité assez évidente avec les deux
camps post-darwinistes. Si Waddington est par certains côtés réhabilité par
Kupiec et Sonigo, Henri Atlan est manifestement proche de Reichholf en ce qui
concerne son incapacité à dépasser la génétique moléculaire : Pour Atlan
comme pour Reichholf, le génome a pour seule fonction de « stocker
l’information »[33].
D’autre part, si le principe
omnipotent d’« essais-erreurs » se rattache en tant que force interne
autonome, au panvitalisme de Grassé, la version larvée de la génétique de
Reichholf s’y rattache aussi indirectement. Rappelons ce que disait
Grassé : « L’ADN enregistre, stabilise l’évolution mais ne la crée
pas ».
Lorsque Sonigo affirme
qu’Atlan ne peut pas rompre avec la génétique instructionniste parce qu’il
« ne rejette pas totalement la notion de programme et reste dans le
cadre de la théorie de l’information » (voir Chapitre 2), c’est à
travers lui, l’ensemble des thompsoniens qu’il accuse d’inconséquence. A
l’inverse, Sonigo et Kupiec, cybernéticiens mutants trônant à l’avant-garde de
l’indéterminisme en biologie, sont stigmatisés par Reichholf en ces
termes : « La thèse selon laquelle l’organisme est un partenaire
autonome du patrimoine génétique n’a pas besoin de chercher à se justifier par
la « liberté » des hasards des mutations et de la composition du
génome. Car celle-ci n’en est pas véritablement une. Et l’unicité de la
combinaison de caractères réunis par le génome n’est pas à elle seule une
solution très satisfaisante pour remplacer la véritable liberté de l’Homme, car
elle n’élimine pas la prédétermination ni l’impératif des gènes. La liberté de
la pensée et de la volonté humaines est le produit de l’évolution de l’esprit.
Celle-ci a véritablement brisé la dictature des gènes. Les milliards de
cellules du cerveau renferment des possibilités infinies de traitement
d’information et d’innovation qui n’ont pas besoin de se soumettre au test de
fonctionnement de l’organisme porteur ni de s’inscrire dans l’information
génétique. » (L’émancipation du vivant,1992).
Théorie des
transformations et théorie de l’ordre par le chaos
représentent les aspects opposés d’un même courant d’avant-garde en maturation.
C’est le second qui, aujourd’hui, semble l’emporter sur le premier…
■
Théorie de l’ordre par le chaos ; le darwinisme étendu
Si cette théorie paraît
aujourd’hui particulièrement novatrice, son précurseur est plus ancien que
Waddington lui même. Il s’agit de Charles Manning Child. Ce biologiste d’avant-guerre
n’était pas un théoricien, mais ses travaux s’opposaient assez radicalement à
ceux de Morgan. Il affirmait par exemple, contre la théorie des régulateurs
spécifiques, que la régulation différentielle de l’expression génétique au sein
du génome dépend des propriétés physico-chimiques locales dans lesquelles la
cellule se tient. Si Kupiec et Sonigo feignent d’ignorer cet auteur, c’est un
de leur collègue, Neil W. Blackstone, qui se charge de le réhabiliter :
« La conception de Child selon laquelle le métabolisme régule
l’activité des produits du gène a donc une certaine actualité dans la biologie
moléculaire contemporaine. Plus largement, les cellules et les organismes
peuvent être considérés non sous un angle hiérarchique, avec les gènes à la base,
mais comme un réseau. Les produits des gènes influencent et dirigent sans doute
le métabolisme, mais, en même temps, le métabolisme influence et guide
l’activité des gènes. Le multilatéralisme prospère dans les mécanismes
homéostatiques des êtres vivants. » (Journal of Experimental Biology n°206, 2003).
Comme dans la théorie des
transformations, génome et métabolisme sont ici relativement indépendants l’un
de l’autre. La théorie de l’ordre par le chaos va plus loin ; elle
remplace la hiérarchie gènes-métabolisme encore admise chez les thompsoniens
par la notion très en vogue de « réseau ». En revanche, elle minimise
le problème de l’évolution pour revenir à des questions mécanistes concernant
la régulation cyclique des fonctions métaboliques (homéostasie).
A l’origine du
multilatéralisme, la notion de chaos statistique appuyée par la mécanique
quantique, remplace celle de stéréo-spécificité postulée par la génétique
moléculaire. Les techniques actuelles permettent à la recherche d’accréditer la
thèse d’une « liberté cellulaire », partageant objectivement
thompsoniens et sonigiens : « Nombre de chercheurs affirment que
la variété des comportements individuels observables par ces techniques est une
preuve de la souplesse et de l’adaptabilité du programme génétique. D’autres
pensent qu’elle a une signification qui va au delà et proposent à l’inverse,
sur la base de ces observations, de remettre en cause la notion classique de
programme déterministe contrôlant l’organisme pour la remplacer par des modèles
probabilistes darwiniens appliqués aux populations de cellules. » (Thomas Heams, Sc&Avenir n°136, 2003).
Le physicalisme de cette
théorie correspond à une sorte de « darwinisation » de la mécanique
quantique : « Ce que les biologistes appellent sélection correspond,
selon moi, à ce que les physiciens nomment contrainte » (B. Laforge,
Physicien, Sc&Avenir n°136, 2003).
Ainsi ; « L’idée
de sélection est souvent mal interprétée. On tente de la faire passer dans le
cadre de la pensée déterministe et évidemment ça ne marche pas très bien. Le
hasard et la dégénérescence influencent le destin des organismes autant que le
déterminisme héréditaire (…) sous-jacente à l’idée de sélection, [la
dégénérescence] joue un rôle très important car elle provoque la
compétition. Son concept est évident chez Darwin. » (S. Atamas, Biosystems
n°39, 1996).
Si la notion de
dégénérescence peut être positivement intégrée dans une théorie de la
complexification croissante, comme on le verra dans le chapitre 6, Atamas comme
ses collègues Kupiec et Sonigo en font un élément-clef de leur nominalisme tout
comme celle de « réseau », inconciliables avec les notions de progrès
et de complexification.
On a montré dans le chapitre
précédent quelles sont les implications théoriques des notions scientifiques
défendues dans Ni Dieu ni gène ; ils s’approprient par exemple la
notion de contingence (Gould) et de bricolage (Jacob) que rejette radicalement
Reichholf. Une fois rejetés les dogmes de la génétique moléculaire, la théorie
de l’ordre par le chaos se révèle particulièrement efficace dans le domaine de
l’embryogenèse… mais la théorie de l’hérédité que nos auteurs tentent
d’élaborer sur des bases nouvelles reste particulièrement obscure lorsqu’il
s’agit d’expliquer la continuité des traits héréditaires chez les organismes
complexes. Sonigo compare la génération d’un être humain au modèle simple d’un
bâton qui s’allonge continûment et se rompt régulièrement ; à cette
différence près que le bâton correspond à « l’ensemble mère-fœtus »
et la rupture à celle du cordon ombilical : « Contrairement au
monocellulaire qui produit deux moitiés tout de suite, la symétrie de la
division multicellulaire doit être définie dans l’espace-temps. Il n’y a donc
pas de différence fondamentale entre le monocellulaire et le multicellulaire,
si ce n’est la difficulté de définir la « symétrie » de croissance et
de division. L’enfant se développe à partir de sa mère par croissance et
séparation, comme une cellule ou une branche d’arbre. Vu ainsi, cela diffère de
l’idée habituelle de la production d’un œuf qui porte un plan de construction. »
(Sonigo, L’évolution). Nous sommes ici aussi proche de la loi de passage
du quantitatif au qualitatif que de la thèse du dédoublement de Chauvin !…
Une théorie de l’hérédité boiteuse donc, flanquée d’une théorie de l’évolution
plus inexistante qu’implicite ; il s’agit surtout de nier purement et
simplement les questions polémiques habituelles grâce au secours du nominalisme
(« les espèces n’existent pas objectivement »), pour aboutir à la
suprême contradiction d’un darwinisme fixiste.
Une fois n’est pas
coutume ; Kupiec et Sonigo se positionnent d’eux mêmes à la place qui leur
est assignée dans notre schéma, et pour cause ; c’est une place
d’honneur ! Le fondamentalisme darwinien passe par la destruction totale
du néodarwinisme ; Sonigo résume admirablement la situation : « Pour
la théorie neutre, l’évolution n’est plus l’évolution des caractères mais celle
des gènes. L’évolution des gènes se faisant souvent en absence de sélection
naturelle, la sélection naturelle ne serait plus un principe central de
l’évolution. Incroyable renversement : plutôt que de remettre en cause la
validité de la mesure génétique de l’évolution, la théorie neutre élimine la
sélection naturelle elle même ! Deuxième dérapage de la théorie de
l’évolution, qui après être passée de variation-sélection à hasard-sélection,
arrive à hasard tout court. La théorie neutre démontre que, en recherchant la
cohérence au sein de la théorie synthétique, on en vient à éliminer les
principes essentiels du darwinisme. Réciproquement, la cohérence darwinienne
imposerait-elle d’éliminer les principes essentiels de la génétique ? Les
gènes varient et constituent des marqueurs permettant description et suivi
statistique, ce qu’exploite avec succès la génétique des populations. Mais si
la variation génétique n’est pas la conséquence de la sélection naturelle, ou
que les gènes peuvent varier sans modifier les caractères, le paramètre mesuré
–en l’occurrence la variation génétique- est-il bien celui de l’évolution ?
Construite sur la génétique plus que sur l’évolution, la théorie synthétique
mériterait d’être appelée « néomendélisme » et non néodarwinisme.»
(Sonigo, L’évolution). Cet extrait démontre une fois de plus comment se
réalise la rupture entre les deux courants post-néodarwinistes à partir du
neutralisme.
On ne reviendra pas sur la
conversion de cette forme de matérialisme à un spiritualisme plus explicite que
celui des thompsoniens ; d’une théorie si peu dialectique ne peut naître
qu’un extrême raffinement de l’idéalisme, le mauvais profil de Darwin en somme…
Position dialectique souhaitable |
Théorie des transformations (Reichholf) |
Théorie de l’ordre par le chaos (Sonigo) |
Discontinuisme (synthèse dialectique) (réalisme) |
Continuisme (nominalisme) |
|
Dialectique Micro/Macroévolution (contraintes multipolaires) |
Théorie de la macroévolution (contraintes) |
Théorie de la microévolution (sélection intériorisée) |
(fusion) |
Physicalisme Mécanique classique Mécanique quantique |
|
Extension de la sélection naturelle |
Rejet de la sélection naturelle |
Extension de la sélection naturelle |
Adaptationnisme (restreint) |
Anti-adaptationnisme Restreint
Total |
|
Neutral : justification d’une rupture |
Neutralisme : base d’une conciliation |
Neutral : justification d’une rupture |
Interaction gènes-métabolisme |
Continuité gènes-métabolisme |
|
Moteur de l’évolution : contradiction métabolisme régulateur –contraintes environnementales
diversifiantes |
Moteur de l’évolution : « contradiction » chaos
diversifiant – sélection stabilisatrice |
|
Saut qualitatif |
Emergence |
|
Déterminisme (causes finales) |
Indéterminisme Hasard fortuit mais ; Contingence et ; |
|
Complexification croissante |
dégénérescence |
|
Dogmes génétiques rejetés |
Dogmes génétiques acceptés |
Dogmes génétiques rejetés |
Nouvelle th. De l’évolution (contre darwinisme) |
Ancienne th. De l’évolution (darwinisme) |
|
Nouvelle th de l’hérédité (contre mendélisme) |
Ancienne th. De l’hérédité (mendélisme) |
Nouvelle th. De l’hérédité (contre mendélisme) |
Fig.1 ;
L’impossible synthèse des deux courants post-néodarwinistes.
En rejetant le déterminisme
génétique, Sonigo et ses collègues rejettent toute forme de déterminisme, tout
principe de cause nécessaire. Leur nominalisme renvoie à un
subjectivisme niant jusqu’à l’existence objective de distinctions
qualitatives entre espèces ; la fusion opérée entre hasard et
sélection par la théorie du chaos statistique et reproductible, s’appliquant de
la même façon à tous les niveaux d’intégration du vivant, annihile les contradictions
qui animent ces différents niveaux. L’émergentisme indéterministe dissimule les
sauts qualitatifs que Gould explicitait… Ce matérialisme, qui prétend
lutter radicalement contre les aspirations métaphysiques de ses
adversaires, rejette en fait
successivement toutes les lois dialectiques que les autres camps présentaient sous
une forme travestie… Des deux courants post-néodarwinistes, celui de l’ordre
par le chaos se pose aujourd’hui comme le plus idéologiquement connoté
(chapitre 2). L’évolution du camp 6 est une gestation impossible ; celle
de la synthèse dialectique des théories matérialistes de l’évolution (fig.1).
Si la morphogenèse
« extra-génomique » est une préoccupation commune aux deux courants,
à travers la double question de l’évolution et de l’hérédité, si leurs travaux
ont pour vocation de saper les bases du néodarwinisme, les réponses qu’ils formulent
s’opposent presque systématiquement…
En absence d’une véritable
synthèse dialectique de lois plus ou moins explicitées par ces treize
belligérants, l’un ou l’autre des deux courants actuels du post-darwinisme a
toutes les raisons de séduire le marxiste ; lutte explicite pour le
matérialisme, contre la métaphysique et l’idéalisme, phraséologie apparemment
dialectique… La prudence s’impose donc. Que retenir des indéterministes ?
du néo-darwinisme ? de Darwin lui-même ?
Depuis les
travaux de Marx, Engels et Lénine en matière de sciences de la nature,
l’histoire des sciences de l’évolution fut un terrain miné pour les véritables
dialecticiens, leur tendant les pièges du vitalisme, du subjectivisme, du
structuralisme, de l’émergentisme, … Il est temps d’en tirer les leçons.
[1] Richard Dawkins affirme lui même qu’il n’a rien découvert (le dogme darwinien est théoriquement clos), sa mission darwiniste se résumant à faire de la pédagogie.
[2] « Le créationnisme peut être vu comme le pendant de la sociobiologie qui prétend réduire à une explication génétique tout le comportement humain. » (S. Hubaut, Sc&Avenir HS n°124 « La finalité dans les sciences »). « A vouloir à tout prix conférer à toutes les propriétés d’un être vivant une valeur adaptative, l’adaptationnisme réintroduit la téléologie, et le darwinisme n’est plus qu’une théologie déguisée : Il faudrait rendre grâce à la sélection naturelle –comme autrefois au bon Dieu- des merveilles de la vie. » (P. Dupouey, Sc&Avenir HS n°134 « Le monde selon Darwin »).
[3] On peut ainsi classer par exemple les moyens de transport par catégories emboîtées : {Terre [rail, roue (voiture, camions)], Mer [sous-marin, flottant (voile, moteur)], Air [hélicoptère, avion (planeurs, réacteurs)]}.
[4] Ainsi Denton n’a de cesse de désigner l’essence paradigmatique du darwinisme et renverse la situation à son avantage : « Autrefois Darwin considérait comme hérétique de douter de l’immuabilité des espèces ; quelle ironie de penser qu’aujourd’hui c’est remettre en question l’idée même d’évolution qui est devenu l’hérésie. Une fois figée en dogme métaphysique, une théorie détient toujours un immense pouvoir explicatif pour la communauté des croyants. » (L’évolution, une théorie en crise). Il cite alors abondamment Feyerabend, philosophe popperien.
[5] Marcel-Paul Schützenberger, adepte français de Denton (il est l’auteur de la préface d’Evolution, une théorie en crise), signe dans La Recherche (1996) un article assez provocateur qui rend compte avec clarté et concision de ces positions anti-darwinistes présentables. Le titre de cet article est éloquent : « Les failles du darwinisme ; Les théories actuelles n’expliquent pas les miracles de l’évolution ».
[6] Lire à ce sujet l’amusant philosophe idéaliste et médiatique N.Grimaldi.
[7] « La matière manifeste la propriété de s’arranger en groupement de plus en plus sous-tendu de conscience ; ce double mouvement conjugué d’enroulement physique et d’intériorisation (ou concentration) psychique se poursuivant, s’accélérant et se poussant aussi loin que possible, une fois amorcé. » Teilhard (La place de l’Homme).
[8] L’affinité est unilatérale ; en tant que matérialistes, Kupiec et Sonigo doivent beaucoup à des néo-lamarckiens comme Waddington, rien à leurs « voisins » psycho-lamarckiens.
[9] Loi dialectique qu’on retrouvera sous une forme plus explicite chez les voisins néo-lamarckiens : Pour Waddington en particulier, inspiré par le philosophe Whitehead, « les parties d’un tout sont nécessairement inter-dépendantes ».
[10] Nous sommes loin du mécanisme des autres camps de l’arrière garde et plus encore du néo-positivisme de l’avant-garde indéterministe.
[11] « Il règne dans tout l’univers une activité étonnante, qu’aucune cause ne paraît affaiblir, et tout ce qui existe semble constamment assujetti à un changement nécessaire » Lamarck, Recherche sur les causes des principaux faits physiques. Par une formule qui est certes naïve, Lamarck nous présente le principe par lequel la manière d’être de la matière est le mouvement !
[12] « La théorie des catastrophes de René Thom est celle qui réinvestit le mieux l’idée aristotélique de finalité » Gilles G.Granger, L’explication par les fins. Sc&Avenir HS n°124. En somme on passe d’un finalisme platonicien déterministe à un finalisme aristotélicien qui l’est beaucoup moins…
[13] Le champ de l’« écologie », dont Haeckel fut le fondateur, sera d’ailleurs repris par les finalistes réductionnistes sous ce terme éloquent.
[14] On constate en 1985 que la mésange bleue pond neuf œufs par nid en Corse et six œufs par nid en Provence. Si on ajoute trois œufs étrangers dans le nid d’une mésange provençale, celle-ci les couve jusqu’à éclosion !… La notion de maximisation tombe aujourd’hui en désuétude.
[15] Chauvin rétorque que chez les fourmis, chez les termites, plusieurs reines coexistent et des fourmis (ou des termites), non apparentées, s’entre aident malgré tout. Des exemples d’assistance interspécifique existent (entre espèces de dauphin par exemple).
[16] Pour des milieux équivalents, les marsupiaux australiens (seule forme de mammifères peuplant ce continent) présentent des formes générales analogues à celles des placentaires ailleurs (bien que ces formes analogues ne soient pas apparentés deux à deux !) comme le « loup marsupial », la « taupe marsupiale », le « bandicoot-lapin », etc. C’est un exemple de convergence évolutive (voir aussi annexe chapitre 6).
[17] En tant que « vitaliste », Chauvin affirme de son côté, que Wilson est le porte-étendard naïf du « finalisme absolu ».
[18] Le développement de la sociobiologie s’est en grande partie appuyée sur l’activité d’une organisation politico-scientifique ultra-réactionnaire ; le Groupement de Recherche et d’Etude pour la Civilisation Européenne (GRECE) ; « vertueuse » à bien des égards (racisme, sexisme, eugénisme, ultra-libéralisme), cette organisation est l’une des ramifications du Think tank « Nouvelle Droite ».
[19] Dawkins formule ici l’ultime théorie du subjectivisme, au delà même de l’idéalisme génétique… Les adeptes de Popper ou de Kuhn, et ils sont nombreux aujourd’hui, doivent se sentir concernés, et sans doute particulièrement gênés, par cette convergence inattendue entre sélectionnisme épistémologique à la mode et sélectionnisme sociobiologique ringard !
[20] Lire « La révolution de l’évolution » 1989, « Biognoséologie, évolution et révolution de la connaissance » 1993. Dans « Histoire de la biologie » 1994, l’histoire sinueuse de la science de l’évolution au XXe siècle débouche sur un chapitre ultime intitulé « La théorie synergique de l’évolution ; Une synergie évolutive nouvelle » !
[21] On annonce ainsi l’émergence d’un « nouveau stade de l’an 2000 » !
[22] La duplicité de cette notion, sacre de la « complexité insondable », jette un pont illusoire entre l’avant-garde indéterministe et le finalisme mécaniste d’arrière-garde, de sorte que celui-ci retrouve aujourd’hui l’espoir d’une éventuelle victoire sur le camp officiel néodarwinien… Malheureusement, ce dernier a été plus rapide dans la prise en otage de l’émergence !
[23] Le terme de bricolage n’est jamais cité sans faire immédiatement référence à son « découvreur » François Jacob ; par ce terme « lumineux », celui-ci montre à la fois son incapacité à comprendre l’évolution et l’ingéniosité de sa rhétorique, donnant à penser que son concept-marque déposée, applicable à toute théorie matérialiste, est donc à l’abri, comme sa notoriété, de toute nouvelle découverte compromettante. Nous sommes bien forcés de voir que, face au grand Monod, la contribution de Jacob dans l’auguste Histoire des Sciences, se résume à un modeste vocable.
[24] « Le hasard pur, le seul hasard, liberté absolue mais aveugle, est à la racine du prodigieux édifice de l’évolution » Monod, Le hasard et la nécessité.
[25] « Le hasard intervient, mais à l’intérieur de contraintes qui vont croissant » C. De Duve, La Recherche n°286.
[26] Lorsqu’on émonde le « buisson » de la vie, l’Homme est bien à sa cime, ultime stade actuel de la complexification organisationnelle des êtres vivants (évolution verticale).
[27] Dans la « charte » de la théorie synthétique, il est amusant de remarquer comment on emploie le ton affirmatif en ce qui concerne les thèses mendélo-morganistes (I1, I3, I4) et le conditionnel quand il s’agit d’« admettre » quelques restrictions anti-réductionnistes issues des camps 5 et 6 (I2, I5, I6).
[28] Lien micro-macroévolution, possibilité des stases, réductionnisme, dérive génétique, émergences échappant aux dogmes de la génétique moléculaire, …
[29] De la version « révisionniste » de l’Histoire de la biologie de D. Buican, exempte de la moindre allusion à Goldschmidt, Eldredge et Gould, au Dictionnaire du darwinisme et de l’évolution où, par delà les malentendus, Tort affirme que les saltationnistes sont en fait gradualistes (article Continuisme) ! L’Histoire de la biologie de Mayr parle d’un néodarwinisme qui aurait toujours été holiste et anti-déterministe !
[30] Ces découvertes de Barbara Mc Clintock inaugurent, selon Gould, une « deuxième révolution génétique », brisant officiellement les dogmes de l’ancienne génétique moléculaire.
[31] Note de Thompson témoignant de sa préférence pour le hasard, contre la sélection naturelle : « Le lecteur comprendra que je parle non pas de la « quête rigoureuse et assidue » des variations ou du hasard, mais plutôt de cette solution de facilité selon laquelle ces phénomènes constituent une base suffisamment solide pour étayer la théorie d’une évolution définie et progressive, compte tenu de l’aide toute puissante de la théorie de la sélection naturelle ».
[32] Denton instrumentalisera d’ailleurs les réserves de Thompson vis à vis de la macro-évolution contre le darwinisme.
[33] Si pour Atlan, les « données » que sont les gènes sont à la base de la formation du phénotype, pour Reichholf en revanche, le métabolisme, par une obscure sur-détermination, « accompagne » le génome.