Chapitre 3 : La constellation des anti-néodarwiniens

Histoire et coexistence actuelle de treize courants

 

 

 « La nature est la pierre d’essai de la dialectique, et il faut dire que les sciences modernes de la nature ont fourni pour cet essai des matériaux extrêmement riches et dont la masse augmente tous les jours, et qu’elles ont ainsi prouvé qu’en dernière instance la nature procède dialectiquement et non métaphysiquement. Pourtant l’on compte jusqu’à présent les savants qui ont appris à penser dialectiquement ; et ce conflit entre les résultats acquis et la méthode de raisonnement traditionnelle explique la confusion infinie qui règne dans la théorie des sciences naturelles, et qui met au désespoir maîtres et élèves, écrivains et lecteurs. »  

                                                                Engels. Anti-Dühring                                                                                                                                    

 

 

 

Nier le caractère scientifique du matérialisme historique de Marx, c’est accuser du même coup Darwin, dont la théorie tente d’expliquer l’histoire de la vie, d’anti-scientificité. Selon l’adage de l’épistémologue anarchiste Karl Popper, n’est scientifique que ce qui peut être réfuté par l’expérience. Par l’essence historique de leur champ d’investigation, Darwin comme Marx sont frappés du péché d’infalsifiabilité !

A l’extrême naïveté de ce philosophe jadis très en vogue au moment du bouleversement métaphysique du néo-positivisme, la majorité des épistémologues préfère aujourd’hui la position jugée plus sérieuse de son contemporain Thomas Kuhn. Enfermé dans l’inconséquence de son subjectivisme, « Lorsque Popper prit conscience de l’importance de la biologie, et qu’il adopta une position objectiviste (« réalisme évolutionniste » 1972) il chargea la sélection naturelle de décider quelle théorie est viable, c’est à dire adaptée aux faits. (…) L’évolution scientifique, comme l’évolution tout court (biologique) se fait par essais et erreurs. » (A. Fagot-Largeault, Histoire des sciences tome 1). Auto-discrédité par ces dernières positions, Popper n’est plus idolâtré que par quelques théologiens (voir par exemple Henri De Wit, Histoire de la Biologie) ; Ces derniers ont en effet tout à gagner en faisant leur une théorie aussi radicalement métaphysique !

Si l’Homme n’a pas prise objectivement sur la matière comme l’affirment les marxistes, le progrès scientifique ne peut s’appuyer que sur une « sélection naturelle » des idées à distinguer de l’arbitrage de la pratique. Depuis Kant, cette médiocre conclusion criticiste appartient autant à Popper qu’à Spencer, Haeckel, Monod, Mayr et Kuhn lui-même… Qu’on soit pro- ou anti-darwinien, on finit toujours par adopter, faute de mieux, ce fameux « sélectionnisme des idées ». Telle est la duplicité théorique du découvreur de l’Origine des espèces : Sa position matérialiste ne peut se départir seule d’une orientation théorique qui séduit a priori le philosophe idéaliste conséquent. Patrick Tort rappelle : « A Virchow pour qui le darwinisme conduit dangereusement à la subversion socialiste, Haeckel répond qu’il protège efficacement contre le chimérique égalitarisme socialiste » (Dictionnaire du Darwinisme et de l’Evolution).

Or, il se trouve que ce sélectionnisme des idées ne décrit en rien l’état actuel du débat opposant les différentes théories de l’évolution : Tandis que les néo-darwiniens martèlent en toute occasion que Weismann a mis un point final aux élucubrations lamarckiennes, nous sommes forcés de constater que plus d’un siècle après la mort de ce « héros » de la génétique, Lamarck n’a toujours pas déserté la scène…

A vrai dire, du fixisme de Cuvier (XIXe) à la nouvelle synthèse « évo-dévo » (XXIe), tous les courants historiques (à l’exception du lyssenkisme !) trouvent aujourd’hui encore d’ardents défenseurs, malgré cette abstraite « sélection naturelle » des théories.

Point par point, nous verrons finalement que toute théorie évolutionniste se résume à l’exploitation métaphysique plus ou moins réactionnaire d’un noyau scientifique authentiquement mais partiellement dialectique. Sur cet éventail juxtaposant les théories selon leurs affinités ou leurs antagonismes, la théorie synthétique se détourne d’une arrière-garde réactionnaire pour se déplacer, suivant un itinéraire que nous indiquerons, vers une avant-garde tout aussi bourgeoise, incarnée dans ses termes ultimes par Kupiec et Sonigo.

 

A.   Position actuelle de l’arrière-garde finaliste

 

Le spécialiste jugera particulièrement saugrenue la réunion des créationnistes et des ultra-darwinistes dans un même camp. C’est en effet entre ces deux courants que l’opposition fut et reste la plus violente. Les uns fustigent l’extrémisme fascisant des ultras, les autres, « défenseurs les plus fidèles de Darwin[1] » (!), agitent l’épouvantail du créationnisme à chaque fois qu’il s’agit de sauver le dogme des ressacs de la crise néodarwinienne.

Mais dans leur récente campagne anti-finaliste, ce sont les néo-darwiniens eux-mêmes qui renvoient désormais dos à dos leurs vieux et nouveaux ennemis[2] : Les espèces ne seraient mues ni par l’intervention de Dieu –ou du gène souverain- (finalisme interne), ni par le milieu (finalisme externe), mais par le pur hasard !

Certes, les courants que nous rassemblons ici dans le camp de l’arrière-garde n’y entreront pas de plein gré et restent les uns pour les autres des frères ennemis : Mendélistes antidarwiniens, darwinistes pré-mendéliens, néo-larmarckiens et néo-darwiniens fondamentalistes ont chacun une histoire propre et veulent qu’elle se perpétue. Objectivement, leur fonction est moins gratifiante ; Ils font office d’opposition inoffensive vis à vis de la théorie-reine… Opposition qui permet de réduire plus ou moins au silence celle, autrement plus dangereuse, de l’avant-garde indéterministe…

 

a.      Camp 1 : Le finalisme spiritualiste

 

■ Fixisme

 

Affirmer que l’évolution biologique est un odieux mensonge « bio-athéiste » peut paraître difficilement tenable aujourd’hui… Le melon est régulièrement côtelé parce qu’il est fait pour être mangé en famille suggérait Bernardin de Saint-Pierre ! Les  arguments  fixistes  actuels  sont  certes moins cocasses, mais ils sont en revanche beaucoup mieux adaptés à l’air du temps : Le créationnisme brutal et anti-scientifique du XIXe siècle s’est mué en une forme de scepticisme voire de nihilisme scientifique. Michael Denton, auteur du célèbre Evolution, une théorie en crise (1985), se fait l’apôtre du très scientifique doute « poppérien » contre la religion dogmatique des darwinistes !

Toutefois personne n’est dupe ; Aux mutations génétiques, Denton répond « miracles », et la théologie, les références littérales à la Bible ont tôt fait de s’afficher explicitement (L’évolution a t-elle un sens ? 1996). Biologiste moléculaire émérite, notre fixiste connaît bien son sujet : Il pointe à juste titre toutes les contradictions de la fusion du mendélisme avec le darwinisme… En ce qui concerne son œuvre, point de théorie, mais une sorte de réquisitoire systématique et transdisciplinaire contre Darwin.

Mentor des fixistes modernes, seul pionnier à conserver une certaine renommée en histoire des sciences grâce à l’anatomie comparée dont il est le fondateur incontestable ; Georges Cuvier. Dans Evolution, une théorie en crise, Denton revient mot pour mot à l’argumentaire éculé de Cuvier dans la controverse qui l’opposait à Geoffroy Saint-Hilaire, complété par quelques réflexions génétiques plus actuelles. Résumons ce pamphlet.

Premier argument ; La cladistique actuelle (construction d’arbres phylogénétiques fondés sur des apparentements morphologiques hiérarchisés entre espèces ou entre groupes) réintroduit l’évidence d’une perception typologique du monde vivant. Denton insiste d’une part sur la subjectivité du choix des caractères homologues qui sous-tend la notion d’ancêtre commun, d’autre part sur les barrières d’espèces qui rendent sa scientificité au discontinuisme original des sciences de la nature ; Chaque espèce correspond bien à un type « idéal » fondamentalement distinct des autres. Le gradualisme darwinien est alors accusé : La paléontologie ne fournit aucun exemple d’espèces fossiles réellement intermédiaires (critique d’Archæoptéryx, espèce intermédiaire entre types reptile et oiseau) et d’une façon plus générale, l’infinité d’espèces intermédiaires que sous-entend l’évolution graduelle face à l’énorme diversité des espèces actuelles et anciennes, fait cruellement défaut dans les archives des paléontologues (critique de l’argument sans cesse réitéré de l’« erreur d’échantillonnage »). Faisant appel à Cuvier, Denton rappelle par ailleurs qu’une espèce, constituée d’éléments interdépendants et hautement co-adaptés (lois de subordination des organes et de corrélation des formes) ne saurait admettre sans en souffrir mortellement la moindre modification phénotypique.

Des gènes homologues (même fonction) entre deux espèces étant d’autant moins semblables que celles-ci sont peu apparentées morphologiquement, toute comparaison moléculaire comme toute comparaison anatomique n’amène qu’à une classification linnéenne par emboîtement, sans sous-entendre la moindre filiation[3]. Ainsi Denton affirme que chaque phylum est équidistant de tous les autres et non plus ou moins apparenté à certains d’entre eux. Il oppose enfin l’extrême complexité des informations génétiques à la cécité absolue du hasard qui est censé lui avoir donné naissance (critique des résultats fournis par les sciences cognitives et la cybernétique).

Terminant son pamphlet, notre cuviériste s’appuie sur Thomas Kuhn[4], égérie de l’épistémologie officielle pour rappeler que le darwinisme n’est qu’un paradigme nécessairement voué à un prochain renversement…

Le nouveau visage du fixisme est donc bien plus présentable que celui qu’il affichait il y a deux siècles, avançant masqué dans le cœur du débat actuel : On admet la micro-évolution (origine commune des espèces d’un même genre), mais pour mieux rejeter la macro-évolution (origine commune des grands phylums). On admet la génétique (tout est fonctionnel) mais pour mieux désigner le « miracle » qui en a fait surgir l’incommensurable complexité. On admet l’argumentaire anti-gradualiste des saltationnistes (avant-garde indéterministe), mais pour mieux redécouvrir derrière ce saltationnisme théoriquement si peu rigoureux, les miracles qu’incarnent les sauts qualitatifs. On admet l’ancien finalisme néo-darwinien (la « téléonomie » de Monod), mais pour mieux accuser chez les saltationnistes leur foi immodérée pour la contingence…

C’est le culte du mystère enfin, qui motive Denton dans ses attaques systématiques contre le réductionnisme génétique[5]. Bénissant la crise qui lui donne l’opportunité d’exposer au public sa haine pour la science, Il attend le messie qui détrônera Darwin pour réconcilier enfin science et spiritualité…

On notera que les fixistes, incapables de résister sans théorie positivement anti-évolutionniste, tendent à s’allier progressivement aux camps évolutionnistes anti-darwiniens radicaux. Denton (L’évolution a t-elle un sens ? 1996) comme Schützenberger (Les théories actuelles n’expliquent pas les miracles de l’évolution. 1996) finissent par admettre implicitement le transformisme des espèces, à condition que celui-ci reste miraculeux…

 

Interactions  [voir schéma en annexe] : Nous situerons contre leur gré les fixistes entre les néo-lamarckiens et les panvitalistes scientistes. Leur adaptationnisme téléologique impliquant l’étroite et parfaite adaptation de toute espèce, de tout individu, de tout organe au milieu, leur intérêt pour tout ce qui dans la physiologie structuralo-fonctionnaliste (finalisme mécaniste) met en lumière le « miracle de la vie », leur attrait naturel pour ce qui peut séparer Mendel de Darwin (anti-néodarwinisme) tout en reconnaissant une certaine valeur explicative à la génétique moléculaire, les rapprochent objectivement des néo-lamarckiens. Mais la foi qu’ils manifestent dans la téléologie, dans la théologie teilhardienne plaçant l’Homme au sommet de la Création (si ce n’est de l’évolution), dans la génétique pré-cybernétique (le génome est le « Livre de la Vie ») et dans l’essentialisme typologique les rapprochent par ailleurs des panvitalistes.

 

■ Panvitalisme scientiste

Si Cuvier est le mentor des théologiens fixistes, le philosophe idéaliste Henri Bergson est assurément celui des scientistes panvitalistes. Dans Le hasard et la nécessité, Monod voit dans l’« animisme anti-darwinien » une distinction entre un vitalisme métaphysique et un vitalisme scientiste :

Le premier est incarné par Bergson et s’impose comme une forme non-finaliste du vitalisme (l’« élan vital »). Le second, incarné par Pierre Teilhard de Chardin, est dominé par le principe d’un projet évolutionniste Divin (finalisme externe) au terme duquel l’Homme, sommet de la création, parviendra lui-même au stade ultime de la conscience absolue (« point Oméga ») l’unissant enfin à Dieu : Dans les années soixante-dix, des physiciens se penchant avec fascination sur la biologie ont entretenu la vigueur de ce courant (Elsässer, Polanyi). Argument principal : « Le vitalisme a besoin pour survivre que subsiste en biologie, sinon de véritables paradoxes, au moins des mystères » (Monod, Le hasard et la nécessité).

Contrairement aux apparences, ces deux courants ne sont pas ici réunis par une foi religieuse commune (d’authentiques religieux ou croyants existent dans tous les camps ici répertoriés), mais par l’embrouillamini qui, depuis les années soixante-dix, sous-tend les philosophies naturelles d’une Nadine Barthélémy-Nadaule (L’idéologie du hasard et de la nécessité, 1979) ou plus récemment d’un Grégory Bénichou (Le chiffre de la Vie, 2003) : On trouve dans leurs œuvres des références mêlées au finalisme teilhardien et au vitalisme bergsonien. Si l’être tend à être ce qu’il n’est pas encore (élan vital), ne tend-il pas à être ce qu’il doit être (entéléchie d’Aristote)[6] ?

Sans revenir sur le contenu mystique du Chiffre de la Vie de G. Bénichou, rappelons que ce courant « improvisé » va plus loin que le fixisme dans les conclusions qu’il tire de la génétique moléculaire… Jadis, prenant la science à partie, Teilhard s’enthousiasmait de ce que la création Divine fut enfin redécouverte par les physiciens dans la catégorie de Big-Bang : Bénichou imite aujourd’hui son aîné face aux généticiens ; C’est votre théorie du programme génétique qui proclame malgré vous l’essence divine du « Texte » déterminant chacun d’entre nous !… Telle est la stratégie opportuniste du scientisme actuel chez les théologiens.

Plus généralement, les vitalistes scientistes ne rejettent dans la théorie darwinienne que son caractère matérialiste. Pour Bergson, la théorie de Darwin est à la fois la plus proche et la plus éloignée d’une véritable compréhension de la vie : Il en accepte le transformisme, mais pas le « mécanisme ». Le principe même d’essais-erreurs inhérent à la sélection naturelle peut être admis puisqu’il témoigne du fait que le Créateur joue aux échecs de mieux en mieux (extinctions-créations d’espèces) : C’est en ce sens que Bénichou renvoie à l’Evolution créatrice de Bergson…

 

Interactions : Le camp hybride des panvitalistes scientistes se tient à mi-chemin entre le finalisme des fixistes modernes et le vitalisme des psycholamarckiens. Des premiers ils partagent la tactique consistant à instrumentaliser les contradictions du darwinisme contre celui-ci, ainsi qu’un fond de finalisme transcendantal (typologie et téléologie). Parallèlement, ils s’apparentent aux seconds dont le finalisme interne d’essence lamarckienne a beaucoup d’affinité avec l’élan vital bergsonien autant qu’avec le proto-psychisme teilhardien[7].

 

■ Psycho-lamarckisme

Pierre-Paul Grassé, honni pour sa foi lamarckienne, est néanmoins considéré comme l’un des « papes de la zoologie ». Anti-néodarwinien énergique, son idéologie n’en est pas moins réactionnaire ; il professe  l’anti-matérialisme  (darwinisme,  marxisme et  sociobiologie  sont ses bêtes noires), le conservatisme, l’anti-égalitarisme ainsi qu’un très euphémique « eugénisme restreint ».

Se démarquant des panvitalistes et des fixistes, il affirme que « l’ADN enregistre, stabilise l’évolution mais ne la crée pas » (L’évolution du vivant), rejette la génétique pour le préformisme qu’elle induit… mais il attend lui aussi celui qui identifiera un jour le moteur véritable de l’« évolution créatrice »… De plus, à la différence des néo-lamarckiens matérialistes qui espéraient réconcilier Lamarck avec Mendel (Kammerer) ou avec Darwin (Waddington), les psycho-lamarckiens se posent en fondamentalistes, rejetant sans conciliation tous les aspects du néodarwinisme, et tentent de prouver, plutôt que d’expliquer, l’hérédité des caractères acquis.

Le psycho-lamarckisme se distingue assez tôt du néo-lamarckisme. Au début du XXe siècle, G.Henslow s’oppose aux lamarckiens anticléricaux comme Spencer et Haeckel ; pour lui la lamarckisme est au contraire le moyen de souder science et religion en sauvant la téléologie. S. Butler se réclamera plus tard de cette nouvelle téléologie : « Dieu n’agit plus de l’extérieur mais de l’intérieur du monde organique »… Aujourd’hui, le psycho-lamarckien le plus prolifique est incontestablement Remy Chauvin. Elève puis collègue entomologiste de Grassé, il expose sous le titre éloquent « La biologie de l’esprit » la forme actuelle des arguments qu’ils partagent :

Premièrement, L’hérédité des caractères acquis est impossible dans le cadre du mendélisme ; on rejette donc Mendel. Deuxièmement, la survie du plus apte ou le fait d’être plus fécond conservant le plus fécond, forme moderne plus modérée de la sélection naturelle, sont des tautologies indépassables et sans valeur explicative ; on rejette donc aussi Darwin.

Dès lors Chauvin ne s’emploiera pas plus que Darwin à expliquer l’évolution, mais, comme ce dernier, à en décrire les propriétés générales apparentes, avec force arguments :

- Anti-adaptationnisme ; Un organisme est loin de s’adapter en tout point à son milieu. Le fémur humain ne casse qu’à partir d’une pression de 800 kilos, on peut enlever un rein ou un morceau de foie à un homme, sans lui ôter la vie… La nature n’est donc pas si économe.

- Continuisme ; L’adaptation parfaite n’existant pas à l’échelle de l’organisme, elle n’existe pas davantage à l’échelle moléculaire (contre la stéréo-spécificité, pourtant louée par les alliés de l’arrière-garde) ou à l’échelle des populations (contre la typologie prônée par les fixistes et à un degré moindre par les panvitalistes).

- Quoiqu’en pensent les lamarckiens partisans d’une « hérédité des caractères acquis par habitude » ; l’animal ne réagit pas à son milieu. Ainsi un même milieu est peuplé d’espèces très différentes, de même une seule espèce peut exister dans des milieux très différents les uns des autres (espèces ubiquistes).

- En conséquence l’évolution suit son chemin propre, en changeant de milieu au besoin : Son but est moins une spécialisation de plus en plus perfectionnée à tel milieu (celle-ci, quand elle existe, est alors interprétée comme une forme de « l’art pour l’art ») que l’acquisition d’une « marge de sécurité » permettant à une espèce de survivre dans un nombre croissant de milieux. Plus une espèce est étroitement adaptée à un milieu donné, plus elle disparaîtra facilement à la moindre modification environnementale.

- L’évolution résulte ainsi de l’action antagoniste de deux tendances ; l’une complique sans cesse les formes jusqu’à l’absurde, l’autre simplifie jusqu’à l’excès. Pour l’organisme, la question de l’utilité n’a donc pas de sens. Elle est cependant dirigée et irréversible.

 

Pour Chauvin et ses collègues, le lamarckisme ne se résume pas à la seule hérédité des caractères acquis ; d’autres principes souvent oubliés sont réinvestis : La fonction crée l’organe, corrélativement le non-fonctionnement d’un organe provoque sa disparition (l’existence des organes vestigiaux tels que les yeux atrophiés de la taupe tourmentait déjà Darwin), enfin, la poussée interne propre à la vie est relativement indépendante du milieu.

 

Interactions : Le psycho-lamarckisme est né d’une conversion historique du finalisme transcendantal en finalisme interne via l’idéalisme lamarckien : Cette parenté entre panvitalisme scientiste et psycho-lamarckisme explique l’affinité qu’entretiennent aujourd’hui encore ces deux courants malgré l’incompatibilité apparente de leurs théories respectives.

A l’opposé et contre toute attente, le psycho-lamarckisme, qui est la forme élaborée et scientifiquement mature du camp spiritualiste, est tendu vers le camp embryonnaire mais prometteur de l’avant-garde indéterministe, incarné par Kupiec et Sonigo. Cette affinité est néanmoins unilatérale : Sur le plan théorique, Chauvin rejette les notions de gène, de stéréo-spécificité, de typologie discontinuiste, de téléologie et d’adaptationnisme, comme Kupiec et Sonigo ! Sur le plan idéologique le vitalisme bergsonien peut représenter une forme aboutie du spiritualisme tendanciellement suggéré par la « liberté biologique » (Ni Dieu ni gène).

A l’évidence, le mouvement général de l’arrière-garde théologique s’oriente vers l’inaccessible théorie de Kupiec et Sonigo, laquelle –on s’en souvient- peut être présentée sur la question des espèces et par une autre voie, comme un « fixisme darwinien »: Le fixisme devient un simple cuviérisme passant à l’évolutionnisme restreint (Denton, Schützenberger) pour s’approcher du panvitalisme. Ce dernier, travaillé par la philosophie de Bergson, tente une réconciliation avec la science grâce à Teilhard (proto-psychisme) et parachève sa conversion au finalisme interne. Mais le psycho-lamarckisme est finalement un vitalisme non-finaliste, en rupture avec la téléologie et constituant une sorte de double idéaliste du matérialisme profondément darwinien exposé dans Ni Dieu ni gène[8].

 

► Eléments de dialectique

Sous un voile spiritualiste particulièrement dense se cachent des formes « monstrueuses » de la dialectique ! Les lois de subordination des organes et de corrélation des formes, que les fixistes considèrent comme des armes précieuses contre Darwin, n’en sont pas moins des expressions partielles d’une loi dialectique[9].

L’opération des fixistes consiste à isoler cette loi (interactions réciproques) des autres lois dialectiques pour mieux l’élever au rang de principe métaphysique. Selon ce principe, l’interdépendance des parties d’un tout interdit à ce dernier la moindre modification. Il suffit d’omettre la loi du saut qualitatif pour faire de ce holisme inabouti une arme anti-réductionniste contre le gradualisme darwinien (accumulation quantitative sans saut qualitatif).

Chez les panvitalistes, la notion de complexification croissante et nécessaire se rapporte à la loi de passage nécessaire du simple au complexe qu’abhorre l’avant-garde indéterministe. Il y a d’ailleurs dans cette conception une étonnante « parenté »  avec  le  matérialisme  dialectique :  Marcel  Prenant, biologiste marxiste, considérait déjà en 1935 le finalisme bergsonien comme un « raffinement du spiritualisme délogé par les sciences expérimentales de toute une série de positions successives, réfugié dans un finalisme vague, d’apparence inexpugnable », il représente ainsi, dans le camp idéaliste « le moule en creux du matérialisme dialectique » (Biologie et Marxisme, 1935). Prenant constate encore que les finalistes sont désormais rares sous leur forme nette, « devenus empiristes et agnostiques, affirmant ne vouloir faire aucune hypothèse en dehors de l’expérience ». C’est en effet l’empirisme pur, le sensualisme, qui caractérise les spiritualistes en science ; Cuvier prônait ainsi l’« école des faits » (malgré les multiples erreurs scientifiques qu’il a commises dans sa carrière !) ; il faut se départir de toute tentation théorique et se limiter à l’observation[10].

Ainsi Chauvin voit dans la nature[11] les manifestations multiples de la contradiction antagoniste et du mouvement auto-dynamique qu’elle suscite : L’évolution biologique résulte pour lui de deux tendances opposées –complexification/simplification- et s’en trouve irréversiblement « dirigée » ; l’embryogenèse, dans un autre registre, est considérée comme un mouvement auto-dynamique (sic) procédant non par addition de parties (contre la métaphore de la chaîne de montage en usine) mais par « dédoublement » de parties.

Sans la loi de passage du quantitatif au qualitatif (saut qualitatif), clef de voûte de la dialectique, on peut faire état de toutes les autres lois dialectiques en toute innocence, sans se compromettre idéologiquement. Sous la forme d’un « matérialisme honteux » (Engels), Chauvin « vole » les armes du marxiste pour attaquer le matérialiste mécaniste ou le matérialiste néo-positiviste, mais « oublie » la plus dangereuse d’entre elles ; celle qui démolirait sa spéculation psycho-lamarckienne !

 

b. Camp 2 : Le finalisme mécaniste

 

■ Néo-lamarckisme

Promoteurs d’une idéologie ouvertement positiviste, anticléricale, raciste et eugéniste, Herbert Spencer et Ernst Haeckel sont deux des plus fameux disciples de Darwin, mais ils sont aussi profondément lamarckiens (au sens où Darwin l’était lui même en ce qui concerne sa théorie de l’hérédité), s’opposant violemment à Weismann, jugé préformiste et idéaliste. A la suite de ces pionniers lamarcko-darwiniens, les « néo-lamarckiens » furent tout au long du siècle les plus ardents défenseurs de la causalité contre l’indéterminisme de leurs contemporains néo-darwiniens. Ainsi E. Cope, néo-lamarckien américain, affirme que « toute théorie qui n’explique pas les causes de la variation est défaillante dans ses fondements mêmes » : La sélection naturelle n’étant « qu’une Providence « dépersonnalisée » » (Le Dantec, 1901), la véritable cause de l’évolution doit être recherchée dans le déterminisme du milieu. L’hérédité des caractères acquis sera donc un principe central du néo-lamarckisme (il ne l’est pas chez les psycho-lamarckiens) dont de nombreux naturalistes tenteront d’élucider le mécanisme.

A la notion matérialiste de causalité s’ajoutent celles de progrès et de complexité : Profondément marquées par le mécanisme, les théories de Spencer et d’Haeckel s’appuieront sur ces notions pour jeter les bases du darwinisme social, dont le lamarckisme social est synonyme jusque dans les années 1940, mais qui prendra plus tard en se liant à la génétique des populations, le nom de sociobiologie (camp 3).

Pour Spencer, la sélection naturelle est un mécanisme finaliste suffisant à définir son évolutionnisme positiviste, ouvrant la voie au malthusianisme réactionnaire. Pour Haeckel, la sélection naturelle ne se limite pas à la simple compétition entre congénères ; elle est opérée par le « milieu » au sens large (climat, nourriture, besoins, développement embryonnaire) : Son évolutionnisme apparaît tout aussi réactionnaire mais plus équivoque, à cheval entre un matérialisme mécaniste et un vitalisme confusément avoué.

D’une façon générale, le lamarckien moderne considère toute variation phénotypique comme obligatoirement adaptative et héréditaire par elle même (adaptationnisme téléologique et anti-mendélisme). Celui qui irrita, qui irrite encore les néo-darwiniens avec le plus d’efficacité fut Baldwin au début du XXe siècle. Baldwin cherchait une théorie expliquant l’« impression » rétro-active de l’accommodation adaptative de l’individu dans ses propres gènes. A la sélection naturelle et aux variations individuelles, il préfère la sélection organique et l’accommodation : La sélection organique est pour lui le processus par lequel les modifications génétiques se révèlent à la suite et en raison de l’accommodation individuelle. Parallèlement ; à l’idée de caractères acquis par l’usage, il préfère l’hérédité des caractères acquis au cours du développement individuel (accommodation) : Dans un environnement inadapté, le phénotype serait suffisamment souple pour réagir ; Des mutations génétiques en tous sens seraient ensuite sélectionnées dans le sens d’une correspondance maximale au phénotype accommodé (fixation héréditaire du phénotype provisoire)… Des néodarwiniens cherchent encore aujourd’hui à minimiser la polémique et absorber une forme restreinte du célèbre « Effet Baldwin » (voir l’article Baldwin de P. Tort dans son Dictionnaire du Darwinisme).

Plus tard, Koestler reprendra les idées de Baldwin en modérant son finalisme externe et en soulignant le rôle de certains facteurs « internes » : « Les individus, dotés de désirs et de préférences, ont dans l’évolution un rôle actif, en prenant des initiatives que les mutations ne font qu’officialiser : il existe des contrôles sélectifs internes ayant pour but de coordonner les mutations bénéfiques de façon à orienter l’évolution dans des directions biologiquement acceptables. »

C’est finalement Conrad Waddington qui laissera la marque la plus profonde sur cette question. En tant qu’embryologiste, il conçoit dans les années quarante une théorie qui jettera les bases de la cybernétique en biologie, fondée sur l’assimilation génétique des caractères acquis au cours du développement. Sur un jeu de mot associant épigenèse et génétique, il crée de toutes pièces une discipline nouvelle ; l’épigénétique.

Contre le déterminisme génétique, et notamment contre celui de l’embryologie génétique, Waddington considère le développement comme un « paysage épigénétique » formé d’un système complexe de vallées canalisant telle ou telle morphogenèse. La compétence d’une zone ponctuelle de l’embryon est définie comme « un complexe local de réactions entre des substances formant un mélange instable qui peut à un certain moment avoir deux modes alternatifs de changement ou plus » (Organisers and genes) : Lorsqu’un gène muté fait pousser des pattes à la place des antennes sur un embryon de Drosophile, ce gène ne contient pas toutes les informations nécessaires à construire une antenne ; mais agit simplement à la manière d’un barrage fermant une vallée, en ouvrant une autre, dans le « paysage » au relief complexe de l’embryogenèse.

Depuis les années quarante le néo-lamarckisme refait régulièrement surface dans le domaine de la génétique et toujours sur la question de l’indéterminisme. Quelques expériences dont les résultats, hautement polémiques, n’en sont pas moins authentifiés par l’ensemble de la communauté scientifique : En 1962 on transmet un mélanisme héréditaire à des poules blanches par simple transfusion de sang de poules noires (Leroy, Stroum) ; en 1980 E.J. Steele réconcilie immunologie et lamarckisme en montrant que certains anticorps néoformés par injection d’un antigène de synthèse sont transmis à la descendance ; en 1988 J. Cairns montre que des bactéries privées de lactose et mis en présence de glucose mutent spécifiquement et abondamment sur le gène de l’enzyme consommant le lactose jusqu’à ce que celle ci puisse consommer du glucose…

Parallèlement les théories néo-lamarckiennes n’ont cessé d’être reformulées en suivant la brèche ouverte par Waddington : Citons par exemple l’embryologie épigénétique de Gallien (1973) et l’évolution épigénétique de Brien (1974), la loi d’évolution linéaire de Chandebois (1993).

 

Interactions : Selon le néodarwinien P. Tort « le lamarckisme « biologise » l’espoir d’une immortalité des choses accomplies » et représente donc « l’héritier de l’évolutionnisme théiste, seul capable de conserver le finalisme ». Haeckel, bien qu’anticlérical acharné, penchait en effet pour une religiosité téléologique, « énergétiste » et vitaliste. Moniste déclaré en revanche, il fond le corps et l’esprit dans une même matière, mais faute de comprendre dialectiquement la conscience, sa conception de la matière, vivante ou non, devient finalement animiste (apparentée à la conception « hylozoïste » de Berthelot).

Si le néo-lamarckisme tient la main du finalisme réductionniste (camp 3) par Spencer, il tient donc également celle du finalisme spiritualiste (camp 1) par Haeckel : On tient compte ici moins des nombreuses restrictions idéologiques contre le cléricalisme, le dualisme et le fixisme, que des affinités sous-jacentes avec le cuviérisme en ce qui concerne le mécanisme, l’adaptationnisme, le finalisme externe et une forme frustrée du spiritualisme.

Côté matérialisme, Waddington incarne la jonction historique entre le néo-lamarckisme et la cybernétique des années soixante/soixante dix. C’est avec René Thom, mathématicien et pionnier de la cybernétique, qu’il conçoit sa théorie épigénétique du développement. Il ouvre ainsi la voie à une forme rénovée du finalisme, par delà l’inaptitude du finalisme réductionniste à réduire la génétique moléculaire.

 

■ Cybernétique

Le néo-finalisme apparaît au sein des théories de l’évolution lorsque des physiciens et des mathématiciens néo-positivistes, dans leur volonté commune d’unifier les sciences expérimentales, se penchent sur la biologie. Il provient d’un holisme censé bouleverser le mécanisme réductionniste dont les biologistes sont coutumiers. Naissent alors conjointement de nombreuses théories cybernétiques, telles que la théorie des catastrophes (René Thom) étudiant la naissance des discontinuités d’un substrat biologique, les structures dissipatives (Ilya Prigogine) étudiant l’entretien loin de l’équilibre thermodynamique des systèmes vivants, la théorie de l’équilibration (Jean Piaget)…

Cette dernière par exemple sort du mécanisme des travaux de Waddington en embryologie et les adapte plus directement à la question de l’évolution. A cet égard, Piaget revient sur la notion d’adaptation et sur la dualité génotype-phénotype. Rejetant l’hypothèse d’une hérédité des caractères acquis par l’habitude, il se démarque du néo-lamarckisme et propose une troisième voie entre néo-lamarckisme et néodarwinisme : Lorsqu’un animal s’installe dans un milieu auquel il est inadapté, il adopte un « comportement phénotypique » constituant « l’amorce de la transformation de l’organe » inadapté. Lors de son développement, ce comportement pallie le déséquilibre entre génotype et phénotype : le milieu intérieur transmet au génome l’information « quelque chose ne marche pas ». Ce dernier réagit alors en se modifiant par des recombinaisons internes (« phénocopie »). Ce n’est donc pas le milieu extérieur mais le milieu intérieur qui agit sur le génome, conformément à l’interactionnisme des thèses cybernétiques : « Je vois là l’effet d’une sélection exercée par le milieu intérieur et épigénétique, lorsque ce milieu a été modifié sur quelques points par un phénotype acquis et que ce déséquilibre a entraîné (…) une sensibilisation des gènes régulateurs : il n’y a donc à faire intervenir aucun « message » du soma au génome, mais une simple perturbation entraînant des variations semi-aléatoires sur lesquelles s’exerce la sélection interne, d’où les réajustements stimulent une fixation du phénotype alors qu’il a été en réalité « remplacé », et cela par une reconstitution purement endogène » (Piaget, Théorie du langage / théorie de l’apprentissage).

La « révolution » cybernétique est marquée par le renouveau des notions de complexité, d’interactions structurales, de globalité, d’émergence : Le néo-finalisme est avant tout « opposé » au mécanisme réductionniste et s’appuie sur l’idée que la finalité se trouve inscrite dans le devenir des choses elles mêmes[12] (parenté avec Waddington), avec une primauté du tout sur les parties.

Si le pouvoir d’organisation de la matière (la néguentropie de Prigogine) se rapporte à l’auto-dynamisme dialectique, le néo-finalisme des cybernéticiens n’en est pas moins un « mécanisme holiste » fort éloigné de la dialectique et davantage porté sur le dynamisme « cyclique » que sur l’évolution biologique proprement dite. On pense en terme de structure et de fonction, pas en terme de changement… et le formalisme cybernétique, à force de mathématiser à outrance, se départit de son matérialisme originel pour jeter les bases d’un « néo-connexionnisme » réconcilié avec la génétique moléculaire jusqu’à lui offrir la désastreuse métaphore du « programme génétique ». Seul Henri Atlan (voir chapitre précédent) continue aujourd’hui à penser que ce néo-connexionnisme, ou théorie de l’information, conserve une vertu matérialiste apte à critiquer l’idéalisme néodarwinien.

 

Interactions : Si le néo-lamarckisme était la seule voie susceptible de sauver la finalité de l’impasse théiste (camp 1), la cybernétique fut ensuite l’occasion de la sauver une nouvelle fois (néo-finalisme) dans la lignée d’un mécanisme holiste (un cuviérisme restreint se fond dans le structuralisme des années soixante-dix). Mais la cybernétique est aussi le moment d’une rupture avec Lamarck, même si elle reste fondamentalement critique vis à vis du néo-darwinisme (et de la génétique instructionniste en particulier). Son formalisme tend néanmoins à idéaliser la notion centrale de complexité, à tel point qu’une théorie de l’information  implicitement idéaliste, liée à la notion de néguentropie, servira de base à la refondation moderne de la génétique moléculaire.

Sur le plan pratique, la cybernétique fait donc alliance avec le néodarwinisme idéaliste de cette époque (Piaget par exemple se réclame ouvertement de Waddington autant que de Dobzhansky, cofondateur de la  théorie  synthétique  de  l’évolution !),  ayant  pris  acte  de  l’impasse  mécanisme  réductionniste (causalité)→ mécanisme holiste (émergence). Ainsi le thermodynamicien Prigogine, qui considère l’être vivant comme  une  gigantesque  structure  dissipative, renvoie  à  la  préhistoire  de  la génétique moléculaire qui soutenait qu’« un organisme vivant accroît constamment son entropie –ou crée de l’entropie positive- » (Schrödinger, Qu’est ce que la vie ?) : En permanence,  l’organisme  puise de l’ordre dans son environnement à travers son alimentation. Allant plus loin, Prigogine applique sa théorie à la sociologie (sociobiologie), apportant un cadre explicatif à l’évolution des populations : fluctuations d’un ordre pré-existant, soit amorti, soit s’étendant à la population entière, rôle « thermodynamique » des minorités au sein des populations… La cybernétique coïncide donc clairement avec la génétique des populations[13] (ultradarwinisme et sociobiologie).

Sur le plan idéologique, si la cybernétique a rompu avec Haeckel, elle conserve de Spencer un adaptationnisme déclaré, problématique centrale de toutes les théories citées plus haut. Toujours tenté par l’eugénisme (Waddington l’était ouvertement), le finalisme mécaniste aboutit à une vision très élitiste de la génétique des populations ; C’est cette dernière discipline qui reprend dans les années soixante-dix le flambeau du darwinisme social (sociobiologie) jadis porté par Spencer, jusqu’à ce qu’elle devienne aujourd’hui l’ultime impasse du finalisme en biologie.

 

► Eléments de dialectique

Il y a chez Haeckel un attachement manifeste aux causes finales, imprimant à son œuvre un déterminisme que le darwinisme perdra un siècle plus tard. C’est à ce finalisme mécaniste que se rapportent d’une part une notion de complexité plus dialectique (loi de passage du simple au complexe, de l’inférieur au supérieur) que celle des cybernéticiens (néo-finalisme émergentiste), d’autre part une unilatéralité du rapport milieu-organisme aussi anti-dialectique que l’unilatéralité néodarwinienne du rapport génotype-phénotype. Ce dernier convient toutefois à Spencer qu’on « accuse » de lamarckisme, moins pour sa pratique scientifique que pour son idéologie raciste et eugéniste.

A l’inverse, Baldwin, Koestler, Waddington reviendront sur le principe d’interaction dialectique milieu-organisme, dans leur combat pour réconcilier génétique et matérialisme : Ce principe souffrira jusqu’à Piaget du caractère mécaniste de leur théorie…La faillite provisoire du mécanisme réductionniste sera le contexte d’une révolution cybernétique, ouvertement holiste (on ne peut réduire la matière à une de ses formes) mais toujours mécaniste : Le vivant est auto-dynamique mais, dans son étude, la structure prime sur le processus.

Face au dogmatisme génétique de mieux en mieux ancré dans la science bourgeoise, des matérialistes tels qu’Atlan ou Piaget tenteront de sauver le holisme dans des théories plus abouties.

Piaget généralise sa théorie (phénocopie) sous la forme d’une « théorie de l’équilibration » : L’adaptation organique au milieu est conçue comme un processus résultant de deux forces opposées : l’assimilation [milieu-sujet] (intégration des caractéristiques du milieu par l’organisme actif) et l’accommodation [sujet-milieu] (modification de l’activité par le sujet en vue de son application au milieu). Cette théorie repose donc implicitement sur les lois du mouvement dialectique et de la contradiction antagoniste : Piaget ajoute d’ailleurs qu’accommodation et assimilation s’exercent en sens opposé (convergence) et que seule une « ordination » des deux mouvements dans le même sens permet l’évolution équilibrée du sujet. Il annonce ici la loi du saut qualitatif, mais sans la relier causalement à  la contradiction définie plus haut… Notre cybernéticien « touche » la dialectique, mais son néo-finalisme le coupe du principe des causes finales qui donnerait à sa théorie une cohérence interne.

Atlan, de son côté, s’attèle au problème du programme génétique en matérialiste : « Les propriétés génétiques des organismes ne sont pas contenues dans les gènes (…) la structure moléculaire statique du gène joue certes un rôle déterminant, mais comme élément d’un processus qui implique par ailleurs d’autres molécules, et surtout un ensemble de réactions, de transformations physico-chimiques entre ces molécules » (La fin du tout-génétique). Mais son modèle interactionniste se débat fatalement avec la notion indéterministe de complexité sans trouver d’issue convaincante…

D’inspiration positiviste plutôt que dialectique, le holisme des cybernéticiens force ces derniers à rejeter la « cause finale » (principe dialectique des néo-lamarckiens) pour la « cause formelle » (principe aristotélicien puis kantien, selon lequel, si la matière se meut par les chemins les plus courts ou les plus aisés, c’est que la fin « pré-oriente » son trajet). On ne s’étonnera pas d’assister à l’échec d’une cybernétique qui, toute dialectique qu’elle soit, prétend que les effets précédent magiquement les causes…

 

c. Camp 3 : Le finalisme réductionniste

 

■ Ultradarwinisme 

Lors du congrès de Princeton (1947) au terme duquel la théorie synthétique trouva sa formule « définitive », certains généticiens des populations, emportés par l’enthousiasme d’une utopique officialisation de leurs idées, allèrent jusqu’à clore une fois pour toute la vérité absolue du « mécanisme » de Darwin. Julian Huxley affirma en 1956 : « La sélection naturelle est le seul facteur de l’évolution ». Cain et Ford soulignèrent dans les années soixante, que « toutes les caractéristiques des animaux ont un sens adaptatif » : si ce n’était pas le cas, ces caractéristiques auraient été éliminées. C’est à cette époque que G.C. Williams et W. Hamilton fondèrent l’ultradarwinisme comme doctrine : « Toute adaptation est calculée de façon à maximiser le succès reproducteur de l’individu qui la présente, relativement aux autres individus » (Williams). Cette notion de « maximisation de l’efficience darwinienne » (nombre de descendants d’un individu, selon sa valeur adaptative), postule la relation métaphysique un trait/un gène. L’ultradarwinisme est donc aussi et surtout un ultramendélisme. De plus, selon ce principe de maximisation, les animaux les moins efficients « renonceraient » à se reproduire quand la densité de la population s’accroît[14] : l’ultradarwinisme est un malthusianisme explicite partageant avec la cybernétique le principe des causes formelles (l’effet oriente la cause). Nous voici donc en présence d’une doctrine qui est à la fois réductionniste (ultramendélisme) et finaliste (adaptationnisme et malthusianisme).

D’une façon générale l’ultradarwinisme est une foi formaliste que partagent essentiellement les généticiens des populations. Idéologiquement, nous atteignons les sommets de la biologie réactionnaire : Fondateurs (Huxley, Haldane, Müller) comme disciples (Ford, Cain) militent pour l’eugénisme sous sa version la plus crue : On dit qu’ils sont la face obscure du néo-darwinisme, aujourd’hui passée sous silence d’ailleurs…

Exemple central ; La théorie du « fardeau génétique » (1950 – 1966), qui sera vite appliquée à l’Homme, décrit une population donnée comme étant l’enjeu de deux forces contraires : sélection naturelle (pression uniformisante) et mutations (pression hétérogénéïsante), en précisant que la première est plus forte que la seconde : Cette domination d’une pression sur l’autre aboutit à l’uniformisation de la population autour d’un type (« adaptation idéale » ou optimum individuel). Au sein de la population, la masse des individus les plus « éloignés » de cet optimum (déficit d’adaptation) constitue ce qu’on appelle, sans euphémisme, le « fardeau » génétique… dont l’élimination favoriserait, accélérerait même, l’adaptation idéale de l’élite par ailleurs.

Malheureusement le néodarwinisme a évolué depuis… en s’éloignant des ultras ; préférant aujourd’hui le hasard (dérive génétique) à la sélection naturelle (équilibrante et non créatrice) comme moteur de l’évolution… Revenant à la notion ectogénétique d’« adaptation des organismes aux circonstances », l’ultradarwiniste Ford finira sa carrière (1988) plus proche de Lamarck que de Darwin (« circonstance » est une des notions les plus typiquement lamarckiennes).

Le paléontologue David M. Raup régénère actuellement le malthusianisme, en conservant malgré cet « anachronisme » théorique une audience assez large : Pour lui ce sont les extinctions qui suscitent les spéciations (nécessité de réoccuper les niches vacantes) : En tant que paléontologue, il rappelle que les fossiles étaient tout aussi bien adaptés à leur milieu que les espèces actuelles au leur : 1) Il n’y a donc ni progrès ni complexification au cours de l’histoire de la vie (rupture avec Lamarck), 2) les extinctions ne sont pas dues à un déficit d’adaptation mais à un hasard régulateur : Raup fait alors explicitement la comparaison entre l’évolution biologique déterminé par le très darwinien principe d’essais-erreurs et les cours de la bourse régulés par une « main invisible » !

De l’ultradarwinisme, Raup et son collègue Sepkovski conservent la base malthusienne adaptationniste et empiriste (en ce qui concerne la définition d’une espèce) mais rejettent la téléologie et l’évolutionnisme positiviste. Rien n’est dit sur le « malencontreux » fardeau génétique, mais rien n’indique que cette notion soit caduque dans leur théorie, en particulier lorsqu’il s’agit de dissimuler la notion de polymorphisme au profit de celle de typologie.

L’idéologie fasciste relativement atténuée, c’est un ultra-libéralisme bien plus présentable qui permet au courant de survivre aux polémiques et de participer aujourd’hui encore au débat scientifique.

 

Interactions : Enracinés dans la doctrine de Spencer, les ultras se démarquent des finalistes mécanistes (et des cybernéticiens en particulier) par une adhésion inconditionnelle au réductionnisme de la génétique moléculaire, tout en conservant avec ces derniers un terrain d’entente en ce qui concerne l’adaptationnisme et, dans sa forme idéaliste raffinée, le néo-finalisme.

Mais l’abandon d’une volonté d’expliquer positivement comment les espèces évoluent (considérant que le couple hasard-sélection « explique tout ») et l’extrême (et douteuse) mathématisation de leurs études unissent objectivement l’ultradarwinisme à la sociobiologie actuelle (Raup et Wilson se congratulent réciproquement dans leurs œuvres). On verra que sur le plan idéologique, l’alliance est tout aussi flagrante…

 

■ Sociobiologie

Le finalisme adaptationniste des généticiens des populations a presque totalement fusionné dans les années soixante avec le réductionnisme des généticiens moléculaire et d’une école d’éthologistes (étude du comportement animal) opposée à celle de Chauvin. Ces derniers développaient en effet, contre le mysticisme des Grassé et Chauvin, une théorie attribuant à tout comportement animal une valeur sélective déterminée génétiquement : Le cloisonnement métaphysique entre la variabilité individuelle (les organismes sont de simples véhicules permettant aux gènes de subir un tri) et la sélection naturelle (s’appliquant aux populations plutôt qu’aux individus) atteint ici son paroxysme.

Dans un premier temps, Hamilton et ses disciples actuels affirment que tout trait comportemental est stabilisé par la sélection naturelle, même l’altruisme bien connu chez les animaux dits « sociaux ». On considère en général que l’altruisme contredit notamment la notion polémique de compétition intra-spécifique : Dans une population d’insectes sociaux, un même reine donne naissance à toutes les castes d’individus. Ainsi un individu peut maximiser « son » efficience darwinienne en aidant –voire en se sacrifiant pour- ses frères (partageant avec lui au moins la moitié de ses allèles, et présentant donc parmi ces allèles celui qui détermine l’altruisme[15]). Dans le même ordre d’idée, l’abeille qui meurt lorsqu’elle a piqué (perte du dard) ne maximise pas son efficience darwinienne directement mais celle de la reine indirectement, puisqu’elle partage des gènes avec cette dernière !

C’est sur cette base que des généticiens modernes comme Hamer postulent l’existence d’un gène en amont de tout comportement humain : homosexualité, intelligence, pipi au lit, criminalité, croyance en Dieu, etc.

L’application directe de cette théorie aux sciences sociales suscita d’abord une polémique relativement modérée et peu médiatique, à une époque où l’« affaire Lyssenko » marginalisait toute critique vis à vis de la génétique : Edward O. Wilson, pionnier de la sociobiologie, affirme d’emblée : « Vertébrés et insectes (…) ont développé au cours de l’évolution, des comportements sociaux qui sont similaires dans le degré de complexité et convergents dans de nombreux détails importants. Ce fait porte en lui même la promesse particulière que la sociobiologie peut être finalement dérivée des principes premiers de la biologie des populations et du comportement et développée en une science mûre et individualisée » (Insect societies).

La position matérialiste de Wilson tient au fait qu’il accorde à la biodiversité issue des spéciations une valeur déterministe, conditionnée physiquement par le milieu et non par le hasard : Une espèce a une durée d’existence moyenne au terme de laquelle elle s’éteint. De plus, la notion de convergence évolutive[16] réaffirme un adaptationnisme strict. Sur bien des points, la théorie de l’évolution de Wilson s’accorde avec les arguments de Raup et s’oppose radicalement à ceux de Chauvin[17].

Pour Gould, « Le but [de la sociobiologie de Wilson] était audacieux, mais simplement formulé : accomplir la plus grande réforme de la notion de nature humaine jamais vue depuis Freud. La citadelle devait tomber par étapes, sous les coups de boutoir répétés d’un darwinisme impitoyable (…) Mais une théorie des comportements universaux ne saurait entièrement rendre compte de la nature humaine : il faut également englober dans cette théorie les différences entre cultures, ainsi que la vitesse et l’instabilité étonnante des changements culturels (…) Personne ne songeait à attribuer aux seuls gènes les très rapides changements culturels. Lumsden et Wilson ont fait reposer leur étape finale sur un modèle mathématique extrêmement contestable et aujourd’hui discrédité dans leur livre Genes, Mind and Cultures (1981). (…) Nous réservons d’habitude le qualificatif de « révolutionnaire » aux édifices intellectuels nouveaux, aux façons radicalement neuves de produire du savoir (évolution contre création ex nihilo, ou indéterminisme dans la théorie quantique contre mécanique newtonienne). Or la sociobiologie s’est contentée de s’emparer d’un domaine en utilisant des outils issus d’un autre domaine, sans prendre la peine de les modifier » (Un hérisson dans la tempête, 1987).

Figure de proue de l’avant-garde indéterministe, le saltationniste Gould est aussi violemment opposé à Wilson et Dawkins que ces derniers à Grassé et Chauvin. Venant de ceux que les néodarwiniens flattent aujourd’hui ouvertement, cette critique est d’autant plus fatale pour nos « ultradarwiniens » auto-proclamés, que la recherche donne aujourd’hui raison aux uns et implicitement tort aux autres… On comprendra donc l’extrême amertume de Wilson vis à vis des « nouveaux amis » de leurs alliés séculaires ; les dernières flèches de Wilson sont des réaffirmations fortes du gradualisme darwinien, destinées à mettre l’intelligentsia de la théorie synthétique face à ses contradictions… « La macro-évolution, selon certaines formulations radicales [les saltationnistes], est d’une certaine façon unique en son genre, non semblable à la micro-évolution. La thèse sur les équilibres ponctués a fait l’objet d’une grande attention parce qu’elle a d’abord été présentée comme un défi à la théorie néodarwinienne de l’évolution : En fait, une nouvelle théorie de l’évolution. Ce point de vue a été abandonné par la plupart de ses partisans. Il ne semble pas que l’évolution saccadée soit une modalité largement répandue, et la plupart des exemples avancés initialement n’ont pas été confirmés. (…) Le terme « équilibre ponctué » est maintenant surtout utilisé pour décrire un mode d’évolution où alternent phases rapides et phases lentes, surtout lorsque les phases rapides sont accompagnées d’une formation d’espèces. Son destin illustre le principe selon lequel, en science, les idées qui ont échoué, continuent à vivre en tant que fantômes dans le lexique des théories survivantes » (Wilson, La diversité de la vie, 1992). Ce dernier point est particulièrement juste… en ce qui concerne l’étonnante survie de la sociobiologie par exemple !

Cette survie se manifeste à travers le plus médiatique et le plus provocateur de tous les sociobiologistes actuellement, Richard Dawkins : Pour lui « nous sommes des véhicules-robots aveuglément programmés pour préserver les molécules égoïstes connues sous le nom de gène » (Le gène égoïste, 1976)… Si seule l’information subsiste au cours de l’évolution, les organismes mortels n’ont pour fonction (finalité !) que celle d’expliciter la valeur relative des gènes souverains en vue de leur sélection. La raison d’être d’un caractère se tient exclusivement dans sa contribution à la transmission héréditaire du gène correspondant… Indiquons au passage que cette assertion s’appuie sur les dogmes génétiques dont nous savons qu’ils sont en train de s’écrouler.

Indissociable de la critique quasi-unanime de cette théorie scientifique, la critique de l’idéologie politique que celle-ci manifeste invariablement[18] est tout aussi partagée et grandissante.

Prenant acte des multiples contre-arguments de l’avant-garde indéterministe, Dawkins met l’accent sur une partie marginale de son œuvre, la plus présentable idéologiquement dans le domaine de l’éthologie ; la théorie des « mêmes ».

« Ce qui est important dans le gène, c’est qu’il consiste en une unité capable de se répliquer, autrement dit de produire des copies fidèles d’elle même ». Dawkins en conclue qu’en dernière instance et par delà le phénotype des organismes, alibi permettant à la sélection naturelle d’opérer, ce sont les gènes qui subissent l’évolution biologique. A l’argument selon lequel les cultures humaines évoluent trop vite pour correspondre à ce modèle génétique, il répond en modérant le « tout génétique » pour mieux conserver le socle réductionniste de sa doctrine : si l’évolution biologique n’est possible que par la vertu auto-réplicative des gènes sélectionnables, l’évolution culturelle s’explique par l’émergence dans le cerveau de l’Homme (déterminé par l’évolution génétique) d’un « nouveau réplicateur », lui même sélectionnable ; la « faculté d’imiter » (« même »). Les idées passent sans cesse d’un cerveau à l’autre, comme des « unités » plus rapidement auto-réplicatives que les gènes. Sur le même plan ; mode vestimentaire, innovation technique, néologisme, idée politique, … ! Les idées « mutantes » qui surviennent de temps en temps sont imitées et, face aux idées concurrentes, finissent par disparaître ou supplanter ces dernières… Dawkins accepte ainsi de restreindre le « tout génétique », pourvu que le « tout darwinien » subsiste… et se garde bien d’identifier les critères éventuels qui déterminent cette sélection des idées[19] !!

A l’évidence, la théorie des « mêmes » est plus descriptive qu’explicative ; par delà l’incorrigible réductionnisme, nous n’en retiendrons qu’une volonté anti-métaphysique et louable en soi, d’unir des champs disciplinaires depuis longtemps ennemis ; la génétique et l’éthologie, ou plus largement les sciences de la nature et les sciences sociales. Mais nous savons qu’un scientifique matérialiste et opposé à la métaphysique n’est pas prêt, loin s’en faut, à épouser la méthode dialectique ! L’ultra-réactionnaire Dawkins illustre, s’il en était encore besoin, cette évidence.

 

Interactions : La sociobiologie représente l’ancien visage du néodarwinisme. Elle doit sa relative modernité à la diversité des disciplines récemment converties au darwinisme (éthologie, anthropologie, neuro-psychologie, sociologie et même épistémologie) plus qu’à un véritable apport théorique permettant au couple hasard-sélection de survivre aux nouvelles orientations de l’évolutionnisme. Rien d’étonnant à cela : cette « science » s’est définie dès son origine, comme une « pédagogie » permettant de promouvoir la théorie définitive de Darwin et de l’étendre bien au delà du champ restreint de la génétique des populations (ultradarwinisme).

De cette dernière, elle garde fatalement le darwinisme social et un réductionnisme marquant l’échec concomitant du holisme cybernétique. De plus, si elle partage encore sur le fond l’essentiel du propos gradualiste et nominaliste avec la théorie synthétique, celle ci se démarque peu à peu, scientifiquement et idéologiquement, de la sociobiologie, son alliée d’hier… Si les finalismes spiritualiste (via Chauvin) et mécaniste (via Waddington), comme la théorie synthétique elle même (voir B. L’avant-garde indéterministe), cherchent à transcender l’impasse où ils se tiennent depuis quelques temps, en convoitant, ou plus exactement en flattant le camp le plus abouti de l’indéterminisme, le finalisme réductionniste quant à lui, se retrouve dans l’actualité d’une impasse irréductible. Pourtant, les idées de la sociobiologie sont paradoxalement les plus médiatisées et les mieux connues du public !

L’horizon « indépassable » de la sociobiologie n’est pas celui des fixistes, dont la lutte théorique les amène à renier leur fixisme même ! Mais ces deux camps que tout oppose ont au moins un point commun : Sans être forcément les plus métaphysiques, ils sont résolument les plus étrangers à la dialectique… Gageons que ce défaut soit au moins indirectement lié à l’impasse dont la sociobiologie ne sortira qu’en se reniant elle-même (voir la théorie synergique de Denis Buican ; Avant-garde indéterministe, camp 4).

 

► Eléments de dialectique

Les lois de la dialectique sont à la fois rares, estropiées et travesties, dans ce camp plus que dans aucun autre…

L’adaptationnisme, l’accumulation quantitative micro et macro-évolutive, la convergence pointent une nécessité causale, mais l’unilatéralité des relations espèce→milieu, génotype→phénotype, micro→macroévolution traduit une irréversible déviation métaphysique. La sociobiologie incarne un gradualisme absolu (accumulation quantitative ne débouchant pas sur un saut qualitatif), pendant du saltationnisme (saut qualitatif dont aucune accumulation quantitative ne serait la cause). On ne saurait affirmer, en marxiste, que les saltationnistes sont plus proches de la vérité absolue que les sociobiologistes alors qu’en tout état de cause, chacun détient à l’insu de l’autre une vérité relative, arme théorique dont la puissance dépend surtout de l’état des recherches scientifiques… aujourd’hui en faveur des saltationnistes.

Chez Dawkins, on peut louer la position matérialiste qui consiste à dire que théorie de l’évolution et théorie de l’hérédité ne font qu’une, animés en dernière instance par la vertu auto-réplicative de l’ADN (voir chapitre 6), mais l’ensemble de son œuvre n’en reste pas moins idéaliste.

Exemple typique du travestissement dialectique ; la théorie du fardeau génétique. Formellement, la loi du passage du quantitatif au qualitatif saute aux yeux : une population se forme sous l’effet d’une contradiction antagoniste entre deux pressions ; changeante, les mutations, et stabilisante, la sélection naturelle ; avec domination de l’une sur l’autre. De cette domination résulte l’adaptation typologique.

L’analyse montre pourtant qu’il s’agit de l’envers de cette loi dialectique. Aucun lien causal n’associe les deux pressions antagonistes ; ainsi, de leur contradiction ne naît pas un saut qualitatif (la domination accroît l’antagonisme jusqu’à changer de « camp ») mais au contraire une stabilisation de l’espèce ! Il est vrai qu’à force de sacraliser l’adaptation, on finit par passer la gênante évolution des espèces sous silence… même si cette dernière reste l’objet central de l’œuvre de Darwin : un comble !

 

B.   Dérive nécessaire de l’avant-garde indéterministe

 

L’arrière-garde est peuplée de courants dont les racines historiques sont variées et distinctes : Cuvier, Lamarck, Spencer, Bergson, Waddington. Nous avons plus ou moins suivi la chronologie de leurs heures de gloire respectives : cependant, ce ne sont pas les hommes qui, par opportunisme, franchirent successivement ces courants, mais plus généralement la science bourgeoise de l’évolution. Cette science, mouvante et travaillée par ses contradictions, occupée à concilier sans cesse et par tous les moyens matérialisme et idéalisme, à transfigurer les éléments découverts empiriquement de la dialectique en théories métaphysiques, a subi au cours du XXe siècle de nombreuses métamorphoses théoriques et idéologiques, tout en conservant son noyau darwinien. Sous sa forme récente, la théorie synthétique (entendre ; théorie dominante dans la science bourgeoise) s’est d’abord constituée sur la base de la génétique des populations, dont les praticiens actuels se retrouvent dans l’arrière-garde, pour se déporter ensuite loin d’elle, sur une position « initiale » de ce que nous appellerons l’avant-garde indéterministe.

Ne nous y trompons pas ; si cette avant-garde élargit la recherche à tel point que la vérité darwinienne, aujourd’hui toute relative, prépare une métamorphose au terme de laquelle son caractère (provisoirement) absolu resurgira, le futur visage de la théorie de l’évolution restera nécessairement celui d’une science bourgeoise : sur ce point, l’« affaire Sonigo » fait d’ores et déjà office de pièce à conviction…

 

a. Camp 4 : Le gradualisme mendélo-morganiste

 

■ Théorie synergique de l’évolution

Avant d’aborder le cas de la théorie synthétique, arrêtons nous sur celui de Denis Buican, particulièrement pédagogique ; Il témoigne à son insu de l’imminence d’une abjuration du néodarwinisme.

Relativement connu des amateurs de science, cet auteur peut être considéré comme l’un des rares traîtres à la cause sociobiologique. Traître au sens où, prenant la mesure du désaveu qui stigmatise ses confrères, il suit le train de l’intelligentsia en tentant une double opération de sauvegarde du finalisme (sélectionnisme et adaptationnisme) et de rupture avec le réductionnisme propre à la sociobiologie. Rare dans la mesure où cette conversion opportuniste ne peut être le fait d’une majorité de sociobiologistes, toujours convaincus de ce que l’impasse dans laquelle ils sont enfermés ne donne pas raison pour autant à la « nouvelle » génétique moléculaire des gradualistes.

L’œuvre de Buican qui concerne l’histoire de la biologie fait toujours une large place au chapitre « sociobiologie » avec une désarmante bienveillance et en dissimulant systématiquement les polémiques. Sa façon de modérer le message de la sociobiologie reste celle de Wilson lui même : la sélection naturelle ne favorise tel individu que ponctuellement, dans un milieu donné… Celui ci pourrait bien être éliminé s’il vivait dans un autre milieu. La nature révèle ainsi des inégalités de fait, mais ne révèle jamais d’inégalité absolue. Autre élément de modération : Buican cite abondamment Wilson et Hamilton, mais quasiment jamais Dawkins, avec qui il marque une distance prudente !

Nostalgique de l’âge d’or où l’invective « lyssenkiste » suffisait à immuniser son camp de toute critique, Buican réhabilite enfin Malthus chaque fois que cela est possible, rappelant que Darwin avouait sa dette à l’égard de l’économiste dans l’élaboration de sa théorie (luttes intra et inter-spécifique)… Sur le plan idéologique, il insiste sur la frontière qui selon lui sépare le lamarckisme social (de Spencer à Lyssenko !) du darwinisme social (depuis Darwin et Galton). Contre l’eugénisme des premiers, consistant à « améliorer » volontairement l’espèce humaine en se substituant à la sélection naturelle devenue inopérante depuis la civilisation, celui des seconds consiste à « exacerber » la sélection naturelle dans nos sociétés pour qu’elle soit plus « juste ». Citation du sage et respecté Jean Rostand à l’appui : « Tant que l’Homme ne sera pas traité comme l’Homme, tant que la concurrence des gènes ne s’exercera pas dans des conditions relativement loyales, nous serons malvenus à attribuer les différences manifestes à des différences originelles » (L’Homme).

Eugénique fasciste, eugénique libérale se rejoignent au moins dans leur résultat ; Buican préfère la seconde à la première, beaucoup moins « politiquement correcte » !

C’est sur la question du rapport entre micro-évolution (sujet de prédilection des sociobiologistes) et macro-évolution (sujet de prédilection des saltationnistes) qu’il rompt avec le finalisme réductionniste : sans être fausse, la théorie darwinienne n’est pas un dogme clos une fois pour toute. « Un tel modèle d’explication peut apparaître aujourd’hui trop étroit pour rendre compte de toute la complexité du processus évolutif et, surtout, du passage d’un ordre ou d’une classe biologique à une autre ; comme par exemple des reptiles aux oiseaux. » (Histoire de la biologie). Sans être fondamentalement erronée, la sociobiologie n’explique donc pas tout ! La nature profonde, émancipatrice et pédagogique, de cette doctrine serait-elle alors illégitime ?

Comment élargir le cadre « trop étroit » du darwinisme ? Par l’extrapolation « holiste » de la notion de sélection naturelle à tous les niveaux d’organisation du vivant. Ainsi la sélection des individus selon leur valeur adaptative n’est plus le seul moteur de l’évolution ; d’autres sélections opèrent… Sélection génotypique (tri par la mort avant la naissance), sélection cellulaire (limitation des phénomènes de polyploïdie), etc. La « sélection multipolaire », qui fonde ce qu’il appelle la théorie synergique de l’évolution, accommode la sélection à toutes les sauces en se gardant bien de la relier causalement aux variations multipolaires ; autrement dit, rien de nouveau depuis l’inaptitudede la sociobiologie à expliquer positivement l’évolution. Nous sommes restés dans l’explication d’une pression stabilisatrice, qui plus est appliquée à tous les niveaux d’intégration du vivant.

Particulièrement fier de sa découverte, Buican interroge ses maîtres : Suis-je assez néodarwinien à votre goût ?… Voilà quinze ans qu’il reformule sa théorie « révolutionnaire » dans ses ouvrages[20], quel qu’en soit le sujet principal : il n’a malheureusement toujours aucun disciple à l’heure qu’il est !

De la position très spéciale qu’il occupe, Buican ne voit pas les saltationnistes d’un très bon œil. Anticommuniste convulsif, il reste wilsonien quand il s’agit d’« insulter » ceux qui jouissent d’un succés grandissant, tant celui qu’il mérite lui échappe :« Le matériel paléontologique, qui sert de référence à Gould et aux autres chercheurs, est forcément incomplet. Aussi les grands changements qui se sont produits dans les périodes géologiques ont dû contribuer, grâce aux pressions sélectives nouvelles qui s’ensuivirent, à l’éclosion plus rapide des espèces biologiques, sans qu’on ait à recourir aux explications de Gould qui attribuent à la saltation un faux mécanisme d’accumulation quantitative qui passerait au bond qualitatif… comme celui prôné naguère par Lyssenko. » (Histoire de la biologie).

Remarquons au passage qu’il est parfaitement injuste de glisser un couteau entre les dents de S.J Gould : Ce dernier séparant au contraire les saltations de toute accumulation quantitative, il ne peut être à la fois matérialiste dialectique et militant de « l’indéterminisme »…

D’ailleurs Gould renvoie la balle empoisonnée du marxisme dans le camp de l’adversaire, avec une certaine ironie mais non sans pertinence : Il rappelle par exemple à Wilson, persuadé qu’il a découvert grâce à sa doctrine sociobiologique le mécanisme de feedback positif entre libération de la main et accroissement du cerveau chez l’Homme (co-évolution gène/culture) : Quoiqu’en pense « Wilson, qui flaire l’influence délétère du marxisme derrière toute critique radicale de sa sociobiologie, la meilleure défense de la co-évolution gène/culture au XIXe siècle a été menée par Friedrich  Engels  dans  son remarquable essai de 1876 (publié de façon posthume dans Dialectique de la Nature) : Du rôle du travail dans la transformation du singe en homme. » (Un hérisson dans la tempête).

Aujourd’hui poussé dans ses derniers retranchements, notre opportuniste n’en est pas à une trahison près ; Revenant sur ses attaques, il élargit sa base jusqu’à la schizophrénie. D’un côté il propose la notion d’« orthodrôme évolutif » (voies de développement par « contraintes » épigénétiques orientées) qui rappelle, au delà de la sociobiologie, les théories cybernétiques voire néo-lamarckiennes, de l’autre il concède finalement au saltationnisme une certaine valeur explicative, malgré bien sûr la « source marxiste de la pensée de Gould »…

 

Interactions : Ce récent renversement, qui n’affecte pas le noyau théorique de la « synergie évolutive », montre à quel point Buican se tient suicidairement à la charnière de deux visions du monde antagonistes : Sur un flanc, le cadre explicatif de la sociobiologie (matérialiste pour l’adaptation, idéaliste pour la génétique) est conservé et même « étendu » ; non plus aux dangereuses sciences sociales, mais aux disciplines dissidentes de la biologie ; paléontologie, cytogénétique, … Sur l’autre, la peur panique d’être acculé à l’arrière-garde de la biologie (Buican l’a déjà été en Roumanie du temps de Lyssenko, pour des raisons inverses !) le force à applaudir avec Jacob, Gros, Tort, et Mayr les succès prometteurs des nouveaux indéterministes (matérialistes pour la génétique, idéalistes pour l’adaptation).

 

■ Théorie synthétique de l’évolution

Dévoilons d’emblée ce qui est à la fois la raison d’être et le piège scientifique de cette théorie : sa substance se résume à une table des onze commandements censée mettre le néodarwinisme à l’abri du temps. Voici ses termes les plus récents, en respectant leur formulation (Mayr) :

 

I.                     Sélection naturelle stabilisante (Darwin) et réductionnisme génétique (Mendel) :

1.                 Les variations sont exclusivement dues à des mutations génétiques.

2.                 Les mutations peuvent être désastreuses, avantageuses ou neutres.

3.                 Le matériel génétique est invariant (pas d’hérédité des caractères acquis).

4.                 La variation génique est essentiellement due à des recombinaisons (le bricolage de Jacob).

5.                 Une variation peut résulter de plusieurs gènes (polygénie).

6.                 La variation d’un seul gène peut affecter plusieurs caractères phénotypiques (pléiotropie).

II.                   Dogme de séparation soma-germen (Weismann) ;

III.                  Mutationnisme chromosomique (Morgan) ;

IV.                Embryologie génétique inductive [non-préformiste] (Speman) ;

V.                  Populationnisme issu de la notion de polymorphisme (Mayr) ;

VI.                Micro-évolution issue de la notion de dérive génétique (Dobzhanski) ;

VII.               Adaptationnisme restreint en tant que moteur de l’évolution (Fisher) ;

VIII.             Gradualisme et continuité micro/macroévolutive (Mayr) ;

IX.                 Typologie restreinte à la notion relative d’interfécondité (Mayr) ;

X.                   Spéciation allopatrique [populations marginales] (Mayr) ;

XI.                 Hétérogénéité des rythmes de spéciation [graduelle ou accélérée] (Simpson).

 

Epistémologiquement, cet évangile repose non sur des lois mais sur des « concepts ». Cela ne change rien, mais le terme est plus humble, plus souple … donc plus résistant aux critiques radicales. Il se présente comme une définition du vivant dépassant le hiatus qui oppose depuis toujours mécanisme et vitalisme. Mayr s’emploiera à désamorcer ce vieux « malentendu » en scellant une nouvelle alliance émergentisme/matérialisme, sur laquelle nous reviendrons.

Idéologiquement, La distance avec les sociobiologistes est plus marquée que dans la théorie scientifique. Mayr a implicitement rompu avec Wilson, et l’histoire des sciences, dans ses ré-écritures récentes, commence à oublier des noms…

Théoriquement, nous assistons à un double mouvement de repositionnement gradualiste radical (I à IX) et d’absorption des dissidences neutraliste (I2, VI, VII) et saltationniste (I5, I6, IX, X, XI). Partant d’une volonté de clore une fois pour toutes les « querelles de spécialistes » (1947), la théorie synthétique s’est faite aujourd’hui à l’idée de sa nécessaire, de son inévitable évolution, et proclame désormais elle même les phases de cette très positiviste « maturation »[21] !…

Maturation qui s’oriente résolument vers une nouvelle forme de holisme dépassant les failles du réductionnisme de la génétique des populations et de l’embryologie génétique ; l’émergentisme indéterministe[22].

Faisons les présentations. Quatre protagonistes influents personnifieront ici le repositionnement théorique et idéologique de l’intelligentsia néodarwinienne. Voici donc, dans l’ordre hiérarchique :

Jacob[23] le souverain pontif ; Sage gardien du dogme mendélo-morganiste, tour à tour inquisiteur ou bienveillant, éminence grise de l’Institut Pasteur, il est l’un des fondateurs incontestés de la génétique moléculaire. Coiffé de sa mitre de prix Nobel, obtenu en 1965 avec feu Jacques Monod et André Lwoff pour leur découverte des systèmes de régulation et d’expression génétique, il apparaît dans les studios, sur les plateaux, dans les journaux avec égards et génuflexions. Loué pour la justesse de ses sentences et son sage recul vis à vis de la crise actuelle, le vénéré patriarche nous livre régulièrement ses intéressantes réflexions personnelles sur papier glacé.

Mayr l’apôtre évangéliste ; Initiateur du néodarwinisme (avec d’autres) puis fondateur de la théorie synthétique de l’évolution, ses décrets sauvent régulièrement les Saintes Ecritures de Darwin des controverses théoriques et pratiques. En tant que généticien des populations, l’apôtre du darwinisme reste fermement attaché au pontificat de la génétique moléculaire et propose, face au protestantisme néodarwinien des Gould et Eldredge, une contre-réforme prometteuse…Jadis admirateur d’Hitler, Ernst Mayr, naturalisé américain, est aujourd’hui celui qui prêche la bonne parole ; Non, la génétique n’est pas aussi extrémiste, elle est simplement mal comprise

Gros l’archevêque ; Ancien collègue et disciple de Jacob et Monod, il est le directeur actuel de l’Institut Pasteur et secrétaire perpétuel de l’Académie des Sciences. On trouvera ses œuvres chez Odile Jacob (fille de son aîné et ami !). Assis sur le trône de Monod, il dirige la recherche actuelle en génétique moléculaire, seul à bord et lâché par Jacob pendant la tempête.

Tort le prédicateur repenti ; Directeur de l’Institut Charles Darwin International, ex-communiste repenti (comme Dominique Lecourt d’ailleurs), éminence  française  du Museum National d’Histoire Naturelle, il est lauréat de l’Académie des sciences pour son Dictionnaire du Darwinisme et de l’Evolution, bible incontestée du néodarwinisme moderne. Tort est l’un des idéologues les plus efficaces du déplacement actuel.

Les orthodoxes ; Le déplacement du gradualisme ne se fait pas sans quelques réticences… Ainsi des biochimistes comme Christian De Duve, prix Nobel 1974, et son ami Stanley Miller, illustre auteur de l’expérience de synthèse de molécules organiques en conditions abiotiques, s’opposent à la fois aux théories de Dawkins et de Gould, revendiquant une certaine orthodoxie théorique. Mais il s’agit d’une orthodoxie antérieure au néodarwinisme de Monod lui même ; ce que De Duve ne supporte pas, c’est la sur-exploitation du concept de hasard, depuis Monod[24] jusqu’à Gould et ses confrères. Il préfère les termes de « hasard contraint »[25] et de complexité déterministe[26], à ceux de contingence et d’émergence.

 « Je me défend de tout finalisme et de tout vitalisme » prévient-il dans un entretien ;« Je n’ai pas cette conception de beaucoup de physiciens, adoptée par maints biologistes, qui souvent sans même s’en rendre compte sont en fait dualistes, parce qu’ils se donnent une définition préconçue de la matière. Ils voient la matière brute, inerte, celle qui fait les étoiles et les galaxies, ils voient un substratum indifférent sur lequel le hasard va soudain épingler quelque part un grain de vie qui apparaît alors comme une sorte de miracle. Et puis encore une fois le hasard va épingler sur ce grain de vie le cerveau humain, un miracle de miracle ! Comme ces gens-là n’aiment pas le mot miracle, ils parlent de hasard, de pur hasard et disent que si c’était à recommencer ici ou ailleurs cela n’aboutirait jamais au même résultat. Mais il est évident que c’est faux ! » (Entretien, La Recherche n°286, avril 1996). Cette position, réaffirmée aussi vigoureusement par Miller (La Recherche n°369, novembre 2003) place nos matérialistes orthodoxes en marge du mouvement… c’est à dire au point de départ déterministe de l’évolution des deux notions fondamentales que sont le hasard et la complexité ; Au hasard contraint, la nouvelle théorie synthétique préférera, comme le camp 5 qui n’a pas tout à fait rompu avec le déterminisme, la contingence. Celle ci sera supplantée, dans le camp 6, par le hasard fortuit, voire par le chaos statistique. De la complexification nécessaire, la théorie synthétique préférera, toujours avec le camp 5, la complexité aléatoire, voire la complexité minimale, affublée d’un émergentisme que le camp 6 portera à son stade le plus indéterministe.

Avant d’épouser l’indéterminisme, les gradualistes ont commencé par se débarrasser de leurs scrupules finalistes : maladroitement d’abord, avec la téléonomie de Monod, qu’il définit comme la métaphore d’un « projet » –ou intention-, plus finement ensuite avec la métaphore du « programme » de Mayr, puis avec celle du « message » de Jacob : « L’organisme devient la réalisation d’un programme prescrit par l’hérédité. A l’intention d’un psyché s’est substitué la traduction d’un message. L’être vivant représente bien l’exécution d’un dessein, mais qu’aucune intelligence n’a conçu. Il tend vers un but, mais qu’aucune volonté n’a choisi. Ce but, c’est de se reproduire. » (La logique du vivant).

Mayr sépare quant à lui la biologie fonctionnelle, déterministe et destinée à la médecine, de la biologie de l’évolution, « qui ne peut être jugée sur les critères traditionnels des sciences ». Pour lui, « la démarche analytique visant à comprendre les systèmes est une méthode de grand intérêt, mais que les essais de réduire les phénomènes ou les concepts biologiques aux lois de la physique ont rarement, voire jamais conduit à quelque progrès que ce soit dans les connaissances. Le réductionnisme, dans ce sens, est, au mieux, une approche creuse, et plus sûrement, trompeuse et futile. On peut en prendre conscience en considérant le phénomène d’émergence » (Histoire de la biologie, diversité, évolution et hérédité).

Ce point de vue anti-réductionniste vient également des généticiens moléculaires eux mêmes. Pour Jacob par exemple, la complexification ne peut être un but en soi, puisque l’extrême spécialisation d’une espèce accroît la fragilité de celle ci. Elle ne peut aller que dans le sens d’un « assouplissement » du programme génétique, les êtres les plus simples étant toujours les plus rigides, les plus binaires : L’évolution génétique serait capable d’atteindre la négation de son déterminisme ! Concluons sur deux niveaux…

Au niveau « éthique » cette contradiction dialectique « libère » l’Homme de son déterminisme génétique, grâce à sa complexité et quoi que puissent en dire les sociobiologistes… De même, en terme strictement darwinien, Tort nous libère également de la sélection naturelle par ce qu’il appelle « l’effet réversif de l’évolution » : « C’est un concept relevant d’une logique dialectique, car incluant le dépassement d’une contradiction apparente entre élimination et anti-élimination dans le cadre d’un processus continu gouverné d’emblée par la première (…) la sélection naturelle, principe de l’évolution et en réalité en évolution, se soumet elle même à sa propre loi éliminatoire (…) le social devient ainsi une propriété émergente du biologique, tout en manifestant un renversement tendanciel par rapport au biologique. » (Entretien, Science & Avenir HS n°134, octobre 2003). Point intéressant : Outre l’assimilation d’un vocabulaire indéterministe chez Jacob et surtout chez Tort (émergence), la position des gradualistes, hésitant entre déterminisme et holisme, formalisent, parfois contre leur gré, des contradictions dialectiques parfaitement justes. C’est implicite chez l’un, explicite chez l’autre, mais dans les deux cas, le secours de la dialectique traduit la difficulté de leur position gradualiste : Comment défendre à la fois le « tout génétique » et la lutte politiquement correcte contre l’eugénisme, face aux saltationnistes anti-déterministes et aux sociobiologistes eugénistes ?

Au niveau théorique, l’« assouplissement » génétique de Jacob, comme l’émergentisme de Mayr marquent un penchant pour l’indéterminisme holiste. L’évangéliste Mayr affirme d’ailleurs que Darwin était holiste et rejetait catégoriquement les « causes finales » de Laplace, qui prétendait prédire le futur à condition de disposer d’une parfaite connaissance du monde à l’instant présent ; Darwin était donc lui même indéterministe avant tout le monde ! (Entretien, Pour la Science n°275). Notre apôtre peut donc rester fièrement gradualiste…

Cette tendance est visible au niveau même de la recherche scientifique ; François Gros, directeur de l’Institut Pasteur, doit aujourd’hui relativiser les dogmes qu’il défendait farouchement hier : « Il est de fait que les premières conceptions relatives au fonctionnement génétique, par exemple la fameuse expression « un gène, une enzyme » ou le dogme central de la biologie moléculaire, se réclamait d’un déterminisme par trop rigide dans le souci d’apporter à la biologie un formalisme évocateur et simplificateur (…) Il faut reconnaître que, selon toute vraisemblance, l’ajustement des signaux et de leurs cibles n’est pas toujours strictement déterminé et que le fonctionnement cellulaire doit faire intervenir des évènements probabilistes ». Quand on lui demande comment il voit la biologie évoluer dans les cinquante prochaines années, il répond : « (…) Contrebalançant en quelque sorte cette plongée croissante vers le réductionnisme moléculaire, je pense qu’on va assister à l’émergence d’une certaine forme de néo-naturalisme avec retour à des problématiques biologiques générales, telles que l’étude de la biodiversité, l’éco-physiologie, etc. » (Entretien, Science & Avenir n°136, 2003).

Avec cette manie de faire des listes au lieu d’intégrer synthétiquement les concepts, Mayr nous offre une « audacieuse » et moderne définition de la vie, tenant en huit caractéristiques spécifiques sans équivalent dans le monde inorganique :

 

1.       Complexité de l’organisation (rétro-actions) ;

2.       Chimie du vivant (ADN, enzymes) ;

3.       Aspect qualitatif (irréductible au quantitatif) ;

4.       Unicité et variabilité (nominalisme typologique) ;

5.       Programme génétique (génétique moléculaire) ;

6.       Nature historique des vivants (ancêtres communs) ;

7.       Sélection naturelle (valeur sélective des individus) ;

8.       Indéterminisme (prédictibilité plus probabiliste qu’en physique).

 

Cette définition ressemble plus à un palmarès des erreurs théoriques successives du néodarwinisme, qui s’ajoutent sans jamais se remplacer, qu’à une véritable définition scientifique. On juxtapose sans les résoudre les notions incompatibles de l’arrière-garde (2, 4, 5 et 7) et de l’avant-garde (1, 3 et surtout 8)… C’est d’ailleurs une spécialité chez nos gradualistes. Voici ce que répond Jacob quand on l’interroge sur sa position vis à vis des saltationnistes (camp 5) : « Je crois qu’il y a les deux. Du saltationnisme il y en a sûrement, avec les homéoboîtes [gènes « architectes »], c’est très facile de sauter, en doublant et en quadruplant les homéogènes (…) les homéoboîtes permettent d’expliquer les macro mutations ». Vis à vis des embryologistes du camp 6, c’est un peu moins net, cependant : « C’est vrai que vous avez forcément quelque part des contraintes qui échappent à l’ADN, qui ne sont pas directement programmées par l’ADN. Quand vous avez une feuille de cellules qui se replie pour faire un organe, il est probable qu’il y ait des contraintes physiques qui s’exercent, qu’on ne connaît pas, qui sont d’ailleurs sans doute des contraintes du même type que celles qui s’exercent pour commander le repliement des protéines » (Entretien, La Recherche n°280, 1995). Dans cette dernière partie de phrase, Jacob feint avec une légèreté étonnante, de se ranger lui même dans le camp indéterministe anti-génétique. Comble de la sagesse intellectuelle ! Heureusement, c’est au conditionnel ; Nous sommes toujours sur le mode de la concession en marge de ce qui est vraiment fondamental, à savoir la théorie du programme génétique !

Parler toujours au conditionnel[27], passer les problèmes scientifiques historiques sous silence[28], ré-écrire l’histoire du darwinisme[29], profiter du caractère particulièrement flou des notions d’avant-garde pour s’en faire un déguisement et séduire les dissidences prometteuses ; telle est la stratégie actuelle du gradualisme.

La séduction opère d’autant plus efficacement que la théorie synthétique sacrifie son aile droite, par trop finaliste, dans un mouvement qui est cette fois parfaitement sincère. Pierre-Henri Gouyon, sociobiologiste français en lutte contre l’« anti-finalisme primaire », expliquera avec amertume : « Les biologistes ont été amenés à refuser le finalisme parce que celui-ci attaquait la bonne biologie. Le finalisme pouvait conduire à l’idée d’une conscience suprême dirigeant la création et l’évolution des vivants » (Entretien, La Recherche n°292, 1996).

 

Interactions :, Entre son aile droite sociobiologiste et son aile gauche saltationniste, la position charnière de la théorie synthétique ne fait aucun doute. C’est la mieux connue des interactions présentées dans ce chapitre. La raison en est simple ; c’est ici que les querelles scientifiques connaissent leur épicentre.

D’un côté, la théorie synthétique se pose en intelligentsia dominante, respectable, distribuant punitions et bons points, disposant d’un capital financier conséquent, d’une liberté de pratique absolue et d’une formidable réserve de résultats expérimentaux. De l’autre, cinq camps manifestent avec plus ou moins d’ostentation leur hostilité à l’égard des gradualistes. D’abord faibles, les camps d’avant-garde se fortifient à mesure que l’intelligentsia leur fait les yeux doux… D’abord dissidents, ces camps, et en particulier celui des saltationnistes, sont tentés de trahir partiellement leur cause originelle, pourvu que la théorie synthétique fasse au moins la moitié du chemin ! C’est ce qui se passe aujourd’hui…

 

► Eléments de dialectique

Il n’est pas question ici de sur-documenter la question du déplacement de la théorie synthétique sur son aile gauche. L’absorption du saltationnisme n’étant pas encore tout à fait achevée, la position en porte-à-faux du gradualisme actuel présente pour nous un intérêt supérieur : sa fugitive et inédite proximité avec l’approche dialectique de la question de l’évolution.

En effet, la rupture annoncée avec l’idéalisme de la génétique moléculaire réductionniste rappelle aux néodarwiniens qu’ils sont dans leur pratique même matérialistes. C’est précisément en tant que matérialistes, que nos praticiens ont à résoudre de nombreux problèmes théoriques, à l’heure où ils sont encore attachés au déterminisme de l’arrière-garde tout en étant déjà suffisamment holistes pour l’avant-garde. Formule inédite ; admettre à la fois le holisme et le déterminisme… voici les conditions les plus favorables pour une véritable synthèse matérialiste dialectique !

La tentation est forte. Tort s’y abandonne explicitement quand il s’agit d’isoler qualitativement l’Homme de l’animal… mais reste gradualiste et ne franchit pas la frontière dangereuse qui tient le gradualisme à distance du saltationnisme, lorsqu’il s’agit du fond. Nous observerons le même comportement chez Gould, mais à l’envers…

Malgré ces manifestations ponctuelles, au demeurant très respectables, le fond de la théorie synthétique reste un fourre-tout hétéroclite et incurablement métaphysique. Si nous continuons à qualifier cette théorie de « synthétique », ce sera pure ironie !

 

b. Camp 5 : Le néo-mutationnisme mendélo-morganiste

 

■ Saltationnisme

Si nous avons comparé plus haut le saltationnisme à la Réforme, ce n’est pas sans raison. On peut situer son origine à l’époque de Darwin lui même : Thomas Henry Huxley que les cléricaux de l’époque appelaient « le bulldog de Darwin » défendait corps et âme la théorie de son maître, mais il fut aussi l’un des premiers à mettre en doute le gradualisme de cette théorie, lui préférant une vision plus « brusque » de la spéciation. Plus tard, Hugo De Vries qui redécouvrit l’œuvre de Mendel au début du XXe siècle, tira lui aussi de ses travaux sur les mutations subites de l’Oenothère une conception de l’évolution par « macro-mutations », minimisant la pression graduelle et orientée de la sélection naturelle. Lorsque, par la suite, le néodarwinisme imposa le dogme gradualiste et réductionniste de l’évolution biologique, Richard Goldschmidt compléta les travaux de son collègue Thomas Hunt Morgan sur un axe nouveau ; redéfinir la notion de gène et appliquer un morganisme « restreint », plus holiste, à l’embryologie, fondant ce qu’il appela la génétique physiologique. On doit à Goldschmidt la célèbre notion de « montres prometteurs » apparaissant par hasard et constituant l’origine de nouvelles espèces. C’est finalement Barbara Mac Clintock qui réconcilia dans les années quatre-vingt la génétique moléculaire avec la notion de macro-mutation. Une nouvelle synthèse de ses travaux en génétique avec ceux de Gould et Eldredge en paléontologie jette les bases d’un renouveau officiel du saltationnisme en biologie de l’évolution.

Cette historiographie restée longtemps au placard de l’épistémologie darwinienne, est aujourd’hui vigoureusement revendiquée par Stephen Jay Gould ; les saltationnistes seraient les seuls vrais darwiniens !

Que Darwin fut résolument gradualiste, Gould le pardonne aisément « puisque prévalait à son époque des idées extrémistes d’annihilation totale de la faune de la planète, lors de [catastrophes brutales]. En fait, ces conceptions relevaient précisément de l’anti-évolutionnisme, car elles stipulaient qu’une nouvelle création prenait place après chacune de ces catastrophes, repeuplant la Terre de formes vivantes totalement nouvelles » (Les quatre antilopes de l’apocalypse)… Qu’il fut malthusien dans la formulation de sa sélection naturelle, lamarckien dans celle d’« arbre de vie » apparemment en accord avec l’idée de complexification croissante et dirigée : ce ne sont là que « métaphores pédagogiques » (id) ! Malgré la sympathie que Gould manifeste à l’égard de « non-darwiniens » neutralistes tels que Kimura et Lewontin, sa foi darwinienne est irréprochable !

Notons qu’il marque cependant, comme ses confrères, une certaine distance vis à vis du terme « néodarwinisme », synonyme de chasse aux sorcières jusqu’à une époque très récente…

« Le terme de synthèse évolutive introduite par J. Huxley en 1942 dans son livre Evolution, the modern synthesis, désigne le consensus réalisé sur deux conclusions : l’évolution graduelle des espèces peut être expliquée au moyen de l’apparition de petits changements aléatoires (mutations) et de leur tri par la sélection naturelle ; en outre, tous les phénomènes évolutifs y compris la macro-évolution et la spéciation (acte de naissance des espèces) sont explicables par ces mêmes mécanismes génétiques. Ainsi, la synthèse consiste selon Ernst Mayr essentiellement en deux choses : une théorie du changement génétique et une extrapolation de cette théorie à tous les aspects de l’évolution, y compris la macro-évolution » (Niles Eldredge, Entretien, La Recherche n°133, 1982). Formulée ainsi, cette synthèse est aux yeux d’Eldredge un véritable manifeste gradualiste dans la plus pure tradition dogmatique du néodarwinisme. Même Chaline, « renégat saltationniste » s’employant à reconcilier ses thèses avec celles du gradualisme, affirme qu’on qualifie à tort et anachroniquement la théorie synthétique de néodarwiniste ! Par une distorsion théorique analogue à celle de Mayr dans le camp adverse, Chaline critique mais sauve Goldschmidt dans le futur stade de la théorie synthétique –c’est à dire le sien !- qu’il appelle de ses vœux : « La nouvelle mécanique montre que les mutations peuvent avoir des conséquences macro-évolutives ou micro-évolutives selon la chronologie de leur intervention dans le développement. Il n’y a donc pas d’opposition entre micro et macro-évolution. Tout dépend de la précocité des changements intervenant au niveau de l’ontogenèse puisque les caractères généraux apparaissent logiquement avant les caractères spécialisés (…). Quelle revanche pour Goldschmidt si décrié, qui avait pressenti le problème insoluble à l’époque » (Les horloges du vivant, 1999).

Le saltationnisme se définit en effet davantage autour des notions de macro-mutation et de macro-évolution que d’un holisme anti-gradualiste strict. Son histoire est parallèle à celle du gradualisme, mais elle en est aussi indissociable : De Huxley, authentique darwinien, jusqu’à Mac Clintock, élève puis collègue de Morgan, en passant par De Vries, mendélien militant, et Goldschmidt, double de Morgan, le saltationnisme est incontestablement une forme distincte du néodarwinisme officiel, mais authentiquement mendélo-morganiste !

En ce qui concerne l’hérédité, les saltationnistes adoptent la génétique classique, avec toutefois quelques restrictions ; pour Goldschmidt, l’unité de mutation n’est pas le gène mais le chromosome, et s’il critique le tomisme de Morgan, ses recherches personnelles se concentrent sur les gènes qui détermineraient le développement embryonnaire : Morgan, quant à lui, évitait ces problèmes de relation causale entre éléments stables et éléments dynamiques… qui auraient démoli son réductionnisme. Il a fallu attendre la découverte des « gènes sauteurs », des « homéogènes » -ou « gènes architectes »- et des « transcriptions inverses »[30] pour remettre la notion de macro-mutation au centre des débats, au grand désespoir des sociobiologistes. Ces nouvelles notions seront exploitées par Chaline dans le but de réconcilier embryologie et science de l’évolution, grâce à une théorie des « hétérochronies », à la rencontre du déterminisme génétique et de l’embryologie holiste : une petite mutation affectant un gène homéotique peut retarder ou accélérer son expression localement pendant l’embryogenèse, provoquant au niveau du phénotype des modifications plus ou moins intenses, sans pour autant remettre en cause l’interfécondité du mutant.

En ce qui concerne l’évolution, les fondateurs de la théorie saltationniste officielle, Niles Eldredge et Stephen Jay Gould, proposent un modèle de spéciation sur la base d’une documentation paléontologique très précise : Les espèces sont stables pendant de longues périodes (stases) tandis que les périodes de spéciation sont « brutales » à l’échelle de temps géologique (ponctuations). Le modèle des équilibres ponctués ne contredit pas l’hypothèse de la spéciation allopatrique de Mayr, qui prévoit la divergence génétique de groupes isolés de l’espèce mère, et peut être extrapolée au niveau macro-évolutif pour expliquer mieux que les gradualistes, l’émergence d’une classe animale à partir d’une classe plus ancienne et fondamentalement différente.

Au niveau épistémologique, l’influence du saltationnisme doit beaucoup à la prose abondante et sur-médiatisée de Gould : Dans « Le pouce du panda », il énonce un « principe d’imperfection » qui fonde ce qu’il appelle le potentialisme, par opposition au déterminisme strict. Les innovations morphologiques ou physiologiques sont sous-tendues par le changement fortuit de fonction d’une structure pré-existante adaptative à un autre niveau. Cette notion n’est pas sans rappeler celle du bricolage de Jacob, au plan génétique… Dans Le sourire du flamant rose, sa théorie retient l’idée fondamentale d’« imprédictibilité » de l’évolution, idée selon laquelle l’évolution suit des chemins que le déterminisme ne saurait saisir ; c’est la « contingence » qui anime l’histoire de la vie et non l’orthogenèse (Cf. chapitre 6).

Pour Gould, la complexification, qu’il aurait du reste beaucoup de mal à nier, est un fait aussi improbable qu’avéré ; un épiphénomène… tandis que la « simplification » prévaut le plus souvent. La complexité admet un « mur » minimal infranchissable, celui des bactéries primitives, et « titube comme un ivrogne » le long de ce mur, s’en éloignant parfois (complexification), mais sans nécessité. Le progrès est une notion problématique. Pour Chaline comme pour Gould : « S’il y a effectivement une complexification de plus en plus grande, cette tendance n’a rien d’absolue », la notion de progrès « ne peut faire l’objet d’un énoncé d’ensemble tel que « l’évolution est un progrès » ; la reconnaissance du progrès ne peut se faire qu’au coup par coup, entre certains types d’organisation au moins. Elle ne peut être tentée qu’entre catégories supérieures de la classification, tels que les embranchements ou les classes, mais non point entre genres et espèces » (Chaline, Evolution)…

Le parcours philosophique de Gould n’est pas sans intérêt. En 1987, son indéterminisme connaît quelques restrictions qu’il résume dans Un hérisson dans la tempête : « Premier axe directeur ; les voies de la nature. Si l’histoire de la vie ne peut être présentée comme une échelle s’élevant progressivement (…) vers la sagesse de l’Homme, le pur hasard est incapable d’expliquer l’ordre évident qui y règne. L’histoire de la vie est en grande partie contingente et dépend essentiellement des détails singuliers de l’histoire, parfaitement imprévisibles et uniques (…). Second axe ; l’explication de la complexité. Traditionnellement, notre espoir de découvrir un progrès linéaire dans la nature est associé à un mode d’explication scientifique bien adapté à la simplicité des systèmes (…) Je ne nie pas la force, ni les grandes réussites du cartésianisme, mais je considère qu’il trouve ses limites dans l’explication des systèmes historiques complexes (…). Troisième axe ; un plaidoyer global en faveur d’un rationalisme dans les explications. Les attaques portées au réductionnisme peuvent vous attirer des alliés aussi étranges qu’indésirables (…) ». C’est en ce sens que notre dissident ne rompt pas encore définitivement avec le déterminisme.

Mais en 1997, cette rupture aboutit timidement à une conception plus assumée du hasard, dans Comme les huit doigts de la main : « Les processus aléatoires donnent, à long terme, des résultats parfaitement prédictibles (…) Le darwinisme traditionnel accorde un rôle important au hasard, mais seulement en tant que source de variations, le matériau brut servant de base au changement évolutif, et non en tant qu’agent imprimant une direction au changement lui même. Pour Darwin, la source dominante du changement évolutif résidait dans la force déterministe de la sélection naturelle ».

Ainsi, tandis que la plupart des saltationnistes, à l’image de Chaline, reviennent sur une forme assouplie du gradualisme pour s’offrir une respectabilité au sein de la « nouvelle synthèse », Gould, comme d’autres néo-mutationnistes tel Lewontin, prolonge sa notion de contingence historique plus ou moins déterminée par la sélection naturelle, par celle de « chaos déterministe ». Le « déterminisme » passe ainsi de la sélection naturelle au hasard lui-même. C’est la première étape d’une théorie réellement indéterministe de type autogénétique et tendant à minimiser le deuxième volet du darwinisme, la sélection naturelle.

De fait, après avoir tenté de rallier les neutralistes en minimisant le « non-darwinisme » de ces derniers, Gould loue maintenant leur théorie en tant que telle et dans sa dissidence vis à vis des gradualistes : « Si on me forçait à décerner le premier prix dans cette lutte sans vainqueur bien net, je donnerais l’avantage à Kimura. Tout compte fait, lorsque des idées nouvelles obtiennent le match nul avec l’orthodoxie régnante, cela veut dire que cette dernière a du leur céder du terrain » (Comme les huit doigts de la main, 1997). Parlant ainsi du neutralisme, on soupçonnera bien sûr notre saltationniste de s’auto-complimenter implicitement par la même occasion !

 

Interactions : Les saltationnistes sont aujourd’hui divisés. Partagés entre le désir d’intégrer la nouvelle synthèse gradualiste dans l’espoir de dévier la ligne officielle à leur avantage, espoir justifié par les succès de la recherche en génétique, et un élan souvent explicite en faveur de la biologie indéterministe florissante : Convoitant les théories avant-gardistes du camp 6, qui mettent l’accent sur les notions de chaos statistique et d’émergence indéterministe en ce qui concerne l’évolution et l’embryologie, ils mettent leur aura médiatique au service de celle-ci et espèrent obtenir de ces promotions le leadership de l’avant-garde, contre la synthèse officielle !

 

■ Neutralisme

En 1968, la théorie neutraliste apparaît comme une position radicale contre la théorie dite du « fardeau génétique », jusque là en vigueur. Elle obtient aujourd’hui définitivement gain de cause.

Parallèlement à l’école dominante de Fisher et Haldane en génétique des populations, provisoirement victorieuse en 1947 sous l’appellation d’ultradarwinisme, celle de Wright proposait depuis 1918 un modèle évolutif fondé sur la « dérive génétique » et le polymorphisme, en tant que moteur de l’évolution. Impardonnable hérésie, puisque depuis Darwin c’est la sélection naturelle qui assurait cette fonction primordiale ! Contre la notion de pression stabilisante à laquelle les finalistes réductionnistes sont attachés, Kimura et Crow avancent en 1964 l’hypothèse d’une « sélection naturelle faible » et reprennent la problématique des gènes « neutres » dont L’Héritier se souciait depuis 1954. Le modèle très formaliste de Motoo Kimura intègre, et c’est nouveau, plusieurs observations inabordables en termes strictement darwiniens :

-               Le rythme des mutations ponctuelles est constant et indépendant de la sélection naturelle. Il remet rarement en cause la fonction des gènes ; ainsi l’hémoglobine du cheval et celle de l’Homme ne se ressemblent qu’approximativement mais accomplissent la même fonction. Les différences entre ces deux molécules correspondent donc à des mutations neutres accumulées au cours du temps depuis le dernier ancêtre commun théorique à l’Homme et au cheval.

-               Les populations présentent un poly-allélisme extrêmement varié, contre la théorie de l’homogénéisation par sélection naturelle. Qui plus est, la valeur adaptative globale d’une population s’accroît avec la variance de ce poly-allélisme. Nous sommes donc loin d’une « élite » génétique traînant son fardeau parasite.

-               La plupart des mutations sont neutres, c’est à dire qu’elles ne confèrent au mutant ni avantage, ni désavantage vis à vis du milieu.

-               La fréquence des allèles mutants neutres évolue aléatoirement au fil des générations, de sorte qu’ils peuvent aussi bien disparaître que s’étendre à toute la population sans avoir de valeur adaptative. C’est la théorie de la dérive génétique.

-               L’évolution rapide, à l’abri de toute sélection naturelle, des « pseudo-gènes » (fragments d’ADN déjà structurés comme des gènes mais ne fournissant pas –ou pas encore- de produit) et des introns (segments non codant intercalés dans des gènes actifs) sans effet sur le phénotype.

Le neutralisme est donc une théorie marginale, issue comme le saltationnisme du courant mutationniste de Hugo De Vries, diamétralement opposé à l’ultradarwinisme et à son concept phare de « survie du plus apte ». La théorie synthétique a d’abord violemment critiqué Kimura, accusé d’« anti-darwinisme », avant d’admettre finalement ses arguments dans les années quatre-vingt. Le processus d’absorption du neutralisme ressemble à celui du saltationnisme ; on réécrit d’abord l’histoire, en louant la contribution si constructive des neutralistes au « perfectionnement » de la théorie synthétique, tandis que les neutralistes eux-mêmes minimisent les sujets de discorde pour obtenir les bonnes grâces de l’intelligentsia : « La théorie neutraliste ne s’oppose pas à l’idée très en vogue selon laquelle l’évolution des formes et des fonctions est guidée par la sélection darwinienne ; mais elle met en relief un autre aspect du processus évolutif, en attribuant un plus grand rôle à la pression de mutation et à la dérive génétique au niveau moléculaire » (Kimura, La théorie neutraliste de l’évolution).

Les saltationnistes, quant à eux, voient dans le neutralisme une confirmation de leurs thèses ; c’est en effet quand les gènes sont neutres que les mutations et les recombinaisons –préparation à des macro-mutations éventuelles- sont les plus rapides. De plus, Gould partage avec Lewontin, généticien des populations et neutraliste modéré, de très nombreux points de vue, surtout en matière d’épistémologie ; Ce dernier apparaît aujourd’hui comme l’un des scientifiques les plus farouchement opposés à la notion de programme génétique, plus distant que Gould lui même vis à vis du déterminisme. Il réserve toutefois un accueil favorable à l’évolution actuelle de la théorie synthétique…

Opposé à la coupure organisme/environnement, arbitraire mais quasi-unanime, Lewontin considère l’évolution dans leur indissociable interaction. Si les organismes ne sont pas des matériaux passifs vis à vis du milieu, leurs activités, leur « travail » en quelque sorte, participe au moins pour moitié à l’évolution de l’espèce. On appréciera la justesse de cette analyse dialectique… mais voilà une idée profondément anti-néodarwinienne ! Qu’importe : Pour Lewontin « aucune révolution des lois de la biologie n’est nécessaire ; il faut seulement beaucoup de travail » (La triple hélice)… Voilà qui est beaucoup moins dialectique !

 

Interactions : La plupart des historiens des sciences font état du lien qui unit les thèses de ces deux courants du néo-mutationnisme. Le neutralisme est un darwinisme en demi-teinte, un darwinisme critique mais non refondé, bâti comme le saltationnisme sur les bases minimales du mendélo-morganisme. Mais il se démarque toutefois du saltationnisme en ce qui concerne ses positions théoriques. Plus indépendant que son allié vis à vis du gradualisme, son ancrage dans l’indéterminisme est mieux assumé, proche des arguments du généticien Gehring, des travaux en paléontologie d’Anne D’Ambricourt-Malassez et finalement de la théorie générale de Josef Reichholf (camp 6).

 

► Eléments de dialectique

Les néo-mutationnistes sont aujourd’hui majoritairement des généticiens. Ils adhèrent avec plus ou moins de restrictions aux dogmes fondamentaux de la génétique moléculaire, qu’ils sont loin de rejeter aussi radicalement que Kupiec et Sonigo…

En tant que mendélo-morganistes, ils espèrent une réforme de la génétique réductionniste, mais ne peuvent par principe réhabiliter certains arguments de leurs ennemis d’arrière-garde, arguments qui dans ce but, leur seraient pourtant d’un grand secours. Pour eux, la seule issue holiste de la théorie de l’évolution contre le gradualisme est une profession de foi indéterministe.

« La préférence accordée par beaucoup d’entre nous au gradualisme est une position métaphysique présente au cœur de l’histoire des cultures occidentales » (Gould/Eldredge, Paleontology n°3. 1977). Soucieux d’être efficace dans cette lutte anti-métaphysique, l’indéterminisme n’est pas totalement assumé chez Gould. Il est même dangereux à certains égard, on l’a vu ; il s’en prémunit grâce à un « rationalisme » dont la teneur déterministe n’est en fait jamais dévoilée. Chez Lewontin, la causalité est particulièrement obscure en ce qui concerne les processus biologiques, mais les conceptions holistes et réductionnistes de cette causalité sont tout aussi limitées l’une que l’autre. La conversion indéterministe n’est donc pas achevée et nos dissidents chevauchent encore holisme et déterminisme, avec la tentation dialectique dont nous avons déjà parlé ; témoin cette réflexion de Lewontin : « Gènes, organisme et environnement sont à la fois cause et effet ; le secret du vivant réside dans cette dialectique » (La triple hélice, 2003). Mieux encore, chez Gould, dont la théorie des sauts qualitatifs sans accumulation quantitative ne saurait être plus qu’un ersatz de marxisme scientifique, la méthode dialectique est d’un grand secours en particulier lorsqu’il s’agit d’extirper l’Homme de sa condition animale : « Ainsi, nous ne pouvons analyser une situation sociale complexe en y distinguant telle quantité de lois biologiques d’une part, et telle quantité de comportements sociaux de l’autre. Il nous faut comprendre au sein d’un tout les propriétés naissantes qui résultent de l’interpénétration inextricable des gènes et de l’environnement.

Bref, nous devons emprunter ce que tant de grands penseurs nomment une approche dialectique, mais que les modes américaines récusent, en y dénonçant une rhétorique à usage politique. La pensée dialectique devrait être prise plus au sérieux par les savants occidentaux, et non écartée sous prétexte que certaines nations de l’autre partie du monde en ont adopté une version figée pour asseoir leur dogme. Les questions qu’elle soulève sont, sous une autre forme, les questions de l’opposition entre réductionnisme et holisme qui sont à présent si brûlantes dans tous les domaines de la biologie (où les explications réductionnistes ont atteint leurs limites et où, pour progresser, il faudrait de nouvelles approches pour traiter les données existantes, au lieu d’accumuler encore davantage de données). Lorsqu’elles se présentent comme les lignes directrices d’une philosophie du changement, et non comme les préceptes dogmatiques que l’on décrète vrais, les trois classiques de la dialectique illustrent une vision holistique dans laquelle le changement est une interaction entre les composantes de systèmes complets, et où les composantes elles mêmes n’existent pas a priori, mais sont à la fois les produits du système et des données que l’on fait entrer dans le système. Ainsi la loi des « contraires qui s’interpénètrent » témoigne de l’interdépendance absolue  des composantes, la « transformation de la quantité en qualité » défend une vision systémique du changement, qui traduit les entrées de données incrémentielles en changement d’état, et la « négation de la négation » décrit la direction donnée à l’histoire, car des systèmes complexes ne peuvent retourner exactement à leur état antérieur » (Un hérisson dans la tempête, 1987).

Quinze ans après cette originale et provocatrice tirade, Gould ne peut faire état d’aucune théorie élaborée sur la base de ce louable effort… à moins de nous convaincre que l’indéterminisme est une notion « classique » du matérialisme dialectique !

 

c. Camp 6 : Les frères ennemis du post-néodarwinisme

 

■ Théorie des transformations ; le darwinisme restreint

Si nous allons plus avant, partant de la théorie neutraliste, les indéterministes se prononcent désormais sur des problématiques non-darwiniennes, avec un tel rejet du dogmatisme qu’aucune théorie rigoureuse ne saurait en sortir spontanément.

Quoiqu’en disent les gradualistes actuels, le neutralisme a ouvert la voie à des dissidences anti-néodarwiniennes radicales, même si celles-ci se débattent toujours avec les notions de hasard et de sélection…

La première de ces dissidences, que nous qualifierons du titre improbable de « théorie des transformations », se compose de chercheurs peu enclin à la théorisation et relativement désunis. Mais ceux-ci partagent au moins un certain nombre de points de vue importants concernant les évolutions ontogéniques et phylogéniques du vivant :

-               Rupture avec la génétique moléculaire moderne, qui ne rend plus compte des résultats expérimentaux en paléontologie, en embryologie, en physiologie et même en génétique des populations. Les thèses neutralistes justifient le rejet du programme génétique, inapte à comprendre les formes structurales et dynamiques de la matière vivante.

-               Concentration des recherches sur l’explication générale des formes du vivant, au sens large, plus ou moins reliée à celle des fonctions. L’embryologie et la science de l’évolution se rencontrent objectivement sur ce chantier commun.

-               Rejet de la notion darwinienne de sélection naturelle, plus radical que celui des neutralistes, et autonomisation du développement des formes vivantes (autogenèse), toujours reliée à la question cruciale de la macro-évolution. Le titre de moteur de l’évolution biologique passant de la sélection naturelle à la variation individuelle seule, la question des discontinuités dissimule provisoirement celles du hasard et de l’indéterminisme : la théorie des transformations est indéterministe dans son rejet de la sélection naturelle et de la génétique instructionniste, mais reste objectivement déterministe en ce qui concerne le problème des « contraintes internes », problème pour lequel on préférera la notion équivoque de hasard fortuit à celle de contingence.

-               Formalisme débridé, sous-tendu par une volonté de « physicaliser » la biologie, voire de la mathématiser. Cette tendance est assez générale et s’avère pour le moment incapable de contrer les arguments finalistes habituels.

-               Tendance au vitalisme, comme conséquence d’un manque de rigueur théorique voire d’un abandon total des problématiques de fond au profit d’un réconfortant formalisme.

 

Une fois encore, la théorie des transformations n’est pas postérieure à la théorie neutraliste de Kimura. C’est D’arcy Thompson qui en développa les thèses au début du XXe siècle. Resté longtemps inconnu du grand public, il doit son regain de notoriété à Gould, ainsi qu’à de nombreux praticiens actuels de la morphogenèse.

Dans On Growth and Form (1917), il montre qu’une grille coordonnée contenant la forme de telle espèce animale finit, après quelques distorsions cohérentes et mathématisables, par représenter celle d’une autre espèce, à condition que ces deux espèces ne soient pas trop éloignées l’une de l’autre. Il transforme ainsi le Diodon en Poisson-lune, etc. Il s’interroge également sur les causes physiques de la formation des structures vivantes, des coquilles minérales aux formes organiques elles-mêmes. Il remarque par exemple que la forme générale de la méduse Cordylophora correspond précisément sur une autre échelle, à celle qu’adopte une goutte d’alcool amylique tombant dans de la paraffine.

Thompson veut « déceler les lois physiques et mathématiques qui président à la croissance des formes biologiques » (tension superficielle, visco-élasticité, diffusion, convection, …). C’est en ce sens qu’il prétend rejeter tout finalisme : puisque la théorie darwinienne de la sélection naturelle lui apparaît elle même finaliste, il la rejette également… mais ne propose aucune théorie alternative. Sans disciples, sans école, il fut une proie facile pour les gradualistes d’antan, comme hérétique anti-sélectionniste : « Aussi longtemps que nous resterons ancrés à des concepts tels que celui de variation accidentelle[31] et de survie des plus adaptés, et que ces hypothèses contenteront les philosophes de la biologie, ces « causes satisfaisantes et trompeuses » empêcheront une quête rigoureuse et assidue (…) faisant le plus grand tort aux découvertes futures » (On Growth and Form, 1917).

Ses notions d’isométrie et d’allométrie appliquées à une croissance embryonnaire qui maintient ou modifie la forme, ne permettent pas à notre antidarwinien de résoudre les nombreux problèmes relatifs aux macro-mutations dans le cadre de ses « contraintes de construction », si proches de la « loi de corrélation des organes » de Cuvier[32]. Face à sa résurrection récente, les gradualistes tentent bien sûr, comme ils l’ont déjà fait avec Gould puis Kimura, de « néodarwiniser » Thompson ; pour Tort, il est un « darwinien insatisfait » dont les arguments continuistes et la réticence vis à vis de la macro-évolution témoignent de son gradualisme (Dictionnaire du Darwinisme) !

Nous assistons cependant à un retournement de situation ; les morphogénéticiens qui travaillent sur l’organogenèse animale affirment que les travaux de Thompson permettent aujourd’hui une meilleure compréhension des « singularités morphogénétiques » ! Citons par exemple les hiatus épidermiques au niveau fibrillaire chez les vertébrés ou les discontinuités exosquelettiques chez les insectes (Bouligant et Lepescheux, La Recherche n°305, 1998) : La théorie des transformations explique l’apparition de singularités structurales dans le cadre de processus continus… autrement dit elle est de fait réconciliée avec la macro-évolution ! Les contraintes de construction aux niveaux moléculaire, cellulaire, tissulaire et anatomique impliquent une neutralité nécessaire des mutations non éliminatoires, libérant l’embryogenèse du déterminisme génétique.

En paléontologie, Anne D’Ambricourt-Malassez, spécialiste de la lignée humaine, présente des travaux hautement polémiques en ce qu’ils désavouent précisément ce déterminisme : « L’hominisation ne se fait pas graduellement par petites retouches d’un unique plan embryonnaire initial. C’est bien de macro-évolution qu’il s’agit, d’évolution discontinue du plan d’organisation embryonnaire » (La Recherche n°286, 1996). C’est la cohérence et l’interdépendance des distorsions de la structure crânienne au cours de l’hominisation qui discréditent le « tout génétique ». Ainsi, la migration du trou occipital, zone d’insertion de la colonne vertébrale sur le crâne, en position basse, est en rapport direct, mécanique, avec le développement volumique du neurocrâne pendant l’embryogenèse ; on ne saurait donc parler du « gène de la position du trou occipital » garant de la bipédie humaine, pas plus que du « gène du gros cerveau »… « Les gènes très précoces du développement apportent de nouvelles informations, mais comme le note W. Gehring, la question est repoussée ; qu’est ce qui régule le gène régulateur muté ? Des théoriciens tels que Thom, Prigogine ou Schützenberger insistent à présent sur le silence du modèle de la mutation génétique aléatoire, face aux processus créateurs d’ordre. La relation entre la constitution moléculaire de l’ADN et l’émergence des formes est inconnue. C’est donc bien le discours sur les mécanismes évolutifs qui est sur le point de se transformer » (id.). Pas encore de théorie alternative donc, mais une rupture franche avec le modèle de la génétique déterministe. Josef Reichholf est apparemment le seul à oser une nouvelle théorie de l’évolution dans ce cadre. Ce biologiste rejette  la  sélection  naturelle  et  s’attèle  à une  approche  historiciste  de  l’évolution   qu’en   tant  que dialecticiens, nous attendons impatiemment. Il voit d’un œil critique toutes les théories énoncées jusqu’à présent, du gradualisme attaché à la sélection naturelle, aux thomsoniens eux-mêmes, qui selon lui s’éloignent dangereusement du problème des adaptations fonctionnelles, même si les théories fractales qu’ils avancent ne sont pas sans intérêts. Il reconnaît aux saltationnistes le principe très dialectique des « équilibres interrompus » mais rejette la contingence chère à Gould. Les neutralistes quant à eux, lui semblent plus acceptables : « La théorie neutraliste, que défend tout particulièrement Kimura, part du principe que les transformations qui ont des répercussions évolutives se produisent plus ou moins fortuitement parce que la foule d’informations génétiques disponibles laisse une large part au hasard. Si l’on conjugue les deux observations –relative autonomie de l’organisme et plus ou moins grand nombre d’informations sans effet-, on est nécessairement amené à remettre en question l’idée d’une influence très directe du génome sur l’apparence extérieure, le phénotype. Tous les processus qui se déroulent au sein de l’organisme ne peuvent pas être précisément commandés génétiquement » (L’émancipation de la vie).

Reichholf reprend à son compte la problématique des interactions gène-organisme-environnement dont parle Lewontin, pour asseoir son principe de base ; la vie consiste en un déséquilibre permanent entre l’organisme et son milieu. En ce sens, si la micro-évolution –ou diversification du type- naît du « manque », la macro-évolution en revanche, naît d’un « excédent » dans l’environnement. Cette théorie, qui s’avère très juste sur le fond, souffre cependant d’un manque de causalité ; les contraintes internes qui sont pour lui le moteur véritable de l’évolution, correspondent en fait à une intériorisation de la sélection naturelle, intériorisation qui sera explicitement défendue du côté de Kupiec et Sonigo !

S’il a raison de rejeter l’adaptationnisme, observant que l’histoire de la vie tend plutôt à une émancipation des organismes vis à vis des contraintes environnementales, il rejette du même coup le lien entre processus moléculaires et métaboliques, ce en quoi il a tort. C’est ainsi que son « physicalisme » auto-génétique ouvre la voie à une nouvelle métaphysique, exacte inversion de celle des généticiens moléculaire ! Le métabolisme général interagit avec des gènes ; nous retrouverons cette superposition de l’hérédité moléculaire et de l’hérédité cellulaire dans le chapitre 6 sous une forme que Reichholf pourrait fort bien désavouer d’ailleurs. Mais il ne peut trouver d’autre fonction pour ces gènes que celle de « stocker l’information »… Reichholf souffre donc finalement du même mal que celui de Darwin en son temps ; sa théorie de l’évolution ne peut s’appuyer sur aucune théorie fiable de l’hérédité ; il finit par laisser intacte celle des néodarwiniens tout en ajoutant, avec tout le « bon sens » dont il est capable ; Oui, mais les gènes ne sont pas tout !

 

Interactions : Les points de vue thompsoniens au sens large sont souvent nuancés et parfois discordants, des plus conciliants aux plus rétifs vis à vis de la génétique moléculaire et de la théorie darwiniste. Pour certains, la théorie neutraliste suffit à rendre les gradualistes plus humbles tout en s’ouvrant à des problématiques plus matérialistes au sujet de l’onto-phylogenèse, des saltationnistes modérés comme Chaline jusqu’aux radicaux Kupiec et Sonigo. Pour d’autres, comme Reichholf, cette théorie neutraliste marque l’agonie du discours darwiniste et la recherche scientifique appelle l’élaboration de théories alternatives en matière d’évolution comme en matière d’hérédité. De la théorie des transformations à celle de l’ordre par la chaos, il y a continuité et rupture. Continuité dans le rejet de la génétique moléculaire instructionniste, rupture sur les moyens de pallier l’absence de théorie de l’hérédité que celle-ci impliquait.

Si on fait abstraction de leur néo-finalisme kantien et de leur préférence pour la structure contre le processus, les cybernéticiens sont en affinité assez évidente avec les deux camps post-darwinistes. Si Waddington est par certains côtés réhabilité par Kupiec et Sonigo, Henri Atlan est manifestement proche de Reichholf en ce qui concerne son incapacité à dépasser la génétique moléculaire : Pour Atlan comme pour Reichholf, le génome a pour seule fonction de « stocker l’information »[33].

D’autre part, si le principe omnipotent d’« essais-erreurs » se rattache en tant que force interne autonome, au panvitalisme de Grassé, la version larvée de la génétique de Reichholf s’y rattache aussi indirectement. Rappelons ce que disait Grassé : « L’ADN enregistre, stabilise l’évolution mais ne la crée pas ».

Lorsque Sonigo affirme qu’Atlan ne peut pas rompre avec la génétique instructionniste parce qu’il « ne rejette pas totalement la notion de programme et reste dans le cadre de la théorie de l’information » (voir Chapitre 2), c’est à travers lui, l’ensemble des thompsoniens qu’il accuse d’inconséquence. A l’inverse, Sonigo et Kupiec, cybernéticiens mutants trônant à l’avant-garde de l’indéterminisme en biologie, sont stigmatisés par Reichholf en ces termes : « La thèse selon laquelle l’organisme est un partenaire autonome du patrimoine génétique n’a pas besoin de chercher à se justifier par la « liberté » des hasards des mutations et de la composition du génome. Car celle-ci n’en est pas véritablement une. Et l’unicité de la combinaison de caractères réunis par le génome n’est pas à elle seule une solution très satisfaisante pour remplacer la véritable liberté de l’Homme, car elle n’élimine pas la prédétermination ni l’impératif des gènes. La liberté de la pensée et de la volonté humaines est le produit de l’évolution de l’esprit. Celle-ci a véritablement brisé la dictature des gènes. Les milliards de cellules du cerveau renferment des possibilités infinies de traitement d’information et d’innovation qui n’ont pas besoin de se soumettre au test de fonctionnement de l’organisme porteur ni de s’inscrire dans l’information génétique. » (L’émancipation du vivant,1992).

Théorie des transformations et théorie de l’ordre par le chaos représentent les aspects opposés d’un même courant d’avant-garde en maturation. C’est le second qui, aujourd’hui, semble l’emporter sur le premier…

 

■ Théorie de l’ordre par le chaos ; le darwinisme étendu

Si cette théorie paraît aujourd’hui particulièrement novatrice, son précurseur est plus ancien que Waddington lui même. Il s’agit de Charles Manning Child. Ce biologiste d’avant-guerre n’était pas un théoricien, mais ses travaux s’opposaient assez radicalement à ceux de Morgan. Il affirmait par exemple, contre la théorie des régulateurs spécifiques, que la régulation différentielle de l’expression génétique au sein du génome dépend des propriétés physico-chimiques locales dans lesquelles la cellule se tient. Si Kupiec et Sonigo feignent d’ignorer cet auteur, c’est un de leur collègue, Neil W. Blackstone, qui se charge de le réhabiliter : « La conception de Child selon laquelle le métabolisme régule l’activité des produits du gène a donc une certaine actualité dans la biologie moléculaire contemporaine. Plus largement, les cellules et les organismes peuvent être considérés non sous un angle hiérarchique, avec les gènes à la base, mais comme un réseau. Les produits des gènes influencent et dirigent sans doute le métabolisme, mais, en même temps, le métabolisme influence et guide l’activité des gènes. Le multilatéralisme prospère dans les mécanismes homéostatiques des êtres vivants. » (Journal of Experimental Biology n°206, 2003).

Comme dans la théorie des transformations, génome et métabolisme sont ici relativement indépendants l’un de l’autre. La théorie de l’ordre par le chaos va plus loin ; elle remplace la hiérarchie gènes-métabolisme encore admise chez les thompsoniens par la notion très en vogue de « réseau ». En revanche, elle minimise le problème de l’évolution pour revenir à des questions mécanistes concernant la régulation cyclique des fonctions métaboliques (homéostasie).

A l’origine du multilatéralisme, la notion de chaos statistique appuyée par la mécanique quantique, remplace celle de stéréo-spécificité postulée par la génétique moléculaire. Les techniques actuelles permettent à la recherche d’accréditer la thèse d’une « liberté cellulaire », partageant objectivement thompsoniens et sonigiens : « Nombre de chercheurs affirment que la variété des comportements individuels observables par ces techniques est une preuve de la souplesse et de l’adaptabilité du programme génétique. D’autres pensent qu’elle a une signification qui va au delà et proposent à l’inverse, sur la base de ces observations, de remettre en cause la notion classique de programme déterministe contrôlant l’organisme pour la remplacer par des modèles probabilistes darwiniens appliqués aux populations de cellules. » (Thomas Heams, Sc&Avenir n°136, 2003).

Le physicalisme de cette théorie correspond à une sorte de « darwinisation » de la mécanique quantique : « Ce que les biologistes appellent sélection correspond, selon moi, à ce que les physiciens nomment contrainte » (B. Laforge, Physicien, Sc&Avenir n°136, 2003).

Ainsi ; « L’idée de sélection est souvent mal interprétée. On tente de la faire passer dans le cadre de la pensée déterministe et évidemment ça ne marche pas très bien. Le hasard et la dégénérescence influencent le destin des organismes autant que le déterminisme héréditaire (…) sous-jacente à l’idée de sélection, [la dégénérescence] joue un rôle très important car elle provoque la compétition. Son concept est évident chez Darwin. » (S. Atamas, Biosystems n°39, 1996).

Si la notion de dégénérescence peut être positivement intégrée dans une théorie de la complexification croissante, comme on le verra dans le chapitre 6, Atamas comme ses collègues Kupiec et Sonigo en font un élément-clef de leur nominalisme tout comme celle de « réseau », inconciliables avec les notions de progrès et de complexification.

On a montré dans le chapitre précédent quelles sont les implications théoriques des notions scientifiques défendues dans Ni Dieu ni gène ; ils s’approprient par exemple la notion de contingence (Gould) et de bricolage (Jacob) que rejette radicalement Reichholf. Une fois rejetés les dogmes de la génétique moléculaire, la théorie de l’ordre par le chaos se révèle particulièrement efficace dans le domaine de l’embryogenèse… mais la théorie de l’hérédité que nos auteurs tentent d’élaborer sur des bases nouvelles reste particulièrement obscure lorsqu’il s’agit d’expliquer la continuité des traits héréditaires chez les organismes complexes. Sonigo compare la génération d’un être humain au modèle simple d’un bâton qui s’allonge continûment et se rompt régulièrement ; à cette différence près que le bâton correspond à « l’ensemble mère-fœtus » et la rupture à celle du cordon ombilical : « Contrairement au monocellulaire qui produit deux moitiés tout de suite, la symétrie de la division multicellulaire doit être définie dans l’espace-temps. Il n’y a donc pas de différence fondamentale entre le monocellulaire et le multicellulaire, si ce n’est la difficulté de définir la « symétrie » de croissance et de division. L’enfant se développe à partir de sa mère par croissance et séparation, comme une cellule ou une branche d’arbre. Vu ainsi, cela diffère de l’idée habituelle de la production d’un œuf qui porte un plan de construction. » (Sonigo, L’évolution). Nous sommes ici aussi proche de la loi de passage du quantitatif au qualitatif que de la thèse du dédoublement de Chauvin !… Une théorie de l’hérédité boiteuse donc, flanquée d’une théorie de l’évolution plus inexistante qu’implicite ; il s’agit surtout de nier purement et simplement les questions polémiques habituelles grâce au secours du nominalisme (« les espèces n’existent pas objectivement »), pour aboutir à la suprême contradiction d’un darwinisme fixiste.

Une fois n’est pas coutume ; Kupiec et Sonigo se positionnent d’eux mêmes à la place qui leur est assignée dans notre schéma, et pour cause ; c’est une place d’honneur ! Le fondamentalisme darwinien passe par la destruction totale du néodarwinisme ; Sonigo résume admirablement la situation : « Pour la théorie neutre, l’évolution n’est plus l’évolution des caractères mais celle des gènes. L’évolution des gènes se faisant souvent en absence de sélection naturelle, la sélection naturelle ne serait plus un principe central de l’évolution. Incroyable renversement : plutôt que de remettre en cause la validité de la mesure génétique de l’évolution, la théorie neutre élimine la sélection naturelle elle même ! Deuxième dérapage de la théorie de l’évolution, qui après être passée de variation-sélection à hasard-sélection, arrive à hasard tout court. La théorie neutre démontre que, en recherchant la cohérence au sein de la théorie synthétique, on en vient à éliminer les principes essentiels du darwinisme. Réciproquement, la cohérence darwinienne imposerait-elle d’éliminer les principes essentiels de la génétique ? Les gènes varient et constituent des marqueurs permettant description et suivi statistique, ce qu’exploite avec succès la génétique des populations. Mais si la variation génétique n’est pas la conséquence de la sélection naturelle, ou que les gènes peuvent varier sans modifier les caractères, le paramètre mesuré –en l’occurrence la variation génétique- est-il bien celui de l’évolution ? Construite sur la génétique plus que sur l’évolution, la théorie synthétique mériterait d’être appelée « néomendélisme » et non néodarwinisme.» (Sonigo, L’évolution). Cet extrait démontre une fois de plus comment se réalise la rupture entre les deux courants post-néodarwinistes à partir du neutralisme.

On ne reviendra pas sur la conversion de cette forme de matérialisme à un spiritualisme plus explicite que celui des thompsoniens ; d’une théorie si peu dialectique ne peut naître qu’un extrême raffinement de l’idéalisme, le mauvais profil de Darwin en somme…

 

Position dialectique

souhaitable

Théorie des transformations

(Reichholf)

Théorie de l’ordre par le chaos

(Sonigo)

Discontinuisme

(synthèse dialectique)                                         (réalisme)

Continuisme

(nominalisme)

Dialectique Micro/Macroévolution

(contraintes multipolaires)

Théorie de la macroévolution

(contraintes)

Théorie de la microévolution

(sélection intériorisée)

(fusion)

Physicalisme

Mécanique classique                                       Mécanique quantique

Extension de la sélection naturelle

Rejet de la sélection naturelle

Extension de la sélection naturelle

Adaptationnisme

(restreint)

Anti-adaptationnisme

Restreint                                                             Total

Neutral : justification d’une rupture

Neutralisme : base d’une conciliation

Neutral : justification d’une rupture

Interaction gènes-métabolisme

Continuité gènes-métabolisme

Moteur de l’évolution : 

contradiction métabolisme régulateur –contraintes environnementales diversifiantes

Moteur de l’évolution : « contradiction » chaos diversifiant – sélection stabilisatrice

Saut qualitatif

Emergence

Déterminisme

(causes finales)

Indéterminisme

Hasard fortuit mais ;                                            Contingence et ;

Complexification croissante

dégénérescence

Dogmes génétiques rejetés

Dogmes génétiques acceptés

Dogmes génétiques rejetés

Nouvelle th. De l’évolution (contre darwinisme)

Ancienne th. De l’évolution (darwinisme)

Nouvelle th de l’hérédité

(contre mendélisme)

Ancienne th. De l’hérédité

(mendélisme)

Nouvelle th. De l’hérédité

(contre mendélisme)

 

Fig.1 ; L’impossible synthèse des deux courants post-néodarwinistes.

 

En rejetant le déterminisme génétique, Sonigo et ses collègues rejettent toute forme de déterminisme, tout principe de cause nécessaire. Leur nominalisme renvoie à un subjectivisme niant jusqu’à l’existence objective de distinctions qualitatives entre espèces ; la fusion opérée entre hasard et sélection par la théorie du chaos statistique et reproductible, s’appliquant de la même façon à tous les niveaux d’intégration du vivant, annihile les contradictions qui animent ces différents niveaux. L’émergentisme indéterministe dissimule les sauts qualitatifs que Gould explicitait… Ce matérialisme, qui prétend lutter radicalement contre les aspirations métaphysiques de ses adversaires,  rejette en fait successivement toutes les lois dialectiques que les autres camps présentaient sous une forme travestie… Des deux courants post-néodarwinistes, celui de l’ordre par le chaos se pose aujourd’hui comme le plus idéologiquement connoté (chapitre 2). L’évolution du camp 6 est une gestation impossible ; celle de la synthèse dialectique des théories matérialistes de l’évolution (fig.1).

Si la morphogenèse « extra-génomique » est une préoccupation commune aux deux courants, à travers la double question de l’évolution et de l’hérédité, si leurs travaux ont pour vocation de saper les bases du néodarwinisme, les réponses qu’ils formulent s’opposent presque systématiquement…

En absence d’une véritable synthèse dialectique de lois plus ou moins explicitées par ces treize belligérants, l’un ou l’autre des deux courants actuels du post-darwinisme a toutes les raisons de séduire le marxiste ; lutte explicite pour le matérialisme, contre la métaphysique et l’idéalisme, phraséologie apparemment dialectique… La prudence s’impose donc. Que retenir des indéterministes ? du néo-darwinisme ? de Darwin lui-même ?

Depuis les travaux de Marx, Engels et Lénine en matière de sciences de la nature, l’histoire des sciences de l’évolution fut un terrain miné pour les véritables dialecticiens, leur tendant les pièges du vitalisme, du subjectivisme, du structuralisme, de l’émergentisme, … Il est temps d’en tirer les leçons.



[1] Richard Dawkins affirme lui même qu’il n’a rien découvert (le dogme darwinien est théoriquement clos), sa mission darwiniste se résumant à faire de la pédagogie.

[2] « Le créationnisme peut être vu comme le pendant de la sociobiologie qui prétend réduire à une explication génétique tout le comportement humain. » (S. Hubaut, Sc&Avenir HS n°124 « La finalité dans les sciences »). « A vouloir à tout prix conférer à toutes les propriétés d’un être vivant une valeur adaptative, l’adaptationnisme réintroduit la téléologie, et le darwinisme n’est plus qu’une théologie déguisée : Il faudrait rendre grâce à la sélection naturelle –comme autrefois au bon Dieu- des merveilles de la vie. » (P. Dupouey, Sc&Avenir HS n°134 « Le monde selon Darwin »).

[3] On peut ainsi classer par exemple les moyens de transport par catégories emboîtées : {Terre [rail, roue (voiture, camions)], Mer [sous-marin, flottant (voile, moteur)], Air [hélicoptère, avion (planeurs, réacteurs)]}.

[4] Ainsi Denton n’a de cesse de désigner l’essence paradigmatique du darwinisme et renverse la situation à son avantage : « Autrefois Darwin considérait comme hérétique de douter de l’immuabilité des espèces ; quelle ironie de penser qu’aujourd’hui c’est remettre en question l’idée même d’évolution qui est devenu l’hérésie. Une fois figée en dogme métaphysique, une théorie détient toujours un immense pouvoir explicatif pour la communauté des croyants. » (L’évolution, une théorie en crise). Il cite alors abondamment Feyerabend, philosophe popperien.

[5] Marcel-Paul Schützenberger, adepte français de Denton (il est l’auteur de la préface d’Evolution, une théorie en crise), signe dans La Recherche (1996) un article assez provocateur qui rend compte avec clarté et concision de ces positions anti-darwinistes présentables. Le titre de cet article est éloquent : « Les failles du darwinisme ; Les théories actuelles n’expliquent pas les miracles de l’évolution ».

[6] Lire à ce sujet l’amusant philosophe idéaliste et médiatique N.Grimaldi.

[7] « La matière manifeste la propriété de s’arranger en groupement de plus en plus sous-tendu de conscience ; ce double mouvement conjugué d’enroulement physique et d’intériorisation (ou concentration) psychique se poursuivant, s’accélérant et se poussant aussi loin que possible, une fois amorcé. » Teilhard (La place de l’Homme).

[8] L’affinité est unilatérale ; en tant que matérialistes, Kupiec et Sonigo doivent beaucoup à des néo-lamarckiens comme Waddington, rien à leurs « voisins » psycho-lamarckiens.

[9] Loi dialectique qu’on retrouvera sous une forme plus explicite chez les voisins néo-lamarckiens : Pour Waddington en particulier, inspiré par le philosophe Whitehead, « les parties d’un tout sont nécessairement inter-dépendantes ».

[10] Nous sommes loin du mécanisme des autres camps de l’arrière garde et plus encore du néo-positivisme de l’avant-garde indéterministe.

[11] « Il règne dans tout l’univers une activité étonnante, qu’aucune cause ne paraît affaiblir, et tout ce qui existe semble constamment assujetti à un changement nécessaire » Lamarck, Recherche sur les causes des principaux faits physiques. Par une formule qui est certes naïve, Lamarck nous présente le principe par lequel la manière d’être de la matière est le mouvement !

[12] « La théorie des catastrophes de René Thom est celle qui réinvestit le mieux l’idée aristotélique de finalité » Gilles G.Granger, L’explication par les fins. Sc&Avenir HS n°124. En somme on passe d’un finalisme platonicien déterministe à un finalisme aristotélicien qui l’est beaucoup moins…

[13] Le champ de l’« écologie », dont Haeckel fut le fondateur, sera d’ailleurs repris par les finalistes réductionnistes sous ce terme éloquent.

[14] On constate en 1985 que la mésange bleue pond neuf œufs par nid en Corse et six œufs par nid en Provence. Si on ajoute trois œufs étrangers dans le nid d’une mésange provençale, celle-ci les couve jusqu’à éclosion !… La notion de maximisation tombe aujourd’hui en désuétude.

[15] Chauvin rétorque que chez les fourmis, chez les termites, plusieurs reines coexistent et des fourmis (ou des termites), non apparentées, s’entre aident malgré tout. Des exemples d’assistance interspécifique existent (entre espèces de dauphin par exemple).

[16] Pour des milieux équivalents, les marsupiaux australiens (seule forme de mammifères peuplant ce continent) présentent des formes générales analogues à celles des placentaires ailleurs (bien que ces formes analogues ne soient pas apparentés deux à deux !) comme le « loup marsupial », la « taupe marsupiale », le « bandicoot-lapin », etc. C’est un exemple de convergence évolutive (voir aussi annexe chapitre 6).

[17] En tant que « vitaliste », Chauvin affirme de son côté, que Wilson est le porte-étendard naïf du « finalisme absolu ».

[18] Le développement de la sociobiologie s’est en grande partie appuyée sur l’activité d’une organisation politico-scientifique ultra-réactionnaire ; le Groupement de Recherche et d’Etude pour la Civilisation Européenne (GRECE) ; « vertueuse » à bien des égards (racisme, sexisme, eugénisme, ultra-libéralisme), cette organisation est l’une des ramifications du Think tank « Nouvelle Droite ».

[19] Dawkins formule ici l’ultime théorie du subjectivisme, au delà même de l’idéalisme génétique… Les adeptes de Popper ou de Kuhn, et ils sont nombreux aujourd’hui, doivent se sentir concernés, et sans doute particulièrement gênés, par cette convergence inattendue entre sélectionnisme épistémologique à la mode et sélectionnisme sociobiologique ringard !

[20] Lire « La révolution de l’évolution » 1989, « Biognoséologie, évolution et révolution de la connaissance » 1993. Dans « Histoire de la biologie » 1994, l’histoire sinueuse de la science de l’évolution au XXe siècle débouche sur un chapitre ultime intitulé « La théorie synergique de l’évolution ; Une synergie évolutive nouvelle » !

[21] On annonce ainsi l’émergence d’un « nouveau stade de l’an 2000 » !

[22] La duplicité de cette notion, sacre de la « complexité insondable », jette un pont illusoire entre l’avant-garde indéterministe et le finalisme mécaniste d’arrière-garde, de sorte que celui-ci retrouve aujourd’hui l’espoir d’une éventuelle victoire sur le camp officiel néodarwinien… Malheureusement, ce dernier a été plus rapide dans la prise en otage de l’émergence !

[23] Le terme de bricolage n’est jamais cité sans faire immédiatement référence à son « découvreur » François Jacob ; par ce terme « lumineux », celui-ci montre à la fois son incapacité à comprendre l’évolution et l’ingéniosité de sa rhétorique, donnant à penser que son concept-marque déposée, applicable à toute théorie matérialiste, est donc à l’abri, comme sa notoriété, de toute nouvelle découverte compromettante. Nous sommes bien forcés de voir que, face au grand Monod, la contribution de Jacob dans l’auguste Histoire des Sciences, se résume à un modeste vocable.

[24] « Le hasard pur, le seul hasard, liberté absolue mais aveugle, est à la racine du prodigieux édifice de l’évolution » Monod, Le hasard et la nécessité.

[25] « Le hasard intervient, mais à l’intérieur de contraintes qui vont croissant » C. De Duve, La Recherche n°286.

[26] Lorsqu’on émonde le « buisson » de la vie, l’Homme est bien à sa cime, ultime stade actuel de la complexification organisationnelle des êtres vivants (évolution verticale).

[27] Dans la « charte » de la théorie synthétique, il est amusant de remarquer comment on emploie le ton affirmatif en ce qui concerne les thèses mendélo-morganistes (I1, I3, I4) et le conditionnel quand il s’agit d’« admettre » quelques restrictions anti-réductionnistes issues des camps 5 et 6 (I2, I5, I6).

[28] Lien micro-macroévolution, possibilité des stases, réductionnisme, dérive génétique, émergences échappant aux dogmes de la génétique moléculaire, …

[29] De la version « révisionniste » de l’Histoire de la biologie de D. Buican, exempte de la moindre allusion à Goldschmidt, Eldredge et Gould, au Dictionnaire du darwinisme et de l’évolution où, par delà les malentendus, Tort affirme que les saltationnistes sont en fait gradualistes (article Continuisme) ! L’Histoire de la biologie de Mayr parle d’un néodarwinisme qui aurait toujours été holiste et anti-déterministe !

[30] Ces découvertes de Barbara Mc Clintock inaugurent, selon Gould, une « deuxième révolution génétique », brisant officiellement les dogmes de l’ancienne génétique moléculaire.

[31] Note de Thompson témoignant de sa préférence pour le hasard, contre la sélection naturelle : « Le lecteur comprendra que je parle non pas de la « quête rigoureuse et assidue » des variations ou du hasard, mais plutôt de cette solution de facilité selon laquelle ces phénomènes constituent une base suffisamment solide pour étayer la théorie d’une évolution définie et progressive, compte tenu de l’aide toute puissante de la théorie de la sélection naturelle ».

[32] Denton instrumentalisera d’ailleurs les réserves de Thompson vis à vis de la macro-évolution contre le darwinisme.

[33] Si pour Atlan, les « données » que sont les gènes sont à la base de la formation du phénotype, pour Reichholf en revanche, le métabolisme, par une obscure sur-détermination, « accompagne » le génome.