Chapitre 2 : L’« affaire Sonigo »
Crise du
néodarwinisme et théories opportunistes
« Dans la période post-darwinienne, la plus
grande partie des biologistes du monde, au lieu de continuer à développer la
doctrine de Darwin, firent tout pour dégrader le darwinisme, pour en étouffer
la base scientifique. L’illustration la plus éclatante de cette dégradation est
donnée par A.Weismann, G.Mendel, T.Morgan, fondateurs de la génétique
réactionnaire moderne. »
Rapport
de Trofim Lyssenko à l’académie Lénine, session de 1948
La crise de la génétique est plus profonde qu’on ne le croit. C’est bien
sûr la pratique scientifique actuelle qui, contre son gré, la met cruellement
en lumière en multipliant les problèmes techniques et les incohérences
théoriques. C’est aussi, parallèlement, la résurrection d’anciens courants
radicaux dans l’arène des théoriciens de l’évolution (idéalistes radicaux mais
aussi matérialistes !) : Le jeune règne des idéologies
« soft » semble toucher à sa fin…
Le caractère très modéré du néodarwinisme actuel résulte d’une
contradiction profonde ; D’un côté nous assistons à un affaiblissement et
un assouplissement relatif, une subite humilité de la vulgate
mendélo-morganiste face à ses multiples échecs techniques depuis les années
quatre-vingt dix. De l’autre, nous la voyons adopter une stratégie très en
vogue (au delà même du champ de la science !), l’éclectisme, qui vise à
absorber, en minimisant les sujets de discorde et souvent contre leur gré, les
différents contradicteurs anti-néodarwiniens (on démontrera précisément comment
cette stratégie opère dans le chapitre 7) : Finalement, il y a un peu
de vrai dans toutes les théories dissidentes ! Transformons la
forme de notre credo néodarwinien « grâce à elles » (quel bel
exemple de « démocratie » et de « tolérance »
scientifique !) du moment que son contenu ne change pas ! En ce
qui concerne les théories trop rétives qui occupent le terrain de
l’épistémologie pour attaquer notre façon de voir les choses, on peut toujours
les accuser de faire de la métaphysique ou de tomber dans le
dogmatisme !
Lutte défensive à deux volets : La théorie dominante attaquera une
dissidence naissante en l’accusant 1) de mener une lutte idéologique masquée,
hypocrite, religieuse, marxiste, … d’être donc « intolérante » vis à
vis des dominants ! 2) d’avancer trop peu d’arguments concrets à l’appui
des nouveaux concepts (en somme d’être trop jeune !!) pour justifier une
telle arrogance…
Idéologie « soft », tolérance, démocratie, éclectisme… Tels
sont les séduisants mots d’ordre de la lutte idéologique : Bien sûr,
nous nous heurtons à des résistances techniques, théoriques ! Mais nous
restons partisans de la théorie « la moins pire » !!
Seulement cette stratégie n’a qu’un temps… face à des théories qui
possèdent des arguments solides, objectifs ! Celle de Pierre Sonigo et
Jean-Jacques Kupiec en est la plus emblématique, ceci pour deux raisons :
1) Elle propose une vision profondément nouvelle de la théorie de l’hérédité,
se réclamant de Darwin contre le néodarwinisme. 2) Elle combat radicalement le
noyau idéaliste et métaphysique de ce néodarwinisme. Indéniablement, Sonigo et
Kupiec incarnent le camp le plus matérialiste dans le débat évolutionniste
actuel. C’est à ce titre que nous examinerons leur théorie avec une attention toute
particulière…
A. Un matérialisme déclaré et offensif
« Ni Dieu ni gène » est un livre polémique… même s’il
remporte un succès incontestable et spontané auprès du public[1],
même s’il ne suscite qu’une réaction mitigée et prudente de la part des papes
de la biologie (loin de l’opprobre unanime jetée sur les idéalistes Denton,
Schützenberger, Chauvin quelques années plus tôt). Jean Jacques Kupiec et
Pierre Sonigo, leurs auteurs, respectivement embryologiste et immunologiste,
développent leur théorie à partir d’une expérience commune de la stérilité de
la génétique moléculaire au niveau pratique, et d’une analyse particulièrement
lucide des enjeux idéologiques de cette science au niveau théorique.
L’exposé dénonce l’inextricable idéalisme de la génétique moléculaire et
lui substitue une théorie matérialiste fondée sur le « retour à
Darwin » ; Il offre aux yeux d’un marxiste toutes les apparences d’un
séduisant plaidoyer contre le mendélo-morganisme… Séduisant mais
étonnant : Heureusement qu’au delà des calomnies de surface, toujours
vivaces, tout le monde a oublié depuis 1948 le contenu réel de la célèbre
« affaire Lyssenko » ; La victoire du biologiste soviétique
darwinien sur le camp idéaliste des mendélo-morganistes à la session de
l’académie Lénine avait retenti en Europe comme un scandale inespéré,
instrumentalisé aussitôt et pour longtemps par la science bourgeoise. La figure
de Trofim Lyssenko reste un symbole du « dogmatisme communiste », de
la folle volonté de soumettre de force la science objective à la spéculation
matérialiste dialectique… Inavouable parenté avec Lyssenko donc, que nous
préciserons plus loin.
Très cultivés par ailleurs, Kupiec et Sonigo feignent pourtant de
l’ignorer. Et pour cause ; Nous nous servirons de leur exemple pour
dévoiler comment on passe concrètement d’un matérialisme « honteux »
(c’est à dire d’un matérialisme non dialectique !) pourchassant les
moindres traces d’idéalisme en génétique, à un idéalisme
quasi-spiritualiste ! Spiritualisme qui n’a pour le coup plus rien à voir
avec l’orientation lyssenkiste…
a.
Le « darwinisme intériorisé »
Kupiec et Sonigo démontrent en quoi la génétique « étouffe »
Darwin et bloque le développement de la biologie ; Celle-ci accuse
aujourd’hui un cruel retard par rapport aux autres sciences de la nature
(« révolutionnées » depuis un siècle) alors que le darwinisme lui
offrait l’occasion d’une véritable révolution scientifique matérialiste… En ce
sens, l’idéalisme de la génétique moléculaire tient au contenu même de ses
dogmes :
Essentialisme : La dualité génotype /
phénotype réintroduit la notion d’essence (dualité essence / existence) :
La plupart des caractères phénotypiques présente un aspect quantitatif en
opposition radicale avec le discontinuisme d’un génotype (somme de gènes) ;
information pour un nez de telle taille, pour un coloris d’iris de telle
teinte, etc. La génétique moléculaire trace des limites subjectives
(gène « gros », gène « grand », …) dans des distributions
statistiques graduelles et continues de populations.
Dualisme : D’une génération à l’autre
de plus, ce n’est pas la forme matérielle qui est transmise héréditairement,
mais un déterminant de cette forme (le monde matériel est comme
« doublé » par un autre monde, le monde immatériel des
« informations »).
Vitalisme : L’ordre apparent du vivant
surgit d’un ordre à un autre niveau ; celui des gènes (ils sont
ordinairement qualifiés de « cristaux apériodiques »). Si l’ordre
doit être cristallisé, figé, au niveau des gènes pour qu’une organisation
matérielle soit transmise héréditairement, cet ordre ne peut être
physico-chimique, compte tenu du « désordre » thermodynamique de la
matière bien connu des physiciens : Les « molécules de la vie »
échapperaient donc à ces lois pour répondre à de nouvelles lois exclusivement
relatives au vivant.
Réductionnisme : Expliquer l’ordre apparent
par un ordre caché revient à tomber dans un réductionnisme métaphysique. Les
molécules n’agissent plus grâce à leurs propriétés physico-chimiques mais grâce
à leur forme ; Elles répondent à des lois particulières qui les figent
arbitrairement dans leur forme pour être opérationnelles (c’est l’idée de la
molécule « clef » et de la molécule « serrure » :
chaque action est définie par un type de molécule, prédéterminé par un gène).
D’où la notion de « stéréo-spécificité » (spécificité moléculaire
pour telle réaction chimique, conférée par sa forme seule) et
d’instructionnisme (théorie de l’information, récusée par Kupiec et Sonigo).
Typologie : Les notions d’essence et de
spécificité se traduisent au niveau des organismes par un « retour à la
typologie » (sous entendue fixiste). La génétique moléculaire détermine
tout aussi arbitrairement des distinctions qualitatives entre espèces, contre
le gradualisme et la « non-spécificité » darwinienne. Kupiec et Sonigo
l’affirment : Toute distinction entre espèces proches est considérée comme
subjective et sans argument précis.
Métaphysique : Le dogme weismannien (distinction
soma/germen) ainsi que le « dogme central » (unilatéralisme du
rapport gène – protéine) renoue avec une logique purement aristotélicienne, en
opposition totale avec la notion d’interaction dialectique.
Kupiec et Sonigo proposent de réintroduire le mécanisme hasard/sélection
partout où la génétique instructionniste s’est illégitimement installée ;
rappelons que le néodarwinisme a dissocié le hasard, logé dans les mutations
génétiques au niveau moléculaire, et la sélection naturelle, opérant au niveau
des populations polymorphes. Deux niveaux de raisonnement ;
- Une molécule n’a pas une forme figée mais des probabilités de formes.
Qu’une certaine forme domine dans une population de molécules s’explique par
des interactions moléculaires stabilisatrices (entre molécules en affinité plus
ou moins forte) équivalent à une « sélection naturelle » moléculaire.
Nos biologistes rappellent que le hasard statistique (indéterminisme) n’exclue
pas la reproductibilité des processus (qui est aussi une notion probabiliste),
autrement dit l’hérédité… Cette fluence des molécules ne s’applique pas qu’au
gène, mais aussi aux ARN et aux protéines ! Jusqu’ici, l’approche
dialectique est irréprochable…
Contre la stéréo-spécificité, ils opposent de plus la notion de
« liberté biologique » et invitent à une
« physicalisation » tout à fait moniste et anti-vitaliste de la biochimie.
Enfin l’hérédité n’apparaît plus comme la reproduction d’un ordre grâce
à la transmission d’un ordre sous-jacent, mais comme une création
(reproductible) d’ordre à partir du désordre… Une fois encore, séduisante
contradiction dialectique !
- De même, les cellules différenciées d’un organisme (neurones,
globules, cellules musculaires, etc.) dérivant toutes de la même cellule-œuf
initiale, ne se sont pas transformées sous l’effet de signaux inducteurs
(hormones par exemple, auxquelles les cellules seraient « soumises »
en offrant des récepteurs hormonaux stéréo-spécifiques déjà présents[2]) ; La théorie
de l’« identification cellulaire » prévoit que les cellules peuvent
indifféremment acquérir différentes formes (hasard) et se stabiliser sous une
forme particulière (sélection) par contacts intercellulaires stabilisateurs.
Dans l’organisme, les cellules acquièrent telle ou telle forme en
fonction de leurs positions relatives et des ressources trophiques dont elles
disposent localement[3].
L’organisme lui même est alors considéré comme un écosystème miniature où les
hormones, neuro-hormones, neurotransmetteurs ne sont plus des
« signaux » dont la matière ne transmet qu’une forme (in-form-ation)
mais des ressources impliquées dans des chaînes alimentaires complexes :
Toutes les populations cellulaires s’auto régulent réciproquement à la manière
des différentes espèces animales et végétales dans une forêt par exemple…
Autrement dit par « sélection cellulaire » ou encore, selon la
formule des auteurs, par « conjonction d’intérêts » ;
L’organisme vit parce que ses cellules ont toutes intérêt à vivre ensemble, à
se partager des ressources alimentaires plus ou moins transformées, pour vivre
elles mêmes. La téléologie idéaliste (tel organe est « fait pour »…)
disparaît tandis que l’Homme « n’est plus le centre de son univers
intérieur »[4]… Il fallait le
trouver !
Résumons ; Kupiec et Sonigo accusent systématiquement l’hégémonie
de la génétique moléculaire dans toutes les disciplines de la biologie actuelle
(notamment les leurs ; immunologie, embryologie) et s’appuient sur une
thèse matérialiste moniste (« intériorisation du darwinisme » au sens
où ce n’est plus seulement la structure du gène, mais aussi tout son
fonctionnement en aval, qui subit une sélection naturelle) pour démonter
successivement toutes les bases du système explicatif du mendélo-morganisme. Il
ne s’agit plus de dire que la génétique n’explique pas tout, qu’elle est
excessive, que certains caractères ne dépendent pas du génotype mais de
l’environnement, ou que chaque caractère dépend au moins un peu de
l’environnement malgré son déterminisme génétique ; Il ne s’agit plus en
somme de « réformer » la génétique moléculaire (Atlan, D’Ambricourt
Malassez, etc.) mais de la renverser radicalement !
Pour montrer la pertinence de la « liberté biologique » face
aux problèmes technico-théoriques de la génétique, indiquons comment elle
répond à celui particulièrement crucial des modalités de régulation de
l’expression génétique :
La génétique moléculaire produit le modèle instructionniste
suivant : Le déclenchement spatio-temporel de l’expression cellulaire d’un
gène donné dans un organisme est matérialisé par l’apparition d’un
« facteur » protéique donné. Grâce à sa forme, celui ci se moule
spécifiquement au promoteur (début) d’un gène précis dans le génome cellulaire.
L’association facteur-gène est elle même reconnue par l’enzyme chargée des
transcriptions (la polymérase) : L’expression du gène peut avoir lieu.
Question : Qu’est ce qui régule le gène produisant le régulateur du
gène ? Réponse : Encore un autre gène (du génome) !! Ainsi de
suite…
Kupiec et Sonigo répondent tout autrement… Tout d’abord, ils ne nient
pas l’existence des gènes, ou plutôt le fait que la production d’une protéine
soit « en étroite corrélation » avec l’expression d’un gène (prudent
euphémisme !) : Ceci ne s’oppose en rien à ce qu’une protéine résulte
de l’expression de plusieurs gènes à la fois ou à ce que l’expression d’un gène
donne lieu à la production de plusieurs types de protéines (ces deux cas,
particulièrement gênant pour la génétique moléculaire, sont aujourd’hui
scientifiquement établis et sont respectivement nommés polygénie et pléiotropie).
Nos matérialistes ont rejeté la notion de stéréo-spécificité… Pour eux,
les facteurs de transcription ne sont spécifiques d’aucun gène en particulier,
ils adhèrent à l’ADN quelle que soit sa structure (l’expérience prouve
effectivement qu’in vitro l’ADN se couvre sur toute sa longueur de tels
facteurs, qu’il porte ou non des informations génétiques !). C’est la
position relative des gènes sur le filament d’ADN qui détermine de façon
probabiliste l’ordre chronologique de leur expression. Quand le facteur se
tient sur un gène A (en cours d’expression donc), il y adhère faiblement
(attaché ou détaché de façon équiprobable), de sorte que la probabilité pour ce
facteur d’adhérer à un autre gène est plus forte pour un gène B directement
voisin du gène A que pour un gène C plus éloigné ; Dans l’ensemble ABC,
l’expression sera d’abord majoritaire en A puis majoritaire en B, puis enfin
majoritaire en C… Remarquons que ce modèle est le seul à expliquer la
« colinéarité »[5]
de très nombreux gènes du génome. Du côté de la génétique moléculaire, aucune
explication alternative à ce jour…
On reconnaîtra donc à ce modèle explicatif de nombreuses vertus, bien
qu’il soit encore incomplet ; la génétique moléculaire, forte de quarante
ans d’expérience, se présente toujours comme le système explicatif le plus achevé
(qu’il apparaisse ou non de plus en plus improbable ou saugrenu est un autre
problème !).
Kupiec et Sonigo prolongent leur réflexion matérialiste par une analyse
de leur position philosophique face à celle des égéries de la génétique
moléculaire (Schrödinger, Monod, Jacob, Crick) : D’authentiques marxistes
se cacheraient-ils sous ces deux praticiens vétérans de la biologie
moléculaire ?
b.
Le nominalisme non-spécifique
Du milieu du XIXe siècle aux années soixante-dix, philosophes
et scientifiques marxistes se sont attachés à dénoncer sans relâche l’idéalisme
inhérent au néodarwinisme, c’est à dire la fusion de la génétique formelle
(théorie de l’hérédité) avec la théorie darwinienne (théorie de
l’évolution) :
On détaillera cette histoire dans le chapitre 4. Chez Kupiec et Sonigo,
tout se passe comme si, d’une position implicitement matérialiste
dialectique, où idéalisme et métaphysique sont dénoncés, on passe à une
position implicitement idéaliste, au sens où le « retour à
Darwin » est en fait un retour à sa dette malthusienne (dont
paradoxalement la génétique moléculaire s’est plus ou moins détournée, par
soucis de modération idéologique !)… En ces temps où l’anticommunisme
culmine, où la pratique théorique marxiste est quasiment réduite à néant, les
camarades Kupiec et Sonigo prennent la relève de la lutte idéologique contre
l’idéalisme avec une étonnante pertinence, à ceci prés que leur
« histoire » des controverses en sciences de la nature omet
(volontairement ?) toutes celles qui mettaient jadis en jeu des marxistes
déclarés… La voici…
La controverse qui inaugure toutes les autres se déclare au début du
moyen-âge entre deux écoles : Tradition platonicienne contre tradition
aristotélicienne. C’est la fameuse querelle des universaux, « probablement
la plus longue et la plus difficile controverse de l’histoire de la
philosophie ». Le fond du débat est en effet de la plus haute
importance : Il s’agit de savoir s’il y a lieu ou non de distinguer
différence spécifique (le cheval n’est pas un âne) et différence accidentelle
(un homme assis n’est pas un homme debout).
Pour Platon, toute chose n’est que le reflet particulier d’une Idée
(prototype), c’est à dire d’une catégorie « idéale », d’un
« universel ». Par exemple, toutes les chaises du monde sont plus ou
moins différentes les unes des autres, mais elles sont chacune le reflet
imparfait, dégénéré de La Chaise… En ce sens, Platon est un idéaliste
authentique, un essentialiste rejetant toute considération
« individualiste ». Au moyen-âge, la tradition platonicienne sera
qualifiée de « réaliste » (l’Homme perçoit objectivement les
catégories –essences- qui l’entourent).
Aristote rejette la « théorie des Idées » de Platon ; Les
seules essences qui existent objectivement sont des « substances
individuelles », tout individu particulier étant par nature différent de
son voisin. La tradition aristotélicienne, qui apparaît en ce sens
matérialiste, sera qualifiée de « nominaliste » (le concept n’est
qu’un nom, seuls existent effectivement les individus auxquels renvoient les
noms). Aristote règle le problème de la dualité essence/existence en affirmant
que l’être contient un mouvement (existence) visant à réaliser son être
(essence) : La dualité se dissout tandis que la notion d’essence persiste
(existence = réalisation de l’essence). C’est à ce titre qu’en emboîtant les
catégories, les « qualités », en les classant, on mettra à jour
l’ordre divin de la Création, la fameuse « Police de la Nature ».
C’est en voulant ré-expliquer pédagogiquement la doctrine d’Aristote que
le philosophe médiéval Porphyre établit son « arbre » juxtaposant sur
une même direction les qualités de l’être (corps à corps animé à animal à animal
raisonnable à Homme à Socrate). Il rouvre alors malgré lui la vive « querelle des
universaux » entre idéalistes platoniciens et métaphysiciens se réclamant
d’Aristote. Kupiec et Sonigo retrouveront l’ambiguïté idéologique de
l’« arbre de Porphyre » chez les pré-darwiniens d’une part, chez les
néodarwiniens d’autre part :
En établissant sa classification générale des espèces, Karl Linné
voulait exposer à ses contemporains (XVIIIe siècle) l’ordre
admirable de la création divine. Bien sûr Linné était fixiste ;
considérant cet ordre si parfait (la classification règne à classe à ordre à genre à espèce reproduit
l’arbre de Porphyre) qu’il ne pût en aucun cas évoluer, se transformer. Ce
naturaliste mérite pourtant de chaleureux remerciements de la part de tous les
évolutionnistes ultérieurs : En rapprochant toutes les espèces d’un même
genre, tous les genres d’un même ordre, l’idée d’un réel apparentement
entre espèces devenait évidente et limpide !
La succession des niveaux d’organisation du vivant (cellule à organisme à espèce à écosystème à biosphère) est
une nouvelle formulation de l’arbre de Porphyre, portée par la génétique
moléculaire aujourd’hui (Schrödinger, Mayr, Monod, Jacob) : Elle provient
de l’« erreur génétique » (formule des auteurs) consistant à
réintroduire la dualité aristotélicienne essence – existence sous
une forme moderne ; la célèbre dualité génotype (déterminants des
caractères) – phénotype (caractères réalisés) forgée par De Vries,
Mendel et Johannsen depuis la fin du XIXe siècle.
En définitive, derrière la génétique moléculaire se cache le vieux
paradigme aristotélicien : Par empirisme absolu (confusion cause-effet),
on peut affirmer indifféremment que Jean Pierre a les oreilles décollées parce
qu’il a le gène « oreilles décollées », ou qu’une pierre tombe au sol
parce que son « essence » lui commande d’être avec les autres
pierres, c’est à dire au sol ! L’explication d’un événement est
l’événement lui même ! En affirmant que l’ordre apparent du vivant ne peut
provenir que d’un ordre sous-jacent (les gènes-cristaux de Schrödinger),
la génétique s’enferme dans l’impasse réductionniste. « Le
réductionnisme est ainsi une forme de matérialisme, fonctionnant avec des
concepts idéalistes empruntés à la métaphysique de l’arbre de Porphyre »[6].
Kupiec et Sonigo quant à eux se revendiquent d’Ockham, philosophe
médiéval aristotélicien postérieur à Porphyre : C’est en effet le premier
à rejeter l’essentialisme d’Aristote tout en restant nominaliste. On ne peut
pas dire « deux êtres se ressemblent parce qu’ils appartiennent à
la même espèce » mais on peut dire « je nomme telle espèce en
constatant la ressemblance que ce groupe d’êtres partage». Ce nominalisme
« non-spécifique » est d’ailleurs pour eux, le cœur même de la
théorie de Darwin en même temps que l’aspect « le plus mal compris »
de celle-ci. Pour Darwin, qui est –rappelons le- gradualiste, les catégories
d’espèce, de genre, etc. sont subjectives. Seuls existent les individus. Le
couple hasard–sélection est un modèle profondément individualiste,
indéterministe, quantique, physicaliste enfin, offrant à la biologie la chance
de vivre la même « révolution matérialiste » que celle qu’ont déjà
vécu la physique et la chimie, à condition toutefois qu’il se départisse des
dogmes parasites de la génétique moléculaire.
Dans un livre postérieur à Ni Dieu ni gène[7], Pierre Sonigo se
réclame aussi d’un embryologiste post-darwinien accusé de néo-lamarckisme et
désavoué par ses pairs ; Conrad Waddington. Ce savant est en effet le
premier à « intérioriser » le couple hasard-sélection, c’est à dire à
l’appliquer aux molécules et aux cellules autant qu’aux organismes. Cette
filiation déclarée Waddington – Kupiec et Sonigo nous aidera plus loin à
comprendre comment on peut à la fois produire une excellente critique de
l’idéalisme métaphysique en génétique et tomber soi-même dans un criant
spiritualisme: Waddington appartenait lui même au premier courant matérialiste
de la cybernétique…
B. Position de Kupiec et Sonigo dans l’histoire du darwinisme
En matière d’« idéologie scientifique » la lutte est sans
merci… Toute tentative avouée de critique voire de modération du paradigme
néodarwinien (« tout génétique ») s’expose à l’accusation honteuse de lamarckisme. Le problème est que ce
sobriquet tant affectionné des néodarwiniens, affuble autant les
matérialistes anti-néodarwiniens que les idéalistes anti-darwiniens !
Parmi les généticiens les plus teigneux, « lamarckiste »[8]
ne suffit plus, et lui sera préférée la référence suivante, plus récente et
bien plus stigmatisante : « Un néo-lyssenkisme rampant se
cache sous les oripeaux d’un humanisme fumeux plaqué comme une sorte de
mythologie sur la science et qui tend à nier le rôle de l’inné génétique dans
la formation de l’intelligence et de la personnalité de l’homme » (D.
Buican, Charles Darwin).
Chacun appréciera la qualité et la rigueur d’une telle argumentation
scientifique. Dans l’intarissable prose de Buican, on sent que les
« mots » lui manquent pour qualifier à sa juste valeur la moindre
relativisation du « tout génétique »… Eh bien nos camarades Kupiec et
Sonigo, darwiniens purs et durs, orthodoxes jusqu’à injecter la sélection
naturelle à tous les niveaux du vivant, ces excellents matérialistes tombent
désormais comme les pires idéalistes sous le couperet du néo-lamarckisme, pire
du néo-lyssenkisme !!
Cherchons donc la tranchée qu’occupent réellement nos darwinistes dans
le marasme actuel des théories biologiques…
a.
La génétique moléculaire pré-cybernétique
contre Kupiec et Sonigo
Weismann et Schrödinger ne sont plus de ce monde… Nous avons pourtant la
chance de savoir à peu de choses prés comment ils auraient jugé Kupiec et
Sonigo : Grégory Bénichou, jeune philosophe bergsonien-teilhardien,
s’inscrit dans la lignée directe de la génétique moléculaire du début du siècle
(Le chiffre de la vie, 2003) et offre au lecteur un discours
parfaitement anachronique et admirablement réactionnaire sur tout ce qui
concerne la génétique actuelle !
Bénichou affirme d’emblée que la génétique moderne est mûre pour une
vraie réconciliation entre matérialisme et idéalisme[9] :
Le gène est une unité matérielle « porteuse de vie » (c’est la
vieille définition de Weismann ; le « biophore »). L’information
est en soi une signification. Le code génétique est un
« langage » impénétrable (Bénichou pointe les échecs actuels de la
biotechnologie). Si c’est un langage[10],
alors quelqu’un parle à travers lui (Dieu) ; Texte matériel, discours
divin… De son introduction jusqu’à sa conclusion, Le Chiffre de la vie
est un pamphlet indépassable de toutes les formes du matérialisme en biologie
(alors qu’il annonce lui tendre la main !).
Même la génétique sous sa forme actuelle ne trouve pas grâce à ses
yeux : Elle s’obstine à ne pas être « assez » idéaliste !
La génétique moléculaire expose la teneur idéaliste du schéma structure →
fonction (stéréo-spécificité) inhérent au modèle du code génétique
« universel », au « programme » génétique (théorie de
l’information), aux messagers chimiques (transport du « sens » par
les hormones, les neurotransmetteurs, etc.), mais n’en tire pas les conclusions
qui s’imposent !! Tout est « sens » ! L’Univers « nous
parle » !! L’Univers est rempli de « signes » qui nous sont
adressés ! « En déchiffrant l’information dans la matière, le
sémantique dans le chimique, la philosophie des sciences biologiques n’avance
t-elle pas vers la réconciliation ultime des deux écoles aux rivalités
ancestrales : le matérialisme et le spiritualisme ? »
La génétique est trop idéaliste pour Kupiec et Sonigo, elle est trop
mécaniste pour Bénichou[11].
On trouvera chez ce dernier l’exacte antithèse des positions de Kupiec et
Sonigo sur toutes les questions posées par la génétique :
Stéréo-spécificité, « Tout génétique », dogme central, lignée
germinale éternelle, hasard. Cependant, alors que nos matérialistes traitent
sur ces questions toutes les données nouvelles de la recherche (qui mettent le
mendélo-morganisme dans une difficulté inédite), Bénichou les omet
systématiquement. Son ignorance des résultats récents de la discipline qu’il
loue si pieusement est accablante…
Notons que notre trentenaire obscurantiste ne présente pas plus que ses
deux adversaires satanistes, de théorie véritable de l’évolution. Cette
œuvre-farce a l’odeur du mendélisme anti-darwinien des premières heures :
Décrire le vivant dans son être, jamais dans son mouvement…
On ne s’attardera pas davantage sur la teneur de son discours théorique
et bioéthique (lutte contre l’avortement libre et contre la contraception, pour
citer deux exemples qui permettent de bien situer l’auteur…).
Le réel intérêt du Chiffre de la vie est d’expliciter en tout
point le contenu idéaliste des concepts élaborés par la génétique moléculaire,
concepts que cette dernière a coutume de garder pudiquement sous une brume
théorique. Ce livre inespéré place les autorités de cette génétique moléculaire
devant leurs multiples contradictions… « Pour les scientifiques nourris
de positivisme et de matérialisme athée, toutes ces conséquences [la
métaphore du programme génétique] sont inacceptables car elles désavouent
leur doctrine. En réalité, ce débat se révèle miné par l’idéologie».
Bénichou, « habile » provocateur, va plus loin : « On
découvre un programme : Comment censurer celui qui se demande s’il existe
un Programmateur ? La métaphysique ne devrait pas être une impiété au
regard de la science. Son questionnement complète une démarche intellectuelle
réduite à l’exercice de la méthode expérimentale ».
Notre philosophe boy-scout tient Kupiec et Sonigo pour les théoriciens
ultimes … de la génétique moléculaire ! Oublions un moment cette incongruité :
Comme si son attaque représentait le moule en creux d’une véritable critique
matérialiste dialectique, celle-ci comporte quelque chose de juste sur lequel
nous reviendrons :
« Ni Dieu ni gène : Ce titre résume bien l’aporie du
réductionnisme génétique si répandu de nos jours. Cette philosophie du ni/ni ne
trompe pas sur l’enlisement d’une pensée exclusivement focalisée sur la
matière, contrainte de nier tout le reste. Pris en étau entre la finalité (le
programme génétique) et la causalité (le Dieu programmateur), le matérialisme
tente de les renvoyer dos à dos pour dissoudre ces questions qui embarrassent
le parti pris athée. Cette tactique est celle du nihilisme. (…) Le
« Hasard créateur » n’est rien d’autre qu’une nouvelle déification.
Ne parvenant pas vraiment à tuer Dieu, la biologie matérialiste lui offre un
nouveau nom, rien de plus. Le « Hasard créateur » ; Voici le
baptême de la divine ignorance, celle qui refuse de chercher plus avant ». Rappelons que Kupiec et Sonigo dans leur livre accusent eux même le
réductionnisme déterministe dont la génétique moléculaire a hérité de
Schrödinger, chantre de Bénichou !
Entre le spiritualisme de Bénichou, pour qui le hasard n’est que le mode
opératoire « économique » d’une finalité externe (divine)[12],
et le quasi-spiritualisme de Kupiec et Sonigo, pour qui le hasard est l’agent
inconnaissable d’une finalité interne en tant que moteur de l’évolution,
il est vrai que la génétique moléculaire se trouve dans une situation inédite,
très délicate vis à vis de cette sulfureuse notion… finalement plus vide de
sens que jamais !
Pas plus que les cybernéticiens d’hier et d’aujourd’hui, pas plus que
Kupiec et Sonigo[13] eux mêmes, Bénichou ne
cherche à élucider scientifiquement ce qu’il y a derrière la notion de hasard.
C’est là leur point commun : Il s’agit plus d’étudier les propriétés du
vivant que celles de son évolution, de son histoire…
Ainsi Bénichou, en bon opportuniste, loue le concept thermodynamique de
néguentropie (auto-organisation d’un système fermé dans un univers en
désorganisation permanente –ou entropie-) qui fonde la cybernétique (étude des
systèmes auto-dynamiques complexes) et qui d’une certaine manière sert sa
fascination pour la mystique finaliste (si l’évolution est une flèche orientée
en dépit du désordre universel, il y a donc un Archer…), mais récuse
collectivement tous les courants et avatars de cette même cybernétique
(cybernétique matérialiste incarnée aujourd’hui par Kupiec et Sonigo,
néo-connexionisme incarné aujourd’hui par Henri Atlan, génétique moléculaire
moderne enfin) coupables du péché matérialiste…
Jeter l’opprobre sans discernement sur un ensemble de théoriciens qui en
réalité s’opposent entre eux sur le fond (Kupiec et Sonigo, Atlan, Monod),
n’est pas le seul fait de Bénichou. Kupiec et Sonigo mettent de leur côté
Monod, Atlan, Schrödinger (et sans doute Bénichou, figure paroxystique
inespérée de l’idéalisme génétique) dans le même sac…
b.
Kupiec et Sonigo contre la génétique
moléculaire néo-connexionniste
Ni Dieu ni gène contient une sévère critique de la
thèse d’Henri Atlan… Critique étonnante à première vue : Comme Kupiec et
Sonigo, Atlan consacre en effet son œuvre à une rigoureuse argumentation
matérialiste à l’encontre du néodarwinisme et, dans son extrémité, des avatars
idéalistes de la théorie de l’information (le « programme génétique »
si avidement récupéré par Bénichou).
André Pichot, épistémologue connu pour son « sage recul » vis
à vis du néodarwinisme (recul pour lequel il n’a pourtant jamais été excommunié
par les savants, de quelque bord qu’ils soient[14]),
apparente Atlan et le couple Kupiec-Sonigo dans son Histoire de la notion de
gène, comme deux versions possibles d’une même volonté de régénérer la
biologie au delà de l’impasse mendélo-morganienne.
Atlan est issu du courant néo-connexionniste, la deuxième vague de la
cybernétique qui voyait dans la métaphore du programme génétique une analogie
objective avec la programmation informatique (intelligence artificielle) et
proposait contre le mécanisme des pionniers de la cybernétique une théorie de
l’information bien connue de nos jours.
Sa théorie repose sur une distinction fondamentale entre
« information » et « signification ». Pour lui une
information est immatérielle mais peut être « vide de signification »
au sens où on l’entend généralement. Il produit en ce sens une version
matérialiste de la théorie de l’information qui le conduit à conjurer, avec la
même virulence que Kupiec et Sonigo, la génétique moderne : Il donne au
génome le statut restreint de « banque de données » et extrapole la
notion de programme à l’ensemble des traitements « extra-génomiques »
de la cellule. La machinerie cellulaire (ensemble des réactions et rétroactions
pratiquées par les enzymes ; autrement dit le métabolisme) est le
programme qui traite les données fournies par l’ADN. Pichot va plus loin
en explicitant l’affinité Atlan-Kupiec-Sonigo au niveau de leur attachement à
la notion d’épigénétique : L’« héritabilité
épigénétique », c’est à dire l’héritabilité des « chemins » de
contraintes physiques[15]
du développement embryonnaire, au delà du simple déterminisme génétique, est un
héritage des travaux de Waddington qu’Atlan partage avec le couple
Kupiec-Sonigo.
Autre point : On verra plus loin ce qu’il y a d’apparemment commun
à Kupiec, Sonigo et Lyssenko… Pichot fait le même rapprochement en ce qui
concerne Atlan. Plus qu’un néo-lamarckisme (l’« héritabilité
épigénétique » rappelle la très polémique hérédité des caractères acquis)
que Kupiec et Sonigo par ailleurs passeraient également en fraude sous un
darwinisme déclaré, Atlan confondrait, comme Lyssenko l’avait fait avant lui,
les notions d’hérédité et de métabolisme, pour mieux attaquer le « tout
génétique » et le primat de la lignée germinale indépendante du soma dans
l’évolution ; Témoin ce passage fort typique d’Atlan : « Les
propriétés génétiques des organismes ne sont pas contenues dans les gènes (…)
La structure moléculaire statique du gène joue certes le rôle déterminant, mais
comme élément d’un processus qui implique par ailleurs d’autres molécules, et
surtout un ensemble de réactions, de transformations physiques et chimiques
entre ces molécules. »
Le « néo-lyssenkisme » d’Atlan (et de Kupiec et Sonigo) tient
au problème insoluble qui se pose à la biologie dominante depuis quelques
années : Celui du schéma structure-fonction, autrement dit le problème de
la spécificité. Ce schéma perd peu à peu ses vertus explicatives, même s’il se
dissimule toujours entre les lignes de tous les articles scientifiques actuels,
qu’il s’agisse de biochimie, d’enzymologie, d’immunologie, d’endocrinologie, de
physiologie, etc. Rare mais particulièrement éloquent, cet aveu de François
Gros (successeur de Monod à l’Institut Pasteur) en est un signe : « Ce
qui matérialise le mieux le gène aujourd’hui, ce n’est pas sa matérialité
physique et chimique au niveau de l’ADN (le gène apparaît en effet de moins en
moins comme un segment particulier et continu de l’ADN), ce sont bien davantage
les produits qui résultent de son activité ; ARNm et protéines ».
Pichot profite de cette intervention d’un des papes de la génétique moléculaire
pour pointer (à fort juste titre) la vacuité théorique du concept de gène sous
sa forme actuelle : « C’est dire que la définition du gène n’est
plus structurale mais fonctionnelle. Ce qui est un peu gênant, puisque c’était
la définition structurale (la séquence d’ADN) qui servait à expliquer la
fonction (synthèse de la protéine). La génétique prétendant expliquer
l’hérédité par la transmission d’une structure, la perte de cette structure
devait inquiéter les généticiens… » (Histoire de la notion de gène).
C’est précisément sur cette question du rapport entre structure et
fonction moléculaire que se séparent Atlan et Kupiec-Sonigo : Pour ces
derniers, Atlan n’est pas en mesure de reconsidérer le problème de la
stéréo-spécificité et se condamne malgré toute sa bonne volonté, à
l’inconséquence du « déterminisme ». Kupiec et Sonigo se proclament
quant à eux « indéterministes », c’est à dire partisans de
l’idéologie en vigueur en physique des particules (« la matière est
objectivement inconnaissable au delà d’une certaine limite ») et
cristallisent le constat (pourtant dialectique !) du mouvement inhérent à
la matière dans la notion (idéaliste) de hasard.
On lit dans Ni Dieu ni gène : « Les premiers
biologistes moléculaires parlaient de programme génétique dans un sens tout à
fait réaliste. Aujourd’hui, suite aux difficultés rencontrées, cette notion est
de plus en plus considérée comme une métaphore. Certains auteurs cherchent à en
limiter la portée autant que possible. Henri Atlan atteint le point extrême de
cette relativisation. Sa théorie, sans rompre complètement avec la dualité
génome-essence / phénotype-existence, consiste à mettre le maximum de causalité
sur le deuxième terme et à réduire à sa forme minimale le génome-essence. Après
en avoir fait une critique poussée, il considère que le programme serait, en
fait, contenu dans le cytoplasme. Sa théorie de l’auto organisation par le
bruit intègre le rôle du hasard, mais ce hasard provient de l’environnement.
L’information de l’ADN, quant à elle, correspondrait aux données, au contenu
non-aléatoire, fournies à ce programme cytoplasmique. Cependant, Atlan ne
rejette pas totalement la notion de programme et reste dans le cadre de la
théorie de l’information. Cette métaphore est-elle encore valable au sein du
modèle probabiliste de la chromatine [l’amas d’ADN ou génome contenu
dans le noyau cellulaire] ? Non, les séquences d’ADN ne peuvent même
plus être considérées comme des données stables, parce qu’une même séquence
peut se comporter différemment selon les interactions qui se produisent. Dans
le cadre de ce modèle, il n’existe plus de sanctuaire soustrait à la liberté,
où pourrait se réfugier l’essence. »
Sous l’intransigeant matérialisme des camarades Kupiec et Sonigo se
cache à l’évidence un spiritualisme en phase, comme l’idéologie de leurs
adversaires, avec les valeurs en vogue dans la bourgeoisie actuelle ;
Liberté, hasard, individualisme, émergence… Si le déterminisme d’Atlan est un
idéalisme « honteux » pour Kupiec et Sonigo, à l’inverse
l’indéterminisme de ces derniers paraîtrait sans aucun doute à Atlan tout aussi
idéaliste ! Bien entendu, les deux partis pris sont parfaitement
justifiés… à condition d’en référer au matérialisme dialectique ! D’un
côté, l’empiriocriticisme, père du relativisme et de l’indéterminisme moderne,
fut la bête noire de Lénine dans l’un de ses célèbres essais (Matérialisme
et Empiriocriticisme), de l’autre le mécanisme se condamne de lui même
selon Engels (Dialectique de la nature) à sombrer dans le spiritualisme
(un mécanisme aussi complexe et aussi parfaitement réglé que celui du vivant ne
peut être que l’œuvre de forces occultes !)…Atlan a bien du mal à se
démêler des inévitables déviations idéalistes de sa « théorie de
l’information », tout au long de son œuvre, particulièrement obscure et
ésotérique. Nous donnerons donc raison à Kupiec et Sonigo sur ce point :
Le concept de programme génétique n’est pas réformable… Et à la lecture des
multiples essais d’Atlan concernant la cybernétique des « systèmes
vivants », on finit par ne plus distinguer la complexité[16]
du vivant qu’il traite de la complexité de sa prose…
Il tombe dans un dangereux
formalisme qui dissout ses pseudo-concepts (complexité, émergence, programme,
« bruit », …) dans la marée d’une mathématisation suspecte (aussi
suspecte que celle qui ossifie actuellement l’économie, la sociologie, la
psychologie, …). Ce n’est pas le cas de Kupiec et Sonigo. Ces derniers restent
donc les plus aptes à « révolutionner » éventuellement la
biologie ! En sont-ils capables ? Sont-ils de réels serviteurs du
matérialisme ? Peut-on leur faire grâce, à ce titre, des écueils
spiritualistes de leur théorie ?
c.
Un nouveau « Darwinisme créateur » ?
Le « Hasard créateur » de Kupiec et Sonigo, fidèles défenseurs
de l’orthodoxie darwinienne (c’est à dire de l’anti-néodarwinisme matérialiste)
n’est pas sans rappeler le célèbre « Darwinisme créateur soviétique »
de Lyssenko… Qu’en est-il alors de cette très curieuse coïncidence ?
On peut lire et relire Ni Dieu ni gène, L’Evolution, et
les articles publiés par Kupiec et Sonigo dans les revues scientifiques ;
Pas une référence au matérialisme dialectique. On peut chercher la plus légère
allusion à Marx dans l’histoire des sciences que propose Kupiec… vainement.
Voilà qui en soi, n’est pas vraiment étonnant à notre époque !
Mieux : Alors que la plupart des essais en biologie contient au moins une
allusion à l’« affaire Lyssenko », ne serait-ce que pour raviver à
des fins anticommunistes les dernières braises de cette vieille polémique, il y
a dans Ni Dieu ni gène comme un silence gêné à cet égard… Examinons de
plus prés la théorie de nos « cryptocommunistes » !
Comme Lyssenko, Kupiec et Sonigo rejettent catégoriquement toute forme
de déterminisme génétique et préfèrent attribuer des propriétés héréditaires au
métabolisme lui même (plus qu’Atlan d’ailleurs). Lyssenko prétendait qu’un
greffon végétal pouvait transmettre à sa descendance des propriétés que seul le
porte-greffe (d’une espèce proche) possédait : Cette « hybridation
végétative » fut le centre des polémiques qui lui valurent le sobriquet de
charlatan dogmatique en occident… Chez Kupiec et Sonigo, la métaphore de
l’Homme forêt (l’organisme est assimilable à un écosystème auto-régulé plutôt qu’à
un robot programmé) transmettant à sa descendance une structure qui n’est autre
que la continuité de la sienne propre, sans déterminants génétiques et en
omettant toujours le problème de la reproduction sexuée, est à vrai dire fort
proche de la théorie des stades de développement proposée par Lyssenko il y a
cinquante ans ; L’existence d’un programme centralisé au niveau des gènes
contenus dans les cellules sexuelles (lignée germinale « éternelle »
se perpétuant à l’infini à travers les corps mortels) est niée par Kupiec et
Sonigo comme par Lyssenko :
Pierre Sonigo, 2003 |
Trofim Lyssenko, 1948 |
« De même que les parents
transmettent à leurs enfants leur maison, ils transmettent aussi leurs
caractéristiques personnelles : taille, couleur des yeux, des cheveux,
etc. Cependant, alors qu’ils transmettent la maison elle même, ils ne
transmettent pas leurs yeux. L’idée centrale de la génétique est qu’ils en
transmettent un déterminant. La couleur des yeux est transmise par
l’intermédiaire de quelque chose qui n’est pas la couleur elle-même :
c’est le gène de la couleur des yeux. Cela permet de distinguer le génotype
(le déterminant de la couleur des yeux) du phénotype (la couleur des yeux
elle-même). Grâce à ces définitions, il devient possible de distinguer un
caractère héréditaire et un caractère acquis. Le caractère héréditaire est
celui qui est présent dans le génotype. Le caractère acquis est celui qui est
présent dans le phénotype, mais pas dans le génotype. Ainsi, l’éternel
débat de l’inné et de l’acquis est indissociable des concepts inventés par la
génétique. » Sonigo, L’Evolution |
« A la base de la théorie chromosomique se
trouve l’absurde thèse de Weismann, condamnée en son temps par Timiriazev,
sur la continuité du plasma germinal et son indépendance du soma. Les
mendélo-morganistes, à la suite de Weismann, partent de cette idée que les
parents ne sont pas génétiquement les parents de leurs enfants. A en croire
leur doctrine, parents et enfants sont frères et sœurs. Bien plus, ni les premiers (c’est à dire les
parents) ni les seconds (c’est à dire les enfants) ne sont en principe
eux-mêmes. Ils ne sont que des produits dérivés d’un plasma germinal
intarissable et immortel. Ce dernier est, pour sa variabilité, absolument
indépendant de son produit dérivé, c’est à dire du corps de l’organisme. » Lyssenko, Rapport sur la situation dans
la science biologique. |
« Ces définitions impliquent que l’organisme
pré-existe d’une façon ou d’une autre dans le germen. Après avoir été
transmis, ce dernier est responsable de la production du soma. (…) La trop
tentante superposition d’une représentation mathématique –le génotype- est le
péché originel que la génétique n’a pas fini de payer. » Sonigo, id. |
« (…) Mais il suffit d’admettre la thèse
universellement connue et absolument juste selon laquelle les cellules
sexuelles ou germes des nouveaux organismes naissent de l’organisme, de son
corps, et non pas directement de la cellule sexuelle dont est provenu cet
organisme déjà mûr, pour que toute la théorie chromosomique « cohérente »
de l’hérédité s’écroule aussitôt. ». Lyssenko, id. |
« Prenons maintenant le cas d’une cellule.
La division correspond aussi à un phénomène de croissance suivi d’une
scission. Les axes de symétrie le long desquels s’opèrent la croissance et la
division ne sont pas des axes simples, comme dans le cas d’un bâton ou même
de l’ADN. Les composants internes à la cellule, notamment l’ADN, se divisent
de manière concertée. Dans le cas d’une mère humaine et de son enfant,
les choses peuvent-elles être vues sous un angle similaire ? Il
s’agirait de concevoir un phénomène de croissance de l’ensemble mère-enfant,
suivi d’une scission le long d’un « axe » encore moins évident que
dans le cas de l’ADN ou de la cellule. Le résultat n’en est pas moins la
production de deux humains à partir d’un curieux phénomène de croissance et
de division asymétriques de l’un d’entre eux. L’asymétrie au moment de
la naissance se réduit avec le temps, pour aboutir, plus tard, à deux humains
qui se ressemblent comme les moitiés d’un même morceau de bois. La mère
et l’enfant sont des moitiés symétriques, mais décalées dans le temps. » Sonigo, id. |
« La théorie matérialiste du développement
de la nature vivante est inconcevable si on n’admet pas comme nécessaire l’hérédité
des particularités individuelles acquises par un organisme dans les
conditions définies de son existence ; elle est inconcevable si on
n’admet pas l’hérédité des propriétés acquises. » Lyssenko, id. |
Voici donc un aperçu de points de vue originaux, qui ont toutes les
apparences du matérialisme dialectique ; Accuser le dogme anti-dialectique
de Weismann (indépendance soma-germen), fondateur de ce qu’on appelle depuis le
néo-darwinisme, pourrait amener Sonigo à la même excommunication que celle de
Lyssenko, avec comme pièce à conviction l’épouvantail de l’hérédité des
caractères acquis.
Mais au delà de leurs argumentations en faveur d’une nouvelle définition
plus matérialiste de l’hérédité, la parenté Lyssenko – Sonigo est encore plus
flagrante dans leur positionnement par rapport à l’histoire des luttes
idéologiques ; Peut-on encore douter qu’ils font cause commune ?
Pierre Sonigo,
2003 |
Trofim Lyssenko,
1948 |
« Au XIXe siècle, pour Lamarck
comme pour Darwin, les idées concernant le développement, l’hérédité et l’évolution
étaient inextricablement mêlées : il était normal de penser que les
changements affectant le développement embryonnaire seraient transmis à la
descendance et contribueraient ainsi à l’évolution. Avec la séparation soma /
germen, la situation a profondément changé. L’évolution d’une génération à
l’autre passant nécessairement par le germen, pouvait être étudiée sans
comprendre le développement de ce germen. La biologie du développement a pu
ainsi être « évacuée » de la biologie de l’évolution. » Sonigo,
L’Evolution |
« Premièrement, les thèses bien connues du
lamarckisme, qui admettent le rôle actif des conditions du milieu extérieur
dans la formation du corps vivant et l’hérédité des propriétés acquises, à
l’encontre de la métaphysique du néo-darwinisme (du weismannisme), loin
d’être erronées, sont au contraire tout à fait justes et parfaitement
scientifiques. En second lieu, on ne saurait en aucune façon
qualifier le tendance mitchourinienne ni de néo-lamarckisme ni de
néo-darwinisme. C’est un darwinisme soviétique, créateur (…) » Lyssenko. |
« La biologie, même si elle a fait un pas
historique vers le matérialisme avec Darwin et la théorie de l’évolution,
s’est empressée de l’oublier lors de la montée en force de la génétique. (…)
L’information génétique est une version moderne de la « forme »
d’Aristote dont, par nécessité de cohérence, elle réintroduit toute la
métaphysique. » Sonigo, Ni Dieu ni gène |
« Le Weismannisme et le mendélo-morganisme
ont dirigé leur pointe contre les fondements matérialistes de la théorie
darwinienne de l’évolution. Weismann a donné à sa conception le nom de
néo-darwinisme, mais en fait elle rejetait purement et simplement les côtés
matérialistes du darwinisme et introduisait en fraude l’idéalisme et la
métaphysique dans la biologie. » Lyssenko |
Pierre Sonigo est-il en phase avec le matérialisme dialectique ? Si
oui, l’est-il contre son gré ou en toute conscience ? Sa métaphore
anti-mécaniste semble être un argument de poids en faveur de cette
hypothèse : « Et si le corps ne se comparait pas à un robot, mais
à une forêt ? Un écosystème n’est pas guidé par un programme centralisé
qui cherche à optimiser un quelconque intérêt collectif, mais par la
conjonction des intérêts particuliers et indépendants de ses habitants. Le corps-forêt
ne naîtrait donc pas d’un projet finalisé, mais d’une histoire » [Le
robot et la forêt, La Recherche. Septembre 2003]. Voilà une définition
parfaitement anti-finaliste et « historique », autrement dit
parfaitement matérialiste (il n’y a pas de finalité sous-jacente à la matière)
et dialectique (la matière évolue, elle a/est son histoire, quelle que soit sa
forme).
On trouve en conclusion de Ni Dieu ni gène un passage
particulièrement frappant : « (…) les équilibres naturels sont
transitoires. Ils ne résultent pas de l’immobilité, mais de mouvements opposés
qui se compensent. C’est pour cela que nous devons grandir pour vieillir
ensuite, plutôt que d’être immuables et éternels, ce qui serait en fait
beaucoup plus simple. Le fixisme et l’éternité n’existent pas dans notre
monde ». Quelle excellente synthèse du matérialisme dialectique !
On retrouve la loi du mouvement (contre la loi métaphysique de la fixité des
choses) : « Les équilibres naturels sont transitoires » et la
loi de la contradiction dialectique : « mouvements opposés qui se
compensent ». A celles ci s’ajoute enfin en filigrane celle du saut
qualitatif qui traverse l’essai caché sous le terme d’ « émergence »…
Pourtant, c’est justement la distance séparant la loi du saut qualitatif
de ce qu’on a coutume d’appeler aujourd’hui l’« émergentisme »
continuiste (valeur très consensuelle réunissant Kupiec et Sonigo, Atlan,
Bénichou et tous les néodarwinistes actuels de Monod à Mayr) qui éclaire la
trahison de Kupiec et Sonigo vis à vis du matérialisme dont ils se réclament.
Cette distance est assez simple à percevoir : Rien ne peut s’opposer à la
connaissance objective des changements qualitatifs qui surviennent dans la
matière, en revanche on passe du saut qualitatif à l’émergence en
évacuant la causalité (la contradiction antagoniste qui anime la matière
s’intensifie jusqu’à la modifier qualitativement) et en la remplaçant par
l’indéterminisme, l’inconnaissable, le hasard… On entend donc par émergence un
changement qualitatif non-nécessaire (sans cause) qui sépare métaphysiquement
le complexe du simple. Lorsque Kupiec et Sonigo réclamaient une
« physicalisation » de la biologie, leur anti-vitalisme était louable
(la matière est « une »), mais le repli empiriocriticiste projetait
nos darwinistes orthodoxes loin, très loin d’un véritable matérialisme
dialectique…
Ce matérialisme néo-positiviste qui, grâce à la doctrine révolutionnaire
de Darwin, prétend supplanter le matérialisme mécaniste encore en vigueur en
biologie, réinstalle en fait un malthusianisme que ce dernier avait si
opiniâtrement dissimulé dans sa théorie. Coïncidence ? Non, parallèlement
une « nouvelle droite » particulièrement dangereuse (elle détourne à
son compte même provisoirement le matérialisme révolutionnaire) profite de la
faillite de la bonne vieille droite idéaliste et cléricale !
Nous avons vu comment ce matérialisme néo-positiviste, ce n’est pas
nouveau[17],
trahit en fait par son retour à Kant, une foi en l’inconnaissable qui laisse le
champ libre à un spiritualisme anti-scientifique : « Le
déterminisme fait place à la liberté et la biologie n’en devient que plus
passionnante » (Ni Dieu ni gène, 4e de couverture).
Pas de références à Marx dans l’essai de Kupiec et Sonigo… mais combien
de références à l’économie politique ! En extrapolant la biologie du
développement à l’écologie (l’« Homme-forêt »), pourquoi ne pas
continuer sur la lancée avec la démographie, puis avec l’économie ?
« L’équilibre global émerge d’interactions qui n’ont pas pour finalité
d’assurer cet équilibre. Des phénomènes analogues sont observés en économie.
Lorsqu’une fluctuation économique survient, ce n’est pas parce que tous les
acteurs se sont entendus pour construire collectivement une telle fluctuation.
Chacun essaie d’optimiser son profit, ce qui génère des phénomènes de
régulations [euphémisme pour parler des crises économiques !] à
l’échelle globale. Adam Smith, professeur de morale à l’université de Glasgow,
évoquait en 1759 une « main invisible » capable de guider chaque
individu vers un objectif collectif différent des objectifs individuels. (…) En
cela, Smith ne faisait pas allusion à une instance de contrôle supérieure. Au
contraire, il expliquait que tout se passait « comme si » il y avait
une main. Il est bien
clair qu’il n’y en
avait pas. En
économie, l’ambiguïté n’existait pas car personne n’avait proposé
l’intervention de Dieu (ou du programme génétique) pour
organiser le marché. Seule
une volonté politique
centralisée pourrait remplir
cette fonction » (Ni Dieu ni gène) et encore :
« Si nous considérons nos cellules comme des animaux à part entière et
non comme des pièces détachées au service d’un tout, le corps n’est plus un
robot à programme centralisé. Il devient une société dont chaque élément
cherche à assurer au mieux sa propre survie. En écologie ou en économie,
l’objectif des acteurs individuels n’est pas de construire l’équilibre général
d’un système dont ils ne possèdent ni vision ni compréhension globale. La
boulanger ne fait pas du pain parce qu’un programme central lui ordonne de le
faire, afin d’assurer la bonne marche d’une société qui a besoin de pain. Il
agit ainsi parce que son histoire et son environnement en font une activité
possible et rentable pour lui. Il n’est d’ailleurs pas évident qu’un programme
central puisse lui ordonner de faire ce métier à son désavantage pour garantir
une fonction vitale pour la société. » (« Le robot et la
forêt », La Recherche, septembre 2003).
Aucune ambiguïté donc, quant au véritable message de Kupiec et Sonigo.
Là où la moindre référence à la théorie scientifique marxiste en biologie est
perçue au mieux comme un impardonnable outrage à la « neutralité »
des sciences de la Nature, au pire comme un « crime contre
l’humanité » en puissance, on accueillera l’idéologie libérale comme une
heureuse contribution, un gage d’objectivité, à l’évolution scientifique… Nous
en sommes là, et finalement ce n’est pas une découverte : Cette théorie
qui pose l’effet stabilisateur d’une « main invisible » sur la vie
des cellules au sein des organismes, des organismes au sein des écosystèmes, ou
des hommes au sein de l’économie de marché est donc tout aussi
contre-révolutionnaire en politique qu’anti-évolutionniste en biologie…
paradoxe ultime pour nos darwiniens ! Utiliser la sélection naturelle darwinienne,
non pour expliquer que les espèces se transforment, mais au contraire pour nier
l’existence objective des espèces et garantir la stabilité dynamique (par
conjonction d’intérêt) des organismes et des populations est finalement la
meilleure arme qui soit pour anéantir l’évolutionnisme : Kupiec et Sonigo
théorisent finalement la forme la plus aboutie du fixisme : le
« fixisme darwinien ».
La fusion du darwinisme et du matérialisme dialectique, seule option qui
permettrait d’en finir avec la relativisation grandissante du néo-darwinisme, ne
peut pas s’opérer dans la science bourgeoise actuelle. Nous le
démontrerons.
C. Conclusion
Démontrer l’existence d’une crise théorico-technique de la génétique
moderne est finalement chose facile. Inéluctablement, les questions qui
concernent le déterminisme génétique se multiplient avec le développement de la
recherche et restent sans réponse dans le cadre strict de la théorie dominante,
nous l’avons vu au cours du chapitre précédent[18].
L’assaut idéaliste de Bénichou, les assauts matérialistes d’Atlan et de
Kupiec-Sonigo sont autant d’exemples d’élans opportunistes contre une théorie
en déclin…
Celle-ci a traversé le mendélo-morganisme des premières heures (jusqu’à
Morgan, Haldane, Muller), la cybernétique matérialiste (Wiener, Von Neumann),
puis le néo-connexionisme idéaliste (Monod, Jacob) avant d’acquérir sa forme
actuelle. Malgré leurs profonds désaccords, Bénichou, Kupiec-Sonigo et Atlan,
Phœnix de ces courants successifs, font cause commune contre la suprématie désormais
illégitime de la génétique moléculaire sur tous les champs de la biologie. A
travers elle, c’est le mécanisme qui est assiégé dans son dernier
bastion ; L’indéterminisme l’ayant depuis longtemps supplanté en physique
(Eisenberg), en mathématique (Gödel), en psychologie (Freud), en économie (Von
Hayek), en sociologie (Weber)…
Dés lors une conclusion s’impose : De ce conflit particulièrement
complexe surgira une nouvelle théorie, révolutionnaire… Elle organisera la
biologie du XXIe siècle. Mais quelle théorie élire ?
Il est fort peu probable qu’il s’agisse de celle d’Atlan (déjà vieille)
ou de celle de Bénichou (objectivement encore plus vieille) ! Quelles que
soient les conclusions qu’ils tirent de leurs théories respectives, ils
incarnent encore des survivances du mécanisme, c’est à dire du noyau théorique
qui est précisément accusé aujourd’hui… En revanche,
celle de Kupiec-Sonigo semble promise à un grand avenir : Elle répondra
beaucoup plus objectivement aux nouvelles problématiques de la recherche,
remettra la biologie en phase avec les autres sciences de la nature
(néopositivisme) et imposera du même coup une idéologie en parfaite harmonie
avec le « néolibéralisme » en vogue. Tout en restant
« objective »[19],
la biologie passera d’une théorie réactionnaire éculée (le « tout
génétique ») à une nouvelle théorie tout aussi réactionnaire
(« libéralisme » biologique) et qu’il faut s’apprêter à affronter[20] :
Autrement dit, cette dernière incarnera un progrès matérialiste –rejet du
réductionnisme idéaliste, mais aussi d’un certain darwinisme social- en même
temps qu’un recul idéaliste –apologie de l’individualisme et de
l’inconnaissable-. Ici encore on verra dans le chapitre 7 comment la biologie
enseignée au lycée depuis 2002 porte implicitement les marques du déclin
génétique, mais aussi un passage (réticent mais nécessaire) aux thèses de
Kupiec et Sonigo…
La génétique moléculaire, science du vivant décrit dans son être,
est condamnée par le développement d’une contradiction remontant au moins à
Morgan et qui atteint aujourd’hui son paroxysme : Etudiant l’hérédité du
vivant sur un mode mécaniste-réductionniste non-réformable, elle doit
pour triompher des dissidences allogènes, occuper le terrain de toutes les
disciplines de la biologie, alors que celles ci représentent fondamentalement
la science du vivant décrit dans son devenir (génétique des
populations et processus de sélection naturelle, écologie et
évolution de la biosphère, paléontologie et évolution des espèces, immunologie
et lutte immunitaire, mais surtout embryologie et formation d’un
organisme complexe à partir d’une cellule-œuf) ;
A cet effet, elle produit les armes théoriques qui la détruiront :
L’émergentisme, qui est une façon d’admettre l’existence des sauts qualitatifs
dans la matière à condition que ceux-ci restent indéterminés et non
prédictibles, constitue un redoutable instrument que les futurs
« sonigiens » retourneront contre leurs vieux propriétaires (de
Schrödinger et Morgan à Monod, Jacob et Mayr). Il est évident du reste, qu’un
tel concept ne pouvait coexister longtemps avec ceux de causalité et de forme
(structure/fonction). L’emportant sur ces derniers, l’émergence conduit
finalement à spiritualiser 1) la notion tant galvaudée déjà par l’idéalisme
néo-darwinien, de complexité –alors que celle-ci est, dans un tout autre
sens, une base incontournable du vrai matérialisme-, 2) une version très
éthérée de la causalité –tandis que le matérialisme dialectique conserve
à l’inverse la notion de cause nécessaire-.
La duplicité de cette notion d’émergence est telle que certains
épistémologues ont aujourd’hui du mal à la taire. Ainsi par exemple, Anne
Fagot-Largeault désigne précisément le hiatus philosophique que Kupiec et
Sonigo feignent d’ignorer :
« Certes,
l’embryologie scientifique est épigénétiste, mais il n’est pas clair que ses
progrès dans la description détaillée du processus émergent qu’est
l’embryogenèse permettent de trancher entre une théorie faible de l’émergence
comme « survenance » (l’émergent macroscopique est un épiphénomène,
tous les processus causals importants sont microscopiques), et une théorie
forte de l’émergence (le phénomène émergent est un être nouveau, un sujet
global, capable d’exercer un pouvoir causal sur ses propres constituants). »
Philosophie des sciences, Tome II.
Il sort clairement de cette distinction que le vieil émergentisme de la
génétique moléculaire, c’est à dire la théorie forte de l’émergence,
apparaît beaucoup plus proche
de la dialectique
que le nouvel émergentisme de Kupiec et Sonigo (continuisme
masqué), même s’ils reposent tous deux sur le double mouvement progrès
anti-réductionniste / repli indéterministe… S’il promet de nombreux
progrès scientifiques, le « libéralisme biologique » ne peut
toutefois dissimuler l’impasse théorique[21]
dans laquelle ses concepts erronés le conduiront… Rassurons nous cependant. Si
le mécanisme réductionniste contenait en germe l’émergentisme néopositiviste
qui le supplante aujourd’hui, l’émergentisme contient lui même, nous le verrons
en détail, les instruments dialectiques qui, à leur tour, lui seront
fatals !
L’« affaire Sonigo » méritait bien qu’on lui consacre un
chapitre. C’est pour nous l’occasion de mettre notre théorie à l’épreuve sur
deux chantiers :
Premièrement, en ce qui concerne le néodarwinisme, la situation en
biologie apparaît bien plus complexe que les étroites polémiques envisagées
dans ce chapitre. Il existe sur la question de l’évolution au moins une
douzaine de théories, jeunes ou vieilles, mais qui s’affrontent toujours
aujourd’hui à travers la presse spécialisée, la littérature scientifique et à
l’intérieur des laboratoires de recherche. Nous verrons comment la théorie
dominante, grâce à cette stratégie très efficace à court terme qu’est
l’éclectisme, marque un déplacement tactique, se démarquant avec fracas de
certaines dissidences pour en absorber d’autres le plus discrètement possible.
Une fois ce déplacement mis en lumière, celui-ci démontrera à son tour quel
avenir prometteur la science réserve au « libéralisme » biologique de
Kupiec et Sonigo (chapitre 3).
Deuxièmement, l’affinité qui existe entre Kupiec-Sonigo et Lyssenko ne
dévoile pas le matérialisme dialectique des premiers (hypothèse
séduisante !) mais justement le caractère imparfaitement matérialiste de
Lyssenko : Une analyse de l’histoire des interventions marxistes en
biologie s’impose… Que révèle l’existence incontestable d’éléments dialectiques
dans la théorie de Kupiec-Sonigo ? Une fois démontré le caractère partiellement
dialectique de toutes les théories actuelles sur l’évolution (chapitre
3 ; premier temps), cette histoire du marxisme en biologie montrera
combien une théorie scientifique explicitement dialectique ne doit pas être
séduisante mais au contraire particulièrement suspecte ! Ni Dieu ni
gène nous aidera à tirer les leçons des erreurs de marxistes tels
qu’Althusser ou Garaudy à ce sujet (chapitre 4 ; deuxième temps). Il sera
temps alors d’établir les bases objectives d’une théorie véritablement
matérialiste dialectique de l’évolution biologique (chapitres 5 et 6).
[1] Fort chiffre de vente, passages à la télé, publicité
dans les revues du vulgarisation scientifique, plusieurs rééditions depuis sa
première parution en novembre 2000.
[2] L’idée qu’il existe déjà dans une boule homogène de
cellules embryonnaires indifférenciées des cellules productrices d’un signal
(pour simplifier) d’un côté et des cellules exposant de l’autre des récepteurs
spécifiques, pour expliquer l’apparition d’asymétries embryonnaires
successives, revient à expliquer l’événement par lui même ! C’est une
nouvelle formulation, plus raffinée, de la thèse médiévale des Hommes de plus
en plus minuscules emboîtés les uns dans les autres depuis la création (théorie
préformiste).
[3] Par exemple, la graisse s’accumule autour du bassin
chez la femme parce que l’utérus consomme beaucoup d’oxygène et prive d’autant
les adipocytes voisins ; Ces derniers sont en quelque sorte forcés de
devenir « adipocytes » c’est à dire d’accumuler des lipides parce
qu’ils ne peuvent plus oxyder assez de matière organique. Autre exemple ;
les neurones produisent de longues fibres nerveuses non pas parce qu’ils sont
« guidés » pour le faire, mais parce qu’ils doivent capter leurs
ressources à partir d’un site (le cerveau) éloigné de la circulation sanguine
chez l’embryon.
[4] Par exemple, les globules blancs ne sont pas
« faits pour » distinguer le soi (notion très
essentialiste !) du non-soi (danger à détruire) : Leurs
anticorps membranaires sont des « bouches » très diversifiées,
capables de consommer potentiellement une grande variété de molécules. Chaque
globule blanc possède un type de « bouche », chaque type de globule
blanc est ultra minoritaire jusqu’à ce qu’une molécule étrangère (antigène)
entre dans l’organisme ; le globule blanc qui a le plus d’affinité pour cette
molécule prolifèrera massivement par « sélection clonale », base de
l’immunisation (la théorie de la sélection clonale s’intègre dans la génétique
moléculaire, à ceci prés que les milliards de formes d’anticorps potentielles
sont toutes définis par des gènes !! On se rapporte alors à des
recombinaisons génétiques extrêmement nombreuses, en interférence avec le dogme
qui postule que les cellules d’un organisme ont toutes le même génome). Il y a
« conjonction d’intérêt » entre le globule blanc qui « veut »
manger des toxines et l’organisme qui « veut » survivre par ailleurs
à ces toxines.
[5] La colinéarité désigne le fait que des gènes qui
s’expriment chronologiquement pendant l’embryogenèse par exemple, se trouvent
spatialement les uns à la suite des autres sur un même tronçon de chromosome.
[6] Cette phrase n’est pas de Lénine ou d’Engels, mais
bien de Kupiec et Sonigo !
[7] « L’évolution, entretien avec I.Stengers »,
2003
[8] C’est l’idée selon laquelle le milieu peut
« agir » de quelque manière que ce soit sur les gènes qui exaspère le
plus les chiens de garde de la génétique moléculaire. Jean Piaget, partisan de
la théorie de Waddington et cybernéticien dans les années soixante raconte
ceci : « Vers 1930, un grand biologiste américain avec lequel
j’échangeais des idées, a fini par m’avouer sa conviction que le lamarckisme
contenait une grande part de vérité, mais il ajoutait qu’il était impossible
d’énoncer publiquement de telles opinions sous peine de faire scandale. A cette
époque, j’avais des discussions suivies sur le rôle du milieu avec le
collaborateur principal d’un grand biologiste anti-lamarckien : Sur ce
point, me confia un jour ce chef de travaux, je suis absolument certain que le
patron se fourvoie. Mais silence ! Pour qu’un institut marche, il ne faut
qu’une opinion ! » (cité dans M.Delsol,
L’Hérédité de l’acquis)
[9] Il est loin d’innover dans ce type de compromis, mais les précédents
furent plus raffinés, plus implicites : Empirisme ↔ criticisme
(Mach), darwinisme ↔ racisme (Spencer), darwinisme ↔ mendélisme
(Weismann), thermodynamique ↔ dynamique (Prigogine), matérialisme ↔
émergentisme (Mayr).
[10] Indiquons au passage sa tentation toute adolescente
à rapprocher le texte (Phrase, majuscule, lettre, syllabe, mot, espace, point
final, langue orale) et le génome (Gène, Codon d’initiation, nucléotide,
triplet, exon, intron, codon-stop, protéines) !
[11] Remarquons qu’en fait la génétique moléculaire est
justement idéaliste du fait même de son mécanisme (matérialisme sans
issue).
[12] L’extinction des espèces au cours de l’histoire de
la Vie est pour lui analogue au pion que Dieu se laisse prendre aux échecs [par
qui ?] pour élaborer un coup plus fructueux !
[13] Le sous-titre de Ni Dieu ni gène est le
suivant : Pour une autre théorie de l’hérédité. La théorie de
l’évolution est renvoyée au placard des « non-questions » (autrement
dit, le darwinisme est le dernier mot de la science en ce qui concerne la
question de l’évolution des espèces !).
[14] Pichot est indifféremment pris à parti dans le Chiffre
de la vie (Bénichou), Ni Dieu ni gène (Kupiec-Sonigo), La fin du
« tout génétique » (Atlan)
[15] Illustration récente : Anne
D’Ambricourt-Malassez attribue la non-migration d’une position basse (embryon
humain) vers une position arrière du trou occipital connectant le crâne à la
colonne vertébrale (singes anthropomorphes) non à un « gène
architecte » particulier, mais à la croissance concomitante de la cavité
crânienne embryonnaire (contrainte physique) : Comme la chouette, qui est
bipède verticale parce que son trou occipital est repoussé vers la bas
fortuitement sous l’effet de la croissance des orbites oculaires crâniens
embryonnaires (gros yeux adaptés à la vision nocturne), l’Homme est bipède
vertical parce que son trou occipital est dirigé vers le bas sous l’effet de la
croissance volumique du cerveau embryonnaire (et donc du crâne).
[16] Notion phare, qui finit par « tout
expliquer » et revêt une valeur aussi spiritualiste que celle du hasard
chez Kupiec et Sonigo. Rappel important : Cette notion de complexité n’est
pas étrangère au matérialisme dialectique ; Celui-ci se charge d’expliquer
comment le complexe naît du simple, et non de tout expliquer par un
plaquage systématique de la réponse « C’est complexe » !
Cette
tentation n’est pas le fait des seuls scientifiques, il suffit de lire les journaux
ou de regarder la télévision pour savoir qu’elle est régulièrement utilisée (et
même élevée au rang de pseudo-théorie à la mode) par les journalistes et les
économistes.
[17] Nous aborderons ce problème dans le chapitre 4 avec Matérialisme
et Empiriocriticisme (Lénine).
[18] L’analyse du recul théorique, particulièrement
éloquent, de la génétique enseignée au lycée depuis 2002 achèvera la mise en
évidence de cette crise scientifique (Chapitre 7).
[19] Au sens où l’entend Lénine c’est à dire, non comme
un contraire du subjectif mais
comme un moment du relatif (Chapitre 4).
[20] Et ce ne sera pas facile ; Il est beaucoup plus
confortable de s’attaquer à une théorie en déclin qu’à une théorie
montante !
[21] Si Kupiec
et Sonigo sont actuellement à l’avant garde de l’histoire de la biologie, ils
en sont loin en histoire de la philosophie des sciences : La vieille
« ligne dure » du néopositivisme (nominalisme, physicalisme),
anti-métaphysique mais formaliste, qu’ils tentent d’introduire en biologie, est
supplantée depuis les années quatre-vingt dans les autres sciences par un
néopositivisme « souple », violemment opposé au premier (avec Polanyi
puis Kuhn). Ce dernier se caractérise par une « quasi »-dialectique
–l’histoire des sciences est jalonnée de révolutions scientifiques, elle n’est
pas continue- et par un retour déclaré à la métaphysique qui la dissout
finalement –le savoir est fondamentalement parcellaire ; naissance d’une
philosophie de la physique, d’une philosophie des mathématiques, d’une
philosophie de la biologie, etc.- (cf. chapitre 8).