Chapitre 2 : L’« affaire Sonigo »

Crise du néodarwinisme et théories opportunistes

 

 

« Dans la période post-darwinienne, la plus grande partie des biologistes du monde, au lieu de continuer à développer la doctrine de Darwin, firent tout pour dégrader le darwinisme, pour en étouffer la base scientifique. L’illustration la plus éclatante de cette dégradation est donnée par A.Weismann, G.Mendel, T.Morgan, fondateurs de la génétique réactionnaire moderne. »

Rapport de Trofim Lyssenko à l’académie Lénine, session de 1948

 

 

La crise de la génétique est plus profonde qu’on ne le croit. C’est bien sûr la pratique scientifique actuelle qui, contre son gré, la met cruellement en lumière en multipliant les problèmes techniques et les incohérences théoriques. C’est aussi, parallèlement, la résurrection d’anciens courants radicaux dans l’arène des théoriciens de l’évolution (idéalistes radicaux mais aussi matérialistes !) : Le jeune règne des idéologies « soft » semble toucher à sa fin…

Le caractère très modéré du néodarwinisme actuel résulte d’une contradiction profonde ; D’un côté nous assistons à un affaiblissement et un assouplissement relatif, une subite humilité de la vulgate mendélo-morganiste face à ses multiples échecs techniques depuis les années quatre-vingt dix. De l’autre, nous la voyons adopter une stratégie très en vogue (au delà même du champ de la science !), l’éclectisme, qui vise à absorber, en minimisant les sujets de discorde et souvent contre leur gré, les différents contradicteurs anti-néodarwiniens (on démontrera précisément comment cette stratégie opère dans le chapitre 7) : Finalement, il y a un peu de vrai dans toutes les théories dissidentes ! Transformons la forme de notre credo néodarwinien « grâce à elles » (quel bel exemple de « démocratie » et de « tolérance » scientifique !) du moment que son contenu ne change pas ! En ce qui concerne les théories trop rétives qui occupent le terrain de l’épistémologie pour attaquer notre façon de voir les choses, on peut toujours les accuser de faire de la métaphysique ou de tomber dans le dogmatisme !

Lutte défensive à deux volets : La théorie dominante attaquera une dissidence naissante en l’accusant 1) de mener une lutte idéologique masquée, hypocrite, religieuse, marxiste, … d’être donc « intolérante » vis à vis des dominants ! 2) d’avancer trop peu d’arguments concrets à l’appui des nouveaux concepts (en somme d’être trop jeune !!) pour justifier une telle arrogance…

Idéologie « soft », tolérance, démocratie, éclectisme… Tels sont les séduisants mots d’ordre de la lutte idéologique : Bien sûr, nous nous heurtons à des résistances techniques, théoriques ! Mais nous restons partisans de la théorie « la moins pire » !!

Seulement cette stratégie n’a qu’un temps… face à des théories qui possèdent des arguments solides, objectifs ! Celle de Pierre Sonigo et Jean-Jacques Kupiec en est la plus emblématique, ceci pour deux raisons : 1) Elle propose une vision profondément nouvelle de la théorie de l’hérédité, se réclamant de Darwin contre le néodarwinisme. 2) Elle combat radicalement le noyau idéaliste et métaphysique de ce néodarwinisme. Indéniablement, Sonigo et Kupiec incarnent le camp le plus matérialiste dans le débat évolutionniste actuel. C’est à ce titre que nous examinerons leur théorie avec une attention toute particulière…

 

A.   Un matérialisme déclaré et offensif

 

« Ni Dieu ni gène » est un livre polémique… même s’il remporte un succès incontestable et spontané auprès du public[1], même s’il ne suscite qu’une réaction mitigée et prudente de la part des papes de la biologie (loin de l’opprobre unanime jetée sur les idéalistes Denton, Schützenberger, Chauvin quelques années plus tôt). Jean Jacques Kupiec et Pierre Sonigo, leurs auteurs, respectivement embryologiste et immunologiste, développent leur théorie à partir d’une expérience commune de la stérilité de la génétique moléculaire au niveau pratique, et d’une analyse particulièrement lucide des enjeux idéologiques de cette science au niveau théorique.

L’exposé dénonce l’inextricable idéalisme de la génétique moléculaire et lui substitue une théorie matérialiste fondée sur le « retour à Darwin » ; Il offre aux yeux d’un marxiste toutes les apparences d’un séduisant plaidoyer contre le mendélo-morganisme… Séduisant mais étonnant : Heureusement qu’au delà des calomnies de surface, toujours vivaces, tout le monde a oublié depuis 1948 le contenu réel de la célèbre « affaire Lyssenko » ; La victoire du biologiste soviétique darwinien sur le camp idéaliste des mendélo-morganistes à la session de l’académie Lénine avait retenti en Europe comme un scandale inespéré, instrumentalisé aussitôt et pour longtemps par la science bourgeoise. La figure de Trofim Lyssenko reste un symbole du « dogmatisme communiste », de la folle volonté de soumettre de force la science objective à la spéculation matérialiste dialectique… Inavouable parenté avec Lyssenko donc, que nous préciserons plus loin.

Très cultivés par ailleurs, Kupiec et Sonigo feignent pourtant de l’ignorer. Et pour cause ; Nous nous servirons de leur exemple pour dévoiler comment on passe concrètement d’un matérialisme « honteux » (c’est à dire d’un matérialisme non dialectique !) pourchassant les moindres traces d’idéalisme en génétique, à un idéalisme quasi-spiritualiste ! Spiritualisme qui n’a pour le coup plus rien à voir avec l’orientation lyssenkiste…

 

a.      Le « darwinisme intériorisé »

 

Kupiec et Sonigo démontrent en quoi la génétique « étouffe » Darwin et bloque le développement de la biologie ; Celle-ci accuse aujourd’hui un cruel retard par rapport aux autres sciences de la nature (« révolutionnées » depuis un siècle) alors que le darwinisme lui offrait l’occasion d’une véritable révolution scientifique matérialiste… En ce sens, l’idéalisme de la génétique moléculaire tient au contenu même de ses dogmes :

Essentialisme : La dualité génotype / phénotype réintroduit la notion d’essence (dualité essence / existence) : La plupart des caractères phénotypiques présente un aspect quantitatif en opposition radicale avec le discontinuisme d’un génotype (somme de gènes) ; information pour un nez de telle taille, pour un coloris d’iris de telle teinte, etc. La génétique moléculaire trace des limites subjectives (gène « gros », gène « grand », …) dans des distributions statistiques graduelles et continues de populations.

Dualisme : D’une génération à l’autre de plus, ce n’est pas la forme matérielle qui est transmise héréditairement, mais un déterminant de cette forme (le monde matériel est comme « doublé » par un autre monde, le monde immatériel des « informations »).

Vitalisme : L’ordre apparent du vivant surgit d’un ordre à un autre niveau ; celui des gènes (ils sont ordinairement qualifiés de « cristaux apériodiques »). Si l’ordre doit être cristallisé, figé, au niveau des gènes pour qu’une organisation matérielle soit transmise héréditairement, cet ordre ne peut être physico-chimique, compte tenu du « désordre » thermodynamique de la matière bien connu des physiciens : Les « molécules de la vie » échapperaient donc à ces lois pour répondre à de nouvelles lois exclusivement relatives au vivant.

Réductionnisme : Expliquer l’ordre apparent par un ordre caché revient à tomber dans un réductionnisme métaphysique. Les molécules n’agissent plus grâce à leurs propriétés physico-chimiques mais grâce à leur forme ; Elles répondent à des lois particulières qui les figent arbitrairement dans leur forme pour être opérationnelles (c’est l’idée de la molécule « clef » et de la molécule « serrure » : chaque action est définie par un type de molécule, prédéterminé par un gène). D’où la notion de « stéréo-spécificité » (spécificité moléculaire pour telle réaction chimique, conférée par sa forme seule) et d’instructionnisme (théorie de l’information, récusée par Kupiec et Sonigo).

Typologie : Les notions d’essence et de spécificité se traduisent au niveau des organismes par un « retour à la typologie » (sous entendue fixiste). La génétique moléculaire détermine tout aussi arbitrairement des distinctions qualitatives entre espèces, contre le gradualisme et la « non-spécificité » darwinienne. Kupiec et Sonigo l’affirment : Toute distinction entre espèces proches est considérée comme subjective et sans argument précis.

Métaphysique : Le dogme weismannien (distinction soma/germen) ainsi que le « dogme central » (unilatéralisme du rapport gène – protéine) renoue avec une logique purement aristotélicienne, en opposition totale avec la notion d’interaction dialectique.

 

Kupiec et Sonigo proposent de réintroduire le mécanisme hasard/sélection partout où la génétique instructionniste s’est illégitimement installée ; rappelons que le néodarwinisme a dissocié le hasard, logé dans les mutations génétiques au niveau moléculaire, et la sélection naturelle, opérant au niveau des populations polymorphes. Deux niveaux de raisonnement ;

 

- Une molécule n’a pas une forme figée mais des probabilités de formes. Qu’une certaine forme domine dans une population de molécules s’explique par des interactions moléculaires stabilisatrices (entre molécules en affinité plus ou moins forte) équivalent à une « sélection naturelle » moléculaire. Nos biologistes rappellent que le hasard statistique (indéterminisme) n’exclue pas la reproductibilité des processus (qui est aussi une notion probabiliste), autrement dit l’hérédité… Cette fluence des molécules ne s’applique pas qu’au gène, mais aussi aux ARN et aux protéines ! Jusqu’ici, l’approche dialectique est irréprochable…

Contre la stéréo-spécificité, ils opposent de plus la notion de « liberté biologique » et invitent à une « physicalisation » tout à fait moniste et anti-vitaliste de la biochimie.

Enfin l’hérédité n’apparaît plus comme la reproduction d’un ordre grâce à la transmission d’un ordre sous-jacent, mais comme une création (reproductible) d’ordre à partir du désordre… Une fois encore, séduisante contradiction dialectique !

 

- De même, les cellules différenciées d’un organisme (neurones, globules, cellules musculaires, etc.) dérivant toutes de la même cellule-œuf initiale, ne se sont pas transformées sous l’effet de signaux inducteurs (hormones par exemple, auxquelles les cellules seraient « soumises » en offrant des récepteurs hormonaux stéréo-spécifiques déjà présents[2]) ; La théorie de l’« identification cellulaire » prévoit que les cellules peuvent indifféremment acquérir différentes formes (hasard) et se stabiliser sous une forme particulière (sélection) par contacts intercellulaires stabilisateurs.

Dans l’organisme, les cellules acquièrent telle ou telle forme en fonction de leurs positions relatives et des ressources trophiques dont elles disposent localement[3]. L’organisme lui même est alors considéré comme un écosystème miniature où les hormones, neuro-hormones, neurotransmetteurs ne sont plus des « signaux » dont la matière ne transmet qu’une forme (in-form-ation) mais des ressources impliquées dans des chaînes alimentaires complexes : Toutes les populations cellulaires s’auto régulent réciproquement à la manière des différentes espèces animales et végétales dans une forêt par exemple… Autrement dit par « sélection cellulaire » ou encore, selon la formule des auteurs, par « conjonction d’intérêts » ; L’organisme vit parce que ses cellules ont toutes intérêt à vivre ensemble, à se partager des ressources alimentaires plus ou moins transformées, pour vivre elles mêmes. La téléologie idéaliste (tel organe est « fait pour »…) disparaît tandis que l’Homme « n’est plus le centre de son univers intérieur »[4]… Il fallait le trouver !

 

Résumons ; Kupiec et Sonigo accusent systématiquement l’hégémonie de la génétique moléculaire dans toutes les disciplines de la biologie actuelle (notamment les leurs ; immunologie, embryologie) et s’appuient sur une thèse matérialiste moniste (« intériorisation du darwinisme » au sens où ce n’est plus seulement la structure du gène, mais aussi tout son fonctionnement en aval, qui subit une sélection naturelle) pour démonter successivement toutes les bases du système explicatif du mendélo-morganisme. Il ne s’agit plus de dire que la génétique n’explique pas tout, qu’elle est excessive, que certains caractères ne dépendent pas du génotype mais de l’environnement, ou que chaque caractère dépend au moins un peu de l’environnement malgré son déterminisme génétique ; Il ne s’agit plus en somme de « réformer » la génétique moléculaire (Atlan, D’Ambricourt Malassez, etc.) mais de la renverser radicalement !

Pour montrer la pertinence de la « liberté biologique » face aux problèmes technico-théoriques de la génétique, indiquons comment elle répond à celui particulièrement crucial des modalités de régulation de l’expression génétique :

La génétique moléculaire produit le modèle instructionniste suivant : Le déclenchement spatio-temporel de l’expression cellulaire d’un gène donné dans un organisme est matérialisé par l’apparition d’un « facteur » protéique donné. Grâce à sa forme, celui ci se moule spécifiquement au promoteur (début) d’un gène précis dans le génome cellulaire. L’association facteur-gène est elle même reconnue par l’enzyme chargée des transcriptions (la polymérase) : L’expression du gène peut avoir lieu. Question : Qu’est ce qui régule le gène produisant le régulateur du gène ? Réponse : Encore un autre gène (du génome) !! Ainsi de suite…

Kupiec et Sonigo répondent tout autrement… Tout d’abord, ils ne nient pas l’existence des gènes, ou plutôt le fait que la production d’une protéine soit « en étroite corrélation » avec l’expression d’un gène (prudent euphémisme !) : Ceci ne s’oppose en rien à ce qu’une protéine résulte de l’expression de plusieurs gènes à la fois ou à ce que l’expression d’un gène donne lieu à la production de plusieurs types de protéines (ces deux cas, particulièrement gênant pour la génétique moléculaire, sont aujourd’hui scientifiquement établis et sont respectivement nommés polygénie et pléiotropie).

Nos matérialistes ont rejeté la notion de stéréo-spécificité… Pour eux, les facteurs de transcription ne sont spécifiques d’aucun gène en particulier, ils adhèrent à l’ADN quelle que soit sa structure (l’expérience prouve effectivement qu’in vitro l’ADN se couvre sur toute sa longueur de tels facteurs, qu’il porte ou non des informations génétiques !). C’est la position relative des gènes sur le filament d’ADN qui détermine de façon probabiliste l’ordre chronologique de leur expression. Quand le facteur se tient sur un gène A (en cours d’expression donc), il y adhère faiblement (attaché ou détaché de façon équiprobable), de sorte que la probabilité pour ce facteur d’adhérer à un autre gène est plus forte pour un gène B directement voisin du gène A que pour un gène C plus éloigné ; Dans l’ensemble ABC, l’expression sera d’abord majoritaire en A puis majoritaire en B, puis enfin majoritaire en C… Remarquons que ce modèle est le seul à expliquer la « colinéarité »[5] de très nombreux gènes du génome. Du côté de la génétique moléculaire, aucune explication alternative à ce jour…

On reconnaîtra donc à ce modèle explicatif de nombreuses vertus, bien qu’il soit encore incomplet ; la génétique moléculaire, forte de quarante ans d’expérience, se présente toujours comme le système explicatif le plus achevé (qu’il apparaisse ou non de plus en plus improbable ou saugrenu est un autre problème !).

Kupiec et Sonigo prolongent leur réflexion matérialiste par une analyse de leur position philosophique face à celle des égéries de la génétique moléculaire (Schrödinger, Monod, Jacob, Crick) : D’authentiques marxistes se cacheraient-ils sous ces deux praticiens vétérans de la biologie moléculaire ?

 

b.     Le nominalisme non-spécifique

 

Du milieu du XIXe siècle aux années soixante-dix, philosophes et scientifiques marxistes se sont attachés à dénoncer sans relâche l’idéalisme inhérent au néodarwinisme, c’est à dire la fusion de la génétique formelle (théorie de l’hérédité) avec la théorie darwinienne (théorie de l’évolution) : 

On détaillera cette histoire dans le chapitre 4. Chez Kupiec et Sonigo, tout se passe comme si, d’une position implicitement matérialiste dialectique, où idéalisme et métaphysique sont dénoncés, on passe à une position implicitement idéaliste, au sens où le « retour à Darwin » est en fait un retour à sa dette malthusienne (dont paradoxalement la génétique moléculaire s’est plus ou moins détournée, par soucis de modération idéologique !)… En ces temps où l’anticommunisme culmine, où la pratique théorique marxiste est quasiment réduite à néant, les camarades Kupiec et Sonigo prennent la relève de la lutte idéologique contre l’idéalisme avec une étonnante pertinence, à ceci prés que leur « histoire » des controverses en sciences de la nature omet (volontairement ?) toutes celles qui mettaient jadis en jeu des marxistes déclarés… La voici…

La controverse qui inaugure toutes les autres se déclare au début du moyen-âge entre deux écoles : Tradition platonicienne contre tradition aristotélicienne. C’est la fameuse querelle des universaux, « probablement la plus longue et la plus difficile controverse de l’histoire de la philosophie ». Le fond du débat est en effet de la plus haute importance : Il s’agit de savoir s’il y a lieu ou non de distinguer différence spécifique (le cheval n’est pas un âne) et différence accidentelle (un homme assis n’est pas un homme debout).

Pour Platon, toute chose n’est que le reflet particulier d’une Idée (prototype), c’est à dire d’une catégorie « idéale », d’un « universel ». Par exemple, toutes les chaises du monde sont plus ou moins différentes les unes des autres, mais elles sont chacune le reflet imparfait, dégénéré de La Chaise… En ce sens, Platon est un idéaliste authentique, un essentialiste rejetant toute considération « individualiste ». Au moyen-âge, la tradition platonicienne sera qualifiée de « réaliste » (l’Homme perçoit objectivement les catégories –essences- qui l’entourent).

Aristote rejette la « théorie des Idées » de Platon ; Les seules essences qui existent objectivement sont des « substances individuelles », tout individu particulier étant par nature différent de son voisin. La tradition aristotélicienne, qui apparaît en ce sens matérialiste, sera qualifiée de « nominaliste » (le concept n’est qu’un nom, seuls existent effectivement les individus auxquels renvoient les noms). Aristote règle le problème de la dualité essence/existence en affirmant que l’être contient un mouvement (existence) visant à réaliser son être (essence) : La dualité se dissout tandis que la notion d’essence persiste (existence = réalisation de l’essence). C’est à ce titre qu’en emboîtant les catégories, les « qualités », en les classant, on mettra à jour l’ordre divin de la Création, la fameuse « Police de la Nature ».

C’est en voulant ré-expliquer pédagogiquement la doctrine d’Aristote que le philosophe médiéval Porphyre établit son « arbre » juxtaposant sur une même direction les qualités de l’être (corps à corps animé à animal à animal raisonnable à Homme à Socrate). Il rouvre alors malgré lui la vive « querelle des universaux » entre idéalistes platoniciens et métaphysiciens se réclamant d’Aristote. Kupiec et Sonigo retrouveront l’ambiguïté idéologique de l’« arbre de Porphyre » chez les pré-darwiniens d’une part, chez les néodarwiniens d’autre part :

En établissant sa classification générale des espèces, Karl Linné voulait exposer à ses contemporains (XVIIIe siècle) l’ordre admirable de la création divine. Bien sûr Linné était fixiste ; considérant cet ordre si parfait (la classification règne à classe à ordre à genre à espèce reproduit l’arbre de Porphyre) qu’il ne pût en aucun cas évoluer, se transformer. Ce naturaliste mérite pourtant de chaleureux remerciements de la part de tous les évolutionnistes ultérieurs : En rapprochant toutes les espèces d’un même genre, tous les genres d’un même ordre, l’idée d’un réel apparentement entre espèces devenait évidente et limpide !

La succession des niveaux d’organisation du vivant (cellule à organisme à espèce à écosystème à biosphère) est une nouvelle formulation de l’arbre de Porphyre, portée par la génétique moléculaire aujourd’hui (Schrödinger, Mayr, Monod, Jacob) : Elle provient de l’« erreur génétique » (formule des auteurs) consistant à réintroduire la dualité aristotélicienne essenceexistence sous une forme moderne ; la célèbre dualité génotype (déterminants des caractères) – phénotype (caractères réalisés) forgée par De Vries, Mendel et Johannsen depuis la fin du XIXe siècle.

En définitive, derrière la génétique moléculaire se cache le vieux paradigme aristotélicien : Par empirisme absolu (confusion cause-effet), on peut affirmer indifféremment que Jean Pierre a les oreilles décollées parce qu’il a le gène « oreilles décollées », ou qu’une pierre tombe au sol parce que son « essence » lui commande d’être avec les autres pierres, c’est à dire au sol ! L’explication d’un événement est l’événement lui même ! En affirmant que l’ordre apparent du vivant ne peut provenir que d’un ordre sous-jacent (les gènes-cristaux de Schrödinger), la génétique s’enferme dans l’impasse réductionniste. « Le réductionnisme est ainsi une forme de matérialisme, fonctionnant avec des concepts idéalistes empruntés à la métaphysique de l’arbre de Porphyre »[6].

Kupiec et Sonigo quant à eux se revendiquent d’Ockham, philosophe médiéval aristotélicien postérieur à Porphyre : C’est en effet le premier à rejeter l’essentialisme d’Aristote tout en restant nominaliste. On ne peut pas dire « deux êtres se ressemblent parce qu’ils appartiennent à la même espèce » mais on peut dire « je nomme telle espèce en constatant la ressemblance que ce groupe d’êtres partage». Ce nominalisme « non-spécifique » est d’ailleurs pour eux, le cœur même de la théorie de Darwin en même temps que l’aspect « le plus mal compris » de celle-ci. Pour Darwin, qui est –rappelons le- gradualiste, les catégories d’espèce, de genre, etc. sont subjectives. Seuls existent les individus. Le couple hasard–sélection est un modèle profondément individualiste, indéterministe, quantique, physicaliste enfin, offrant à la biologie la chance de vivre la même « révolution matérialiste » que celle qu’ont déjà vécu la physique et la chimie, à condition toutefois qu’il se départisse des dogmes parasites de la génétique moléculaire.

Dans un livre postérieur à Ni Dieu ni gène[7], Pierre Sonigo se réclame aussi d’un embryologiste post-darwinien accusé de néo-lamarckisme et désavoué par ses pairs ; Conrad Waddington. Ce savant est en effet le premier à « intérioriser » le couple hasard-sélection, c’est à dire à l’appliquer aux molécules et aux cellules autant qu’aux organismes. Cette filiation déclarée Waddington – Kupiec et Sonigo nous aidera plus loin à comprendre comment on peut à la fois produire une excellente critique de l’idéalisme métaphysique en génétique et tomber soi-même dans un criant spiritualisme: Waddington appartenait lui même au premier courant matérialiste de la cybernétique…

 

B.   Position de Kupiec et Sonigo dans l’histoire du darwinisme

 

En matière d’« idéologie scientifique » la lutte est sans merci… Toute tentative avouée de critique voire de modération du paradigme néodarwinien (« tout génétique ») s’expose à l’accusation honteuse  de lamarckisme. Le problème est que ce sobriquet tant  affectionné des  néodarwiniens, affuble autant les matérialistes anti-néodarwiniens que les idéalistes anti-darwiniens ! Parmi les généticiens les plus teigneux, « lamarckiste »[8] ne suffit plus, et lui sera préférée la référence suivante, plus récente et bien plus stigmatisante : « Un néo-lyssenkisme rampant se cache sous les oripeaux d’un humanisme fumeux plaqué comme une sorte de mythologie sur la science et qui tend à nier le rôle de l’inné génétique dans la formation de l’intelligence et de la personnalité de l’homme » (D. Buican, Charles Darwin).

Chacun appréciera la qualité et la rigueur d’une telle argumentation scientifique. Dans l’intarissable prose de Buican, on sent que les « mots » lui manquent pour qualifier à sa juste valeur la moindre relativisation du « tout génétique »… Eh bien nos camarades Kupiec et Sonigo, darwiniens purs et durs, orthodoxes jusqu’à injecter la sélection naturelle à tous les niveaux du vivant, ces excellents matérialistes tombent désormais comme les pires idéalistes sous le couperet du néo-lamarckisme, pire du néo-lyssenkisme !!

Cherchons donc la tranchée qu’occupent réellement nos darwinistes dans le marasme actuel des théories biologiques…

 

a.      La génétique moléculaire pré-cybernétique contre Kupiec et Sonigo

 

Weismann et Schrödinger ne sont plus de ce monde… Nous avons pourtant la chance de savoir à peu de choses prés comment ils auraient jugé Kupiec et Sonigo : Grégory Bénichou, jeune philosophe bergsonien-teilhardien, s’inscrit dans la lignée directe de la génétique moléculaire du début du siècle (Le chiffre de la vie, 2003) et offre au lecteur un discours parfaitement anachronique et admirablement réactionnaire sur tout ce qui concerne la génétique actuelle !

Bénichou affirme d’emblée que la génétique moderne est mûre pour une vraie réconciliation entre matérialisme et idéalisme[9] : Le gène est une unité matérielle « porteuse de vie » (c’est la vieille définition de Weismann ; le « biophore »). L’information est en soi une signification. Le code génétique est un « langage » impénétrable (Bénichou pointe les échecs actuels de la biotechnologie). Si c’est un langage[10], alors quelqu’un parle à travers lui (Dieu) ; Texte matériel, discours divin… De son introduction jusqu’à sa conclusion, Le Chiffre de la vie est un pamphlet indépassable de toutes les formes du matérialisme en biologie (alors qu’il annonce lui tendre la main !).

Même la génétique sous sa forme actuelle ne trouve pas grâce à ses yeux : Elle s’obstine à ne pas être « assez » idéaliste !

La génétique moléculaire expose la teneur idéaliste du schéma structure → fonction (stéréo-spécificité) inhérent au modèle du code génétique « universel », au « programme » génétique (théorie de l’information), aux messagers chimiques (transport du « sens » par les hormones, les neurotransmetteurs, etc.), mais n’en tire pas les conclusions qui s’imposent !! Tout est « sens » ! L’Univers « nous parle » !! L’Univers est rempli de « signes » qui nous sont adressés ! « En déchiffrant l’information dans la matière, le sémantique dans le chimique, la philosophie des sciences biologiques n’avance t-elle pas vers la réconciliation ultime des deux écoles aux rivalités ancestrales : le matérialisme et le spiritualisme ? »

La génétique est trop idéaliste pour Kupiec et Sonigo, elle est trop mécaniste pour Bénichou[11]. On trouvera chez ce dernier l’exacte antithèse des positions de Kupiec et Sonigo sur toutes les questions posées par la génétique : Stéréo-spécificité, « Tout génétique », dogme central, lignée germinale éternelle, hasard. Cependant, alors que nos matérialistes traitent sur ces questions toutes les données nouvelles de la recherche (qui mettent le mendélo-morganisme dans une difficulté inédite), Bénichou les omet systématiquement. Son ignorance des résultats récents de la discipline qu’il loue si pieusement est accablante…

Notons que notre trentenaire obscurantiste ne présente pas plus que ses deux adversaires satanistes, de théorie véritable de l’évolution. Cette œuvre-farce a l’odeur du mendélisme anti-darwinien des premières heures : Décrire le vivant dans son être, jamais dans son mouvement…

On ne s’attardera pas davantage sur la teneur de son discours théorique et bioéthique (lutte contre l’avortement libre et contre la contraception, pour citer deux exemples qui permettent de bien situer l’auteur…).

Le réel intérêt du Chiffre de la vie est d’expliciter en tout point le contenu idéaliste des concepts élaborés par la génétique moléculaire, concepts que cette dernière a coutume de garder pudiquement sous une brume théorique. Ce livre inespéré place les autorités de cette génétique moléculaire devant leurs multiples contradictions… « Pour les scientifiques nourris de positivisme et de matérialisme athée, toutes ces conséquences [la métaphore du programme génétique] sont inacceptables car elles désavouent leur doctrine. En réalité, ce débat se révèle miné par l’idéologie». Bénichou, « habile » provocateur, va plus loin : « On découvre un programme : Comment censurer celui qui se demande s’il existe un Programmateur ? La métaphysique ne devrait pas être une impiété au regard de la science. Son questionnement complète une démarche intellectuelle réduite à l’exercice de la méthode expérimentale ».

Notre philosophe boy-scout tient Kupiec et Sonigo pour les théoriciens ultimes … de la génétique moléculaire ! Oublions un moment cette incongruité : Comme si son attaque représentait le moule en creux d’une véritable critique matérialiste dialectique, celle-ci comporte quelque chose de juste sur lequel nous reviendrons :

« Ni Dieu ni gène : Ce titre résume bien l’aporie du réductionnisme génétique si répandu de nos jours. Cette philosophie du ni/ni ne trompe pas sur l’enlisement d’une pensée exclusivement focalisée sur la matière, contrainte de nier tout le reste. Pris en étau entre la finalité (le programme génétique) et la causalité (le Dieu programmateur), le matérialisme tente de les renvoyer dos à dos pour dissoudre ces questions qui embarrassent le parti pris athée. Cette tactique est celle du nihilisme. (…) Le « Hasard créateur » n’est rien d’autre qu’une nouvelle déification. Ne parvenant pas vraiment à tuer Dieu, la biologie matérialiste lui offre un nouveau nom, rien de plus. Le « Hasard créateur » ; Voici le baptême de la divine ignorance, celle qui refuse de chercher plus avant ». Rappelons que Kupiec et Sonigo dans leur livre accusent eux même le réductionnisme déterministe dont la génétique moléculaire a hérité de Schrödinger, chantre de Bénichou !

Entre le spiritualisme de Bénichou, pour qui le hasard n’est que le mode opératoire « économique » d’une finalité externe (divine)[12], et le quasi-spiritualisme de Kupiec et Sonigo, pour qui le hasard est l’agent inconnaissable d’une finalité interne en tant que moteur de l’évolution, il est vrai que la génétique moléculaire se trouve dans une situation inédite, très délicate vis à vis de cette sulfureuse notion… finalement plus vide de sens que jamais !

Pas plus que les cybernéticiens d’hier et d’aujourd’hui, pas plus que Kupiec et Sonigo[13] eux mêmes, Bénichou ne cherche à élucider scientifiquement ce qu’il y a derrière la notion de hasard. C’est là leur point commun : Il s’agit plus d’étudier les propriétés du vivant que celles de son évolution, de son histoire…

Ainsi Bénichou, en bon opportuniste, loue le concept thermodynamique de néguentropie (auto-organisation d’un système fermé dans un univers en désorganisation permanente –ou entropie-) qui fonde la cybernétique (étude des systèmes auto-dynamiques complexes) et qui d’une certaine manière sert sa fascination pour la mystique finaliste (si l’évolution est une flèche orientée en dépit du désordre universel, il y a donc un Archer…), mais récuse collectivement tous les courants et avatars de cette même cybernétique (cybernétique matérialiste incarnée aujourd’hui par Kupiec et Sonigo, néo-connexionisme incarné aujourd’hui par Henri Atlan, génétique moléculaire moderne enfin) coupables du péché matérialiste…

Jeter l’opprobre sans discernement sur un ensemble de théoriciens qui en réalité s’opposent entre eux sur le fond (Kupiec et Sonigo, Atlan, Monod), n’est pas le seul fait de Bénichou. Kupiec et Sonigo mettent de leur côté Monod, Atlan, Schrödinger (et sans doute Bénichou, figure paroxystique inespérée de l’idéalisme génétique) dans le même sac…

 

b.     Kupiec et Sonigo contre la génétique moléculaire néo-connexionniste

 

Ni Dieu ni gène contient une sévère critique de la thèse d’Henri Atlan… Critique étonnante à première vue : Comme Kupiec et Sonigo, Atlan consacre en effet son œuvre à une rigoureuse argumentation matérialiste à l’encontre du néodarwinisme et, dans son extrémité, des avatars idéalistes de la théorie de l’information (le « programme génétique » si avidement récupéré par Bénichou).

André Pichot, épistémologue connu pour son « sage recul » vis à vis du néodarwinisme (recul pour lequel il n’a pourtant jamais été excommunié par les savants, de quelque bord qu’ils soient[14]), apparente Atlan et le couple Kupiec-Sonigo dans son Histoire de la notion de gène, comme deux versions possibles d’une même volonté de régénérer la biologie au delà de l’impasse mendélo-morganienne.

Atlan est issu du courant néo-connexionniste, la deuxième vague de la cybernétique qui voyait dans la métaphore du programme génétique une analogie objective avec la programmation informatique (intelligence artificielle) et proposait contre le mécanisme des pionniers de la cybernétique une théorie de l’information bien connue de nos jours.

Sa théorie repose sur une distinction fondamentale entre « information » et « signification ». Pour lui une information est immatérielle mais peut être « vide de signification » au sens où on l’entend généralement. Il produit en ce sens une version matérialiste de la théorie de l’information qui le conduit à conjurer, avec la même virulence que Kupiec et Sonigo, la génétique moderne : Il donne au génome le statut restreint de « banque de données » et extrapole la notion de programme à l’ensemble des traitements « extra-génomiques » de la cellule. La machinerie cellulaire (ensemble des réactions et rétroactions pratiquées par les enzymes ; autrement dit le métabolisme) est le programme qui traite les données fournies par l’ADN. Pichot va plus loin en explicitant l’affinité Atlan-Kupiec-Sonigo au niveau de leur attachement à la notion d’épigénétique : L’« héritabilité épigénétique », c’est à dire l’héritabilité des « chemins » de contraintes physiques[15] du développement embryonnaire, au delà du simple déterminisme génétique, est un héritage des travaux de Waddington qu’Atlan partage avec le couple Kupiec-Sonigo.

Autre point : On verra plus loin ce qu’il y a d’apparemment commun à Kupiec, Sonigo et Lyssenko… Pichot fait le même rapprochement en ce qui concerne Atlan. Plus qu’un néo-lamarckisme (l’« héritabilité épigénétique » rappelle la très polémique hérédité des caractères acquis) que Kupiec et Sonigo par ailleurs passeraient également en fraude sous un darwinisme déclaré, Atlan confondrait, comme Lyssenko l’avait fait avant lui, les notions d’hérédité et de métabolisme, pour mieux attaquer le « tout génétique » et le primat de la lignée germinale indépendante du soma dans l’évolution ; Témoin ce passage fort typique d’Atlan : « Les propriétés génétiques des organismes ne sont pas contenues dans les gènes (…) La structure moléculaire statique du gène joue certes le rôle déterminant, mais comme élément d’un processus qui implique par ailleurs d’autres molécules, et surtout un ensemble de réactions, de transformations physiques et chimiques entre ces molécules. »

Le « néo-lyssenkisme » d’Atlan (et de Kupiec et Sonigo) tient au problème insoluble qui se pose à la biologie dominante depuis quelques années : Celui du schéma structure-fonction, autrement dit le problème de la spécificité. Ce schéma perd peu à peu ses vertus explicatives, même s’il se dissimule toujours entre les lignes de tous les articles scientifiques actuels, qu’il s’agisse de biochimie, d’enzymologie, d’immunologie, d’endocrinologie, de physiologie, etc. Rare mais particulièrement éloquent, cet aveu de François Gros (successeur de Monod à l’Institut Pasteur) en est un signe : « Ce qui matérialise le mieux le gène aujourd’hui, ce n’est pas sa matérialité physique et chimique au niveau de l’ADN (le gène apparaît en effet de moins en moins comme un segment particulier et continu de l’ADN), ce sont bien davantage les produits qui résultent de son activité ; ARNm et protéines ». Pichot profite de cette intervention d’un des papes de la génétique moléculaire pour pointer (à fort juste titre) la vacuité théorique du concept de gène sous sa forme actuelle : « C’est dire que la définition du gène n’est plus structurale mais fonctionnelle. Ce qui est un peu gênant, puisque c’était la définition structurale (la séquence d’ADN) qui servait à expliquer la fonction (synthèse de la protéine). La génétique prétendant expliquer l’hérédité par la transmission d’une structure, la perte de cette structure devait inquiéter les généticiens… » (Histoire de la notion de gène).

C’est précisément sur cette question du rapport entre structure et fonction moléculaire que se séparent Atlan et Kupiec-Sonigo : Pour ces derniers, Atlan n’est pas en mesure de reconsidérer le problème de la stéréo-spécificité et se condamne malgré toute sa bonne volonté, à l’inconséquence du « déterminisme ». Kupiec et Sonigo se proclament quant à eux « indéterministes », c’est à dire partisans de l’idéologie en vigueur en physique des particules (« la matière est objectivement inconnaissable au delà d’une certaine limite ») et cristallisent le constat (pourtant dialectique !) du mouvement inhérent à la matière dans la notion (idéaliste) de hasard.

On lit dans Ni Dieu ni gène : « Les premiers biologistes moléculaires parlaient de programme génétique dans un sens tout à fait réaliste. Aujourd’hui, suite aux difficultés rencontrées, cette notion est de plus en plus considérée comme une métaphore. Certains auteurs cherchent à en limiter la portée autant que possible. Henri Atlan atteint le point extrême de cette relativisation. Sa théorie, sans rompre complètement avec la dualité génome-essence / phénotype-existence, consiste à mettre le maximum de causalité sur le deuxième terme et à réduire à sa forme minimale le génome-essence. Après en avoir fait une critique poussée, il considère que le programme serait, en fait, contenu dans le cytoplasme. Sa théorie de l’auto organisation par le bruit intègre le rôle du hasard, mais ce hasard provient de l’environnement. L’information de l’ADN, quant à elle, correspondrait aux données, au contenu non-aléatoire, fournies à ce programme cytoplasmique. Cependant, Atlan ne rejette pas totalement la notion de programme et reste dans le cadre de la théorie de l’information. Cette métaphore est-elle encore valable au sein du modèle probabiliste de la chromatine [l’amas d’ADN ou génome contenu dans le noyau cellulaire] ? Non, les séquences d’ADN ne peuvent même plus être considérées comme des données stables, parce qu’une même séquence peut se comporter différemment selon les interactions qui se produisent. Dans le cadre de ce modèle, il n’existe plus de sanctuaire soustrait à la liberté, où pourrait se réfugier l’essence. »

 

Sous l’intransigeant matérialisme des camarades Kupiec et Sonigo se cache à l’évidence un spiritualisme en phase, comme l’idéologie de leurs adversaires, avec les valeurs en vogue dans la bourgeoisie actuelle ; Liberté, hasard, individualisme, émergence… Si le déterminisme d’Atlan est un idéalisme « honteux » pour Kupiec et Sonigo, à l’inverse l’indéterminisme de ces derniers paraîtrait sans aucun doute à Atlan tout aussi idéaliste ! Bien entendu, les deux partis pris sont parfaitement justifiés… à condition d’en référer au matérialisme dialectique ! D’un côté, l’empiriocriticisme, père du relativisme et de l’indéterminisme moderne, fut la bête noire de Lénine dans l’un de ses célèbres essais (Matérialisme et Empiriocriticisme), de l’autre le mécanisme se condamne de lui même selon Engels (Dialectique de la nature) à sombrer dans le spiritualisme (un mécanisme aussi complexe et aussi parfaitement réglé que celui du vivant ne peut être que l’œuvre de forces occultes !)…Atlan a bien du mal à se démêler des inévitables déviations idéalistes de sa « théorie de l’information », tout au long de son œuvre, particulièrement obscure et ésotérique. Nous donnerons donc raison à Kupiec et Sonigo sur ce point : Le concept de programme génétique n’est pas réformable… Et à la lecture des multiples essais d’Atlan concernant la cybernétique des « systèmes vivants », on finit par ne plus distinguer la complexité[16] du vivant qu’il traite de la complexité de sa prose…

            Il tombe dans un dangereux formalisme qui dissout ses pseudo-concepts (complexité, émergence, programme, « bruit », …) dans la marée d’une mathématisation suspecte (aussi suspecte que celle qui ossifie actuellement l’économie, la sociologie, la psychologie, …). Ce n’est pas le cas de Kupiec et Sonigo. Ces derniers restent donc les plus aptes à « révolutionner » éventuellement la biologie ! En sont-ils capables ? Sont-ils de réels serviteurs du matérialisme ? Peut-on leur faire grâce, à ce titre, des écueils spiritualistes de leur théorie ?

 

c.      Un nouveau « Darwinisme créateur » ?

 

Le « Hasard créateur » de Kupiec et Sonigo, fidèles défenseurs de l’orthodoxie darwinienne (c’est à dire de l’anti-néodarwinisme matérialiste) n’est pas sans rappeler le célèbre « Darwinisme créateur soviétique » de Lyssenko… Qu’en est-il alors de cette très curieuse coïncidence ?

On peut lire et relire Ni Dieu ni gène, L’Evolution, et les articles publiés par Kupiec et Sonigo dans les revues scientifiques ; Pas une référence au matérialisme dialectique. On peut chercher la plus légère allusion à Marx dans l’histoire des sciences que propose Kupiec… vainement. Voilà qui en soi, n’est pas vraiment étonnant à notre époque ! Mieux : Alors que la plupart des essais en biologie contient au moins une allusion à l’« affaire Lyssenko », ne serait-ce que pour raviver à des fins anticommunistes les dernières braises de cette vieille polémique, il y a dans Ni Dieu ni gène comme un silence gêné à cet égard… Examinons de plus prés la théorie de nos « cryptocommunistes » !

Comme Lyssenko, Kupiec et Sonigo rejettent catégoriquement toute forme de déterminisme génétique et préfèrent attribuer des propriétés héréditaires au métabolisme lui même (plus qu’Atlan d’ailleurs). Lyssenko prétendait qu’un greffon végétal pouvait transmettre à sa descendance des propriétés que seul le porte-greffe (d’une espèce proche) possédait : Cette « hybridation végétative » fut le centre des polémiques qui lui valurent le sobriquet de charlatan dogmatique en occident… Chez Kupiec et Sonigo, la métaphore de l’Homme forêt (l’organisme est assimilable à un écosystème auto-régulé plutôt qu’à un robot programmé) transmettant à sa descendance une structure qui n’est autre que la continuité de la sienne propre, sans déterminants génétiques et en omettant toujours le problème de la reproduction sexuée, est à vrai dire fort proche de la théorie des stades de développement proposée par Lyssenko il y a cinquante ans ; L’existence d’un programme centralisé au niveau des gènes contenus dans les cellules sexuelles (lignée germinale « éternelle » se perpétuant à l’infini à travers les corps mortels) est niée par Kupiec et Sonigo comme par Lyssenko :

 


Pierre Sonigo, 2003

Trofim Lyssenko, 1948

« De même que les parents transmettent à leurs enfants leur maison, ils transmettent aussi leurs caractéristiques personnelles : taille, couleur des yeux, des cheveux, etc. Cependant, alors qu’ils transmettent la maison elle même, ils ne transmettent pas leurs yeux. L’idée centrale de la génétique est qu’ils en transmettent un déterminant. La couleur des yeux est transmise par l’intermédiaire de quelque chose qui n’est pas la couleur elle-même : c’est le gène de la couleur des yeux. Cela permet de distinguer le génotype (le déterminant de la couleur des yeux) du phénotype (la couleur des yeux elle-même). Grâce à ces définitions, il devient possible de distinguer un caractère héréditaire et un caractère acquis. Le caractère héréditaire est celui qui est présent dans le génotype. Le caractère acquis est celui qui est présent dans le phénotype, mais pas dans le génotype. Ainsi, l’éternel débat de l’inné et de l’acquis est indissociable des concepts inventés par la génétique. » Sonigo, L’Evolution

« A la base de la théorie chromosomique se trouve l’absurde thèse de Weismann, condamnée en son temps par Timiriazev, sur la continuité du plasma germinal et son indépendance du soma. Les mendélo-morganistes, à la suite de Weismann, partent de cette idée que les parents ne sont pas génétiquement les parents de leurs enfants. A en croire leur doctrine, parents et enfants sont frères et sœurs.

Bien plus, ni les premiers (c’est à dire les parents) ni les seconds (c’est à dire les enfants) ne sont en principe eux-mêmes. Ils ne sont que des produits dérivés d’un plasma germinal intarissable et immortel. Ce dernier est, pour sa variabilité, absolument indépendant de son produit dérivé, c’est à dire du corps de l’organisme. » Lyssenko, Rapport sur la situation dans la science biologique.

 

« Ces définitions impliquent que l’organisme pré-existe d’une façon ou d’une autre dans le germen. Après avoir été transmis, ce dernier est responsable de la production du soma. (…) La trop tentante superposition d’une représentation mathématique –le génotype- est le péché originel que la génétique n’a pas fini de payer. »  Sonigo, id.

« (…) Mais il suffit d’admettre la thèse universellement connue et absolument juste selon laquelle les cellules sexuelles ou germes des nouveaux organismes naissent de l’organisme, de son corps, et non pas directement de la cellule sexuelle dont est provenu cet organisme déjà mûr, pour que toute la théorie chromosomique « cohérente » de l’hérédité s’écroule aussitôt. ». Lyssenko, id.

 

« Prenons maintenant le cas d’une cellule. La division correspond aussi à un phénomène de croissance suivi d’une scission. Les axes de symétrie le long desquels s’opèrent la croissance et la division ne sont pas des axes simples, comme dans le cas d’un bâton ou même de l’ADN. Les composants internes à la cellule, notamment l’ADN, se divisent de manière concertée.

Dans le cas d’une mère humaine et de son enfant, les choses peuvent-elles être vues sous un angle similaire ? Il s’agirait de concevoir un phénomène de croissance de l’ensemble mère-enfant, suivi d’une scission le long d’un « axe » encore moins évident que dans le cas de l’ADN ou de la cellule. Le résultat n’en est pas moins la production de deux humains à partir d’un curieux phénomène de croissance et de division asymétriques de l’un d’entre eux. L’asymétrie au moment de la naissance se réduit avec le temps, pour aboutir, plus tard, à deux humains qui se ressemblent comme les moitiés d’un même morceau de bois. La mère et l’enfant sont des moitiés symétriques, mais décalées dans le temps. » Sonigo, id.

 

« La théorie matérialiste du développement de la nature vivante est inconcevable si on n’admet pas comme nécessaire l’hérédité des particularités individuelles acquises par un organisme dans les conditions définies de son existence ; elle est inconcevable si on n’admet pas l’hérédité des propriétés acquises. » Lyssenko, id.

 


 

Voici donc un aperçu de points de vue originaux, qui ont toutes les apparences du matérialisme dialectique ; Accuser le dogme anti-dialectique de Weismann (indépendance soma-germen), fondateur de ce qu’on appelle depuis le néo-darwinisme, pourrait amener Sonigo à la même excommunication que celle de Lyssenko, avec comme pièce à conviction l’épouvantail de l’hérédité des caractères acquis.

Mais au delà de leurs argumentations en faveur d’une nouvelle définition plus matérialiste de l’hérédité, la parenté Lyssenko – Sonigo est encore plus flagrante dans leur positionnement par rapport à l’histoire des luttes idéologiques ; Peut-on encore douter qu’ils font cause commune ?

 


Pierre Sonigo, 2003

Trofim Lyssenko, 1948

« Au XIXe siècle, pour Lamarck comme pour Darwin, les idées concernant le développement, l’hérédité et l’évolution étaient inextricablement mêlées : il était normal de penser que les changements affectant le développement embryonnaire seraient transmis à la descendance et contribueraient ainsi à l’évolution. Avec la séparation soma / germen, la situation a profondément changé. L’évolution d’une génération à l’autre passant nécessairement par le germen, pouvait être étudiée sans comprendre le développement de ce germen. La biologie du développement a pu ainsi être « évacuée » de la biologie de l’évolution. » Sonigo, L’Evolution

 

« Premièrement, les thèses bien connues du lamarckisme, qui admettent le rôle actif des conditions du milieu extérieur dans la formation du corps vivant et l’hérédité des propriétés acquises, à l’encontre de la métaphysique du néo-darwinisme (du weismannisme), loin d’être erronées, sont au contraire tout à fait justes et parfaitement scientifiques.

En second lieu, on ne saurait en aucune façon qualifier le tendance mitchourinienne ni de néo-lamarckisme ni de néo-darwinisme. C’est un darwinisme soviétique, créateur (…) »

Lyssenko.

 

« La biologie, même si elle a fait un pas historique vers le matérialisme avec Darwin et la théorie de l’évolution, s’est empressée de l’oublier lors de la montée en force de la génétique. (…) L’information génétique est une version moderne de la « forme » d’Aristote dont, par nécessité de cohérence, elle réintroduit toute la métaphysique. » Sonigo, Ni Dieu ni gène

 

« Le Weismannisme et le mendélo-morganisme ont dirigé leur pointe contre les fondements matérialistes de la théorie darwinienne de l’évolution. Weismann a donné à sa conception le nom de néo-darwinisme, mais en fait elle rejetait purement et simplement les côtés matérialistes du darwinisme et introduisait en fraude l’idéalisme et la métaphysique dans la biologie. » Lyssenko

 

Pierre Sonigo est-il en phase avec le matérialisme dialectique ? Si oui, l’est-il contre son gré ou en toute conscience ? Sa métaphore anti-mécaniste semble être un argument de poids en faveur de cette hypothèse : « Et si le corps ne se comparait pas à un robot, mais à une forêt ? Un écosystème n’est pas guidé par un programme centralisé qui cherche à optimiser un quelconque intérêt collectif, mais par la conjonction des intérêts particuliers et indépendants de ses habitants. Le corps-forêt ne naîtrait donc pas d’un projet finalisé, mais d’une histoire » [Le robot et la forêt, La Recherche. Septembre 2003]. Voilà une définition parfaitement anti-finaliste et « historique », autrement dit parfaitement matérialiste (il n’y a pas de finalité sous-jacente à la matière) et dialectique (la matière évolue, elle a/est son histoire, quelle que soit sa forme).

On trouve en conclusion de Ni Dieu ni gène un passage particulièrement frappant : « (…) les équilibres naturels sont transitoires. Ils ne résultent pas de l’immobilité, mais de mouvements opposés qui se compensent. C’est pour cela que nous devons grandir pour vieillir ensuite, plutôt que d’être immuables et éternels, ce qui serait en fait beaucoup plus simple. Le fixisme et l’éternité n’existent pas dans notre monde ». Quelle excellente synthèse du matérialisme dialectique ! On retrouve la loi du mouvement (contre la loi métaphysique de la fixité des choses) : « Les équilibres naturels sont transitoires » et la loi de la contradiction dialectique : « mouvements opposés qui se compensent ». A celles ci s’ajoute enfin en filigrane celle du saut qualitatif qui traverse l’essai caché sous le terme d’ « émergence »…

Pourtant, c’est justement la distance séparant la loi du saut qualitatif de ce qu’on a coutume d’appeler aujourd’hui l’« émergentisme » continuiste (valeur très consensuelle réunissant Kupiec et Sonigo, Atlan, Bénichou et tous les néodarwinistes actuels de Monod à Mayr) qui éclaire la trahison de Kupiec et Sonigo vis à vis du matérialisme dont ils se réclament. Cette distance est assez simple à percevoir : Rien ne peut s’opposer à la connaissance objective des changements qualitatifs qui surviennent dans la matière, en revanche on passe du saut qualitatif à l’émergence en évacuant la causalité (la contradiction antagoniste qui anime la matière s’intensifie jusqu’à la modifier qualitativement) et en la remplaçant par l’indéterminisme, l’inconnaissable, le hasard… On entend donc par émergence un changement qualitatif non-nécessaire (sans cause) qui sépare métaphysiquement le complexe du simple. Lorsque Kupiec et Sonigo réclamaient une « physicalisation » de la biologie, leur anti-vitalisme était louable (la matière est « une »), mais le repli empiriocriticiste projetait nos darwinistes orthodoxes loin, très loin d’un véritable matérialisme dialectique…

Ce matérialisme néo-positiviste qui, grâce à la doctrine révolutionnaire de Darwin, prétend supplanter le matérialisme mécaniste encore en vigueur en biologie, réinstalle en fait un malthusianisme que ce dernier avait si opiniâtrement dissimulé dans sa théorie. Coïncidence ? Non, parallèlement une « nouvelle droite » particulièrement dangereuse (elle détourne à son compte même provisoirement le matérialisme révolutionnaire) profite de la faillite de la bonne vieille droite idéaliste et cléricale !

Nous avons vu comment ce matérialisme néo-positiviste, ce n’est pas nouveau[17], trahit en fait par son retour à Kant, une foi en l’inconnaissable qui laisse le champ libre à un spiritualisme anti-scientifique : « Le déterminisme fait place à la liberté et la biologie n’en devient que plus passionnante » (Ni Dieu ni gène, 4e de couverture).

Pas de références à Marx dans l’essai de Kupiec et Sonigo… mais combien de références à l’économie politique ! En extrapolant la biologie du développement à l’écologie (l’« Homme-forêt »), pourquoi ne pas continuer sur la lancée avec la démographie, puis avec l’économie ? « L’équilibre global émerge d’interactions qui n’ont pas pour finalité d’assurer cet équilibre. Des phénomènes analogues sont observés en économie. Lorsqu’une fluctuation économique survient, ce n’est pas parce que tous les acteurs se sont entendus pour construire collectivement une telle fluctuation. Chacun essaie d’optimiser son profit, ce qui génère des phénomènes de régulations [euphémisme pour parler des crises économiques !] à l’échelle globale. Adam Smith, professeur de morale à l’université de Glasgow, évoquait en 1759 une « main invisible » capable de guider chaque individu vers un objectif collectif différent des objectifs individuels. (…) En cela, Smith ne faisait pas allusion à une instance de contrôle supérieure. Au contraire, il expliquait que tout se passait « comme si » il  y avait  une  main. Il est  bien  clair  qu’il  n’y  en

avait pas. En économie, l’ambiguïté n’existait pas car personne n’avait proposé l’intervention de Dieu (ou du programme génétique)  pour  organiser  le  marché. Seule  une  volonté  politique  centralisée  pourrait remplir cette fonction » (Ni Dieu ni gène) et encore : « Si nous considérons nos cellules comme des animaux à part entière et non comme des pièces détachées au service d’un tout, le corps n’est plus un robot à programme centralisé. Il devient une société dont chaque élément cherche à assurer au mieux sa propre survie. En écologie ou en économie, l’objectif des acteurs individuels n’est pas de construire l’équilibre général d’un système dont ils ne possèdent ni vision ni compréhension globale. La boulanger ne fait pas du pain parce qu’un programme central lui ordonne de le faire, afin d’assurer la bonne marche d’une société qui a besoin de pain. Il agit ainsi parce que son histoire et son environnement en font une activité possible et rentable pour lui. Il n’est d’ailleurs pas évident qu’un programme central puisse lui ordonner de faire ce métier à son désavantage pour garantir une fonction vitale pour la société. » (« Le robot et la forêt », La Recherche, septembre 2003).

Aucune ambiguïté donc, quant au véritable message de Kupiec et Sonigo. Là où la moindre référence à la théorie scientifique marxiste en biologie est perçue au mieux comme un impardonnable outrage à la « neutralité » des sciences de la Nature, au pire comme un « crime contre l’humanité » en puissance, on accueillera l’idéologie libérale comme une heureuse contribution, un gage d’objectivité, à l’évolution scientifique… Nous en sommes là, et finalement ce n’est pas une découverte : Cette théorie qui pose l’effet stabilisateur d’une « main invisible » sur la vie des cellules au sein des organismes, des organismes au sein des écosystèmes, ou des hommes au sein de l’économie de marché est donc tout aussi contre-révolutionnaire en politique qu’anti-évolutionniste en biologie… paradoxe ultime pour nos darwiniens ! Utiliser la sélection naturelle darwinienne, non pour expliquer que les espèces se transforment, mais au contraire pour nier l’existence objective des espèces et garantir la stabilité dynamique (par conjonction d’intérêt) des organismes et des populations est finalement la meilleure arme qui soit pour anéantir l’évolutionnisme : Kupiec et Sonigo théorisent finalement la forme la plus aboutie du fixisme : le « fixisme darwinien ».

La fusion du darwinisme et du matérialisme dialectique, seule option qui permettrait d’en finir avec la relativisation grandissante du néo-darwinisme, ne peut pas s’opérer dans la science bourgeoise actuelle. Nous le démontrerons.

 

C.   Conclusion

 

Démontrer l’existence d’une crise théorico-technique de la génétique moderne est finalement chose facile. Inéluctablement, les questions qui concernent le déterminisme génétique se multiplient avec le développement de la recherche et restent sans réponse dans le cadre strict de la théorie dominante, nous l’avons vu au cours du chapitre précédent[18]. L’assaut idéaliste de Bénichou, les assauts matérialistes d’Atlan et de Kupiec-Sonigo sont autant d’exemples d’élans opportunistes contre une théorie en déclin…

Celle-ci a traversé le mendélo-morganisme des premières heures (jusqu’à Morgan, Haldane, Muller), la cybernétique matérialiste (Wiener, Von Neumann), puis le néo-connexionisme idéaliste (Monod, Jacob) avant d’acquérir sa forme actuelle. Malgré leurs profonds désaccords, Bénichou, Kupiec-Sonigo et Atlan, Phœnix de ces courants successifs, font cause commune contre la suprématie désormais illégitime de la génétique moléculaire sur tous les champs de la biologie. A travers elle, c’est le mécanisme qui est assiégé dans son dernier bastion ; L’indéterminisme l’ayant depuis longtemps supplanté en physique (Eisenberg), en mathématique (Gödel), en psychologie (Freud), en économie (Von Hayek), en sociologie (Weber)…

Dés lors une conclusion s’impose : De ce conflit particulièrement complexe surgira une nouvelle théorie, révolutionnaire… Elle organisera la biologie du XXIe siècle. Mais quelle théorie élire ?

Il est fort peu probable qu’il s’agisse de celle d’Atlan (déjà vieille) ou de celle de Bénichou (objectivement encore plus vieille) ! Quelles que soient les conclusions qu’ils tirent de leurs théories respectives, ils incarnent encore des survivances du mécanisme, c’est à dire du noyau  théorique  qui  est  précisément accusé aujourd’hui… En revanche, celle de Kupiec-Sonigo semble promise à un grand avenir : Elle répondra beaucoup plus objectivement aux nouvelles problématiques de la recherche, remettra la biologie en phase avec les autres sciences de la nature (néopositivisme) et imposera du même coup une idéologie en parfaite harmonie avec le « néolibéralisme » en vogue. Tout en restant « objective »[19], la biologie passera d’une théorie réactionnaire éculée (le « tout génétique ») à une nouvelle théorie tout aussi réactionnaire (« libéralisme » biologique) et qu’il faut s’apprêter à affronter[20] : Autrement dit, cette dernière incarnera un progrès matérialiste –rejet du réductionnisme idéaliste, mais aussi d’un certain darwinisme social- en même temps qu’un recul idéaliste –apologie de l’individualisme et de l’inconnaissable-. Ici encore on verra dans le chapitre 7 comment la biologie enseignée au lycée depuis 2002 porte implicitement les marques du déclin génétique, mais aussi un passage (réticent mais nécessaire) aux thèses de Kupiec et Sonigo…

La génétique moléculaire, science du vivant décrit dans son être, est condamnée par le développement d’une contradiction remontant au moins à Morgan et qui atteint aujourd’hui son paroxysme : Etudiant l’hérédité du vivant sur un mode mécaniste-réductionniste non-réformable, elle doit pour triompher des dissidences allogènes, occuper le terrain de toutes les disciplines de la biologie, alors que celles ci représentent fondamentalement la science du vivant décrit dans son devenir (génétique des populations et processus de sélection naturelle, écologie et évolution de la biosphère, paléontologie et évolution des espèces, immunologie et lutte immunitaire, mais surtout embryologie et formation d’un organisme complexe à partir d’une cellule-œuf) ;

A cet effet, elle produit les armes théoriques qui la détruiront : L’émergentisme, qui est une façon d’admettre l’existence des sauts qualitatifs dans la matière à condition que ceux-ci restent indéterminés et non prédictibles, constitue un redoutable instrument que les futurs « sonigiens » retourneront contre leurs vieux propriétaires (de Schrödinger et Morgan à Monod, Jacob et Mayr). Il est évident du reste, qu’un tel concept ne pouvait coexister longtemps avec ceux de causalité et de forme (structure/fonction). L’emportant sur ces derniers, l’émergence conduit finalement à spiritualiser 1) la notion tant galvaudée déjà par l’idéalisme néo-darwinien, de complexité –alors que celle-ci est, dans un tout autre sens, une base incontournable du vrai matérialisme-, 2) une version très éthérée de la causalité –tandis que le matérialisme dialectique conserve à l’inverse la notion de cause nécessaire-.

La duplicité de cette notion d’émergence est telle que certains épistémologues ont aujourd’hui du mal à la taire. Ainsi par exemple, Anne Fagot-Largeault désigne précisément le hiatus philosophique que Kupiec et Sonigo feignent d’ignorer :

« Certes, l’embryologie scientifique est épigénétiste, mais il n’est pas clair que ses progrès dans la description détaillée du processus émergent qu’est l’embryogenèse permettent de trancher entre une théorie faible de l’émergence comme « survenance » (l’émergent macroscopique est un épiphénomène, tous les processus causals importants sont microscopiques), et une théorie forte de l’émergence (le phénomène émergent est un être nouveau, un sujet global, capable d’exercer un pouvoir causal sur ses propres constituants). » Philosophie des sciences, Tome II.

Il sort clairement de cette distinction que le vieil émergentisme de la génétique moléculaire, c’est à dire la théorie forte de l’émergence, apparaît  beaucoup plus  proche  de  la  dialectique  que  le  nouvel émergentisme de Kupiec et Sonigo (continuisme masqué), même s’ils reposent tous deux sur le double mouvement progrès anti-réductionniste / repli indéterministe… S’il promet de nombreux progrès scientifiques, le « libéralisme biologique » ne peut toutefois dissimuler l’impasse théorique[21] dans laquelle ses concepts erronés le conduiront… Rassurons nous cependant. Si le mécanisme réductionniste contenait en germe l’émergentisme néopositiviste qui le supplante aujourd’hui, l’émergentisme contient lui même, nous le verrons en détail, les instruments dialectiques qui, à leur tour, lui seront fatals !

L’« affaire Sonigo » méritait bien qu’on lui consacre un chapitre. C’est pour nous l’occasion de mettre notre théorie à l’épreuve sur deux chantiers :

Premièrement, en ce qui concerne le néodarwinisme, la situation en biologie apparaît bien plus complexe que les étroites polémiques envisagées dans ce chapitre. Il existe sur la question de l’évolution au moins une douzaine de théories, jeunes ou vieilles, mais qui s’affrontent toujours aujourd’hui à travers la presse spécialisée, la littérature scientifique et à l’intérieur des laboratoires de recherche. Nous verrons comment la théorie dominante, grâce à cette stratégie très efficace à court terme qu’est l’éclectisme, marque un déplacement tactique, se démarquant avec fracas de certaines dissidences pour en absorber d’autres le plus discrètement possible. Une fois ce déplacement mis en lumière, celui-ci démontrera à son tour quel avenir prometteur la science réserve au « libéralisme » biologique de Kupiec et Sonigo (chapitre 3).

Deuxièmement, l’affinité qui existe entre Kupiec-Sonigo et Lyssenko ne dévoile pas le matérialisme dialectique des premiers (hypothèse séduisante !) mais justement le caractère imparfaitement matérialiste de Lyssenko : Une analyse de l’histoire des interventions marxistes en biologie s’impose… Que révèle l’existence incontestable d’éléments dialectiques dans la théorie de Kupiec-Sonigo ? Une fois démontré le caractère partiellement dialectique de toutes les théories actuelles sur l’évolution (chapitre 3 ; premier temps), cette histoire du marxisme en biologie montrera combien une théorie scientifique explicitement dialectique ne doit pas être séduisante mais au contraire particulièrement suspecte ! Ni Dieu ni gène nous aidera à tirer les leçons des erreurs de marxistes tels qu’Althusser ou Garaudy à ce sujet (chapitre 4 ; deuxième temps). Il sera temps alors d’établir les bases objectives d’une théorie véritablement matérialiste dialectique de l’évolution biologique (chapitres 5 et 6).



[1] Fort chiffre de vente, passages à la télé, publicité dans les revues du vulgarisation scientifique, plusieurs rééditions depuis sa première parution en novembre 2000.

[2] L’idée qu’il existe déjà dans une boule homogène de cellules embryonnaires indifférenciées des cellules productrices d’un signal (pour simplifier) d’un côté et des cellules exposant de l’autre des récepteurs spécifiques, pour expliquer l’apparition d’asymétries embryonnaires successives, revient à expliquer l’événement par lui même ! C’est une nouvelle formulation, plus raffinée, de la thèse médiévale des Hommes de plus en plus minuscules emboîtés les uns dans les autres depuis la création (théorie préformiste).

[3] Par exemple, la graisse s’accumule autour du bassin chez la femme parce que l’utérus consomme beaucoup d’oxygène et prive d’autant les adipocytes voisins ; Ces derniers sont en quelque sorte forcés de devenir « adipocytes » c’est à dire d’accumuler des lipides parce qu’ils ne peuvent plus oxyder assez de matière organique. Autre exemple ; les neurones produisent de longues fibres nerveuses non pas parce qu’ils sont « guidés » pour le faire, mais parce qu’ils doivent capter leurs ressources à partir d’un site (le cerveau) éloigné de la circulation sanguine chez l’embryon.

[4] Par exemple, les globules blancs ne sont pas « faits pour » distinguer le soi (notion très essentialiste !) du non-soi (danger à détruire) : Leurs anticorps membranaires sont des « bouches » très diversifiées, capables de consommer potentiellement une grande variété de molécules. Chaque globule blanc possède un type de « bouche », chaque type de globule blanc est ultra minoritaire jusqu’à ce qu’une molécule étrangère (antigène) entre dans l’organisme ; le globule blanc qui a le plus d’affinité pour cette molécule prolifèrera massivement par « sélection clonale », base de l’immunisation (la théorie de la sélection clonale s’intègre dans la génétique moléculaire, à ceci prés que les milliards de formes d’anticorps potentielles sont toutes définis par des gènes !! On se rapporte alors à des recombinaisons génétiques extrêmement nombreuses, en interférence avec le dogme qui postule que les cellules d’un organisme ont toutes le même génome). Il y a « conjonction d’intérêt » entre le globule blanc qui « veut » manger des toxines et l’organisme qui « veut » survivre par ailleurs à ces toxines.

[5] La colinéarité désigne le fait que des gènes qui s’expriment chronologiquement pendant l’embryogenèse par exemple, se trouvent spatialement les uns à la suite des autres sur un même tronçon de chromosome.

[6] Cette phrase n’est pas de Lénine ou d’Engels, mais bien de Kupiec et Sonigo !

[7] « L’évolution, entretien avec I.Stengers », 2003

[8] C’est l’idée selon laquelle le milieu peut « agir » de quelque manière que ce soit sur les gènes qui exaspère le plus les chiens de garde de la génétique moléculaire. Jean Piaget, partisan de la théorie de Waddington et cybernéticien dans les années soixante raconte ceci : « Vers 1930, un grand biologiste américain avec lequel j’échangeais des idées, a fini par m’avouer sa conviction que le lamarckisme contenait une grande part de vérité, mais il ajoutait qu’il était impossible d’énoncer publiquement de telles opinions sous peine de faire scandale. A cette époque, j’avais des discussions suivies sur le rôle du milieu avec le collaborateur principal d’un grand biologiste anti-lamarckien : Sur ce point, me confia un jour ce chef de travaux, je suis absolument certain que le patron se fourvoie. Mais silence ! Pour qu’un institut marche, il ne faut qu’une opinion ! » (cité dans M.Delsol, L’Hérédité de l’acquis)

[9] Il est loin d’innover dans  ce type de compromis, mais les précédents furent plus raffinés, plus implicites : Empirisme ↔ criticisme (Mach), darwinisme ↔ racisme (Spencer), darwinisme ↔ mendélisme (Weismann), thermodynamique ↔ dynamique (Prigogine), matérialisme ↔ émergentisme (Mayr).

[10] Indiquons au passage sa tentation toute adolescente à rapprocher le texte (Phrase, majuscule, lettre, syllabe, mot, espace, point final, langue orale) et le génome (Gène, Codon d’initiation, nucléotide, triplet, exon, intron, codon-stop, protéines) !

[11] Remarquons qu’en fait la génétique moléculaire est justement idéaliste du fait même de son mécanisme (matérialisme sans issue).

[12] L’extinction des espèces au cours de l’histoire de la Vie est pour lui analogue au pion que Dieu se laisse prendre aux échecs [par qui ?] pour élaborer un coup plus fructueux !

[13] Le sous-titre de Ni Dieu ni gène est le suivant : Pour une autre théorie de l’hérédité. La théorie de l’évolution est renvoyée au placard des « non-questions » (autrement dit, le darwinisme est le dernier mot de la science en ce qui concerne la question de l’évolution des espèces !).

[14] Pichot est indifféremment pris à parti dans le Chiffre de la vie (Bénichou), Ni Dieu ni gène (Kupiec-Sonigo), La fin du « tout génétique » (Atlan)

[15] Illustration récente : Anne D’Ambricourt-Malassez attribue la non-migration d’une position basse (embryon humain) vers une position arrière du trou occipital connectant le crâne à la colonne vertébrale (singes anthropomorphes) non à un « gène architecte » particulier, mais à la croissance concomitante de la cavité crânienne embryonnaire (contrainte physique) : Comme la chouette, qui est bipède verticale parce que son trou occipital est repoussé vers la bas fortuitement sous l’effet de la croissance des orbites oculaires crâniens embryonnaires (gros yeux adaptés à la vision nocturne), l’Homme est bipède vertical parce que son trou occipital est dirigé vers le bas sous l’effet de la croissance volumique du cerveau embryonnaire (et donc du crâne).

[16] Notion phare, qui finit par « tout expliquer » et revêt une valeur aussi spiritualiste que celle du hasard chez Kupiec et Sonigo. Rappel important : Cette notion de complexité n’est pas étrangère au matérialisme dialectique ; Celui-ci se charge d’expliquer comment le complexe naît du simple, et non de tout expliquer par un plaquage systématique de la réponse « C’est complexe » !

Cette tentation n’est pas le fait des seuls scientifiques, il suffit de lire les journaux ou de regarder la télévision pour savoir qu’elle est régulièrement utilisée (et même élevée au rang de pseudo-théorie à la mode) par les journalistes et les économistes.

[17] Nous aborderons ce problème dans le chapitre 4 avec Matérialisme et Empiriocriticisme (Lénine).

[18] L’analyse du recul théorique, particulièrement éloquent, de la génétique enseignée au lycée depuis 2002 achèvera la mise en évidence de cette crise scientifique (Chapitre 7).

[19] Au sens où l’entend Lénine c’est à dire, non comme un contraire du subjectif  mais comme un moment du relatif (Chapitre 4).

[20] Et ce ne sera pas facile ; Il est beaucoup plus confortable de s’attaquer à une théorie en déclin qu’à une théorie montante !

[21] Si Kupiec et Sonigo sont actuellement à l’avant garde de l’histoire de la biologie, ils en sont loin en histoire de la philosophie des sciences : La vieille « ligne dure » du néopositivisme (nominalisme, physicalisme), anti-métaphysique mais formaliste, qu’ils tentent d’introduire en biologie, est supplantée depuis les années quatre-vingt dans les autres sciences par un néopositivisme « souple », violemment opposé au premier (avec Polanyi puis Kuhn). Ce dernier se caractérise par une « quasi »-dialectique –l’histoire des sciences est jalonnée de révolutions scientifiques, elle n’est pas continue- et par un retour déclaré à la métaphysique qui la dissout finalement –le savoir est fondamentalement parcellaire ; naissance d’une philosophie de la physique, d’une philosophie des mathématiques, d’une philosophie de la biologie, etc.- (cf. chapitre 8).