Chapitre 1. Histoire d’une contre-révolution théorique
Les quatre stades
de la théorie de l’évolution
« J’ai découvert beaucoup de faits nouveaux que
la science n’a pas encore examinés du point de vue théorique. Ces faits
nécessitent évidemment une mise au point théorique et une étude approfondies,
ce à quoi doit contribuer la dialectique matérialiste, seule philosophie du
matérialisme conséquent (…) A mon avis il faut avant tout hâter la mise à fruit
des arbres fruitiers. Ensuite, en appliquant le croisement interspécifique,
créer de nouvelles espèces de plantes, plus utiles à l’homme. Puis je le
répète, il est extrêmement important que tous les travailleurs de la science
élaborent et mettent au point, non pas chacun de son côté mais en étroite
collaboration, les méthodes et moyens permettant d’incorporer à la pulpe des
fruits de nouveaux éléments chimiques précieux pour l’homme. »
Ivan Mitchourine. Œuvres
choisies
Un an avant sa mort, le célèbre horticulteur soviétique appelait les
sciences biologiques à s’unir en théorie comme en pratique, dans la perspective
d’une transformation volontaire de la nature. En Europe ou en Amérique,
affirmer en 1934 que des espèces héréditairement modifiées par et pour l’homme
fussent seulement possibles aurait été pure folie ; pas en Union
Soviétique !
C’est pourtant chose faite aujourd’hui[1]…
A ceci prés qu’un demi siècle plus tard, c’est bien en occident et partant
d’une science bourgeoise fortement teintée d’idéalisme que le génie génétique
s’est développé, avec des limites certes mais aussi d’évidents succès…
Que de questions légitimes nous pourrions poser rétrospectivement à
Mitchourine, à son successeur Lyssenko, ces farouches partisans de Darwin
contre la génétique formelle, mais aussi à Mendel, à Morgan et même à Monod,
notre « héros scientifique » national, lui même darwinien convaincu,
grande figure de la révolution génétique des années soixante, qui considérait
le matérialisme dialectique comme une forme de « délire
collectif » !
En quoi, tout d’abord, cet étonnant présage du début du siècle
n’était-il pas, dans le cadre de la science soviétique, une miraculeuse
prophétie mais au contraire le diagnostic lucide d’un savant authentiquement
matérialiste ?
Doit-on, ensuite, affirmer pour autant que nulle connaissance objective
ne peut émaner d’une science bourgeoise, quelque soit son degré
d’idéalisme ? Peut-on d’ailleurs légitimement distinguer science
bourgeoise et science prolétarienne, dans leur pratique et leur théorie, sans
tomber dans un dangereux relativisme ?
Que doit-on penser des succès de la génétique moléculaire précisément,
cette science « hybride » que tant de savants occidentaux eux mêmes
accusaient et accusent encore d’« impérialisme », asservissant toutes
les disciplines biologiques pour ses seuls intérêts, à l’heure où se développe
résolument une crise qui la détruit de l’intérieur ?
Une crise scientifique n’est pas le signe avant coureur de la « fin
de la science », loin s’en faut. La science se développe même
dialectiquement grâce à de telles « crises de croissance » comme
l’indiquait Lénine, bien que chacune soit l’occasion pour de nombreux savants,
de tomber dans un incurable scepticisme qu’exploitent les résurgences du
spiritualisme le plus anti-scientifique…
Sur quelle biologie totalement nouvelle cette crise du néodarwinisme
débouchera t-elle ? Celle ci peut-elle être à la fois meilleure dans sa
description de la matière et en parfaite adéquation idéologique avec le système
capitaliste mondial, comme l’était déjà du reste l’ancienne biologie néodarwinienne ?
Dans ce contexte enfin, quelle légitimité le matérialisme dialectique
tant décrié peut il s’octroyer grâce au choc imminent des deux biologies
antagonistes, l’ancienne, néodarwinienne, et la nouvelle, que faute de titre
encore assumé, nous appellerons anti-néodarwinisme bourgeois ?
Cet essai élucidera un double questionnement : Le premier
concernera directement la crise de la biologie bourgeoise actuelle, ses tenants
et aboutissants ; Le deuxième concernera les potentialités du matérialisme
dialectique en biologie, hier mais aussi et surtout aujourd’hui, à l’heure où
–comme Mitchourine vu d’occident en 1934- ce serait « pure folie »
d’asséner à la biologie les vérités qu’elle ne peut tirer d’elle même, qui plus
est grâce au marxisme scientifique !
Ces deux problématiques sont indissociables : Pour la deuxième, on
ne saurait en effet s’appuyer sur une théorie « historiciste », le
matérialisme dialectique, sans envisager sa propre histoire et ses rapports
passés avec la biologie ; nous aurons l’occasion de le rappeler à
plusieurs reprises : « A chaque découverte qui fait époque dans le
domaine des sciences naturelles, le matérialisme doit modifier sa forme »[2]
(Engels).
Pour la première, on ne saurait produire un diagnostic objectif de cette
« crise de croissance » de la biologie sans une « théorie de la
synthèse », une « méthode », la dialectique, qui ne s’arrête pas
aux aspects séduisants (apparences matérialistes) ou repoussants (apparences
idéalistes) d’une théorie scientifique pour y délimiter lucidement erreurs et
vérité.
Il sera nécessaire dans un premier temps d’indiquer en quoi cette crise
n’est pas une crise « accidentelle » de la seule génétique
moléculaire, science ponctuelle et jeune, mais une crise profonde, élargie et
congénitale au néodarwinisme tout entier ; certains épistémologues
renommés le sous entendent d’ailleurs eux mêmes aujourd’hui : « La
génétique moléculaire soutient le darwinisme parce qu’elle a besoin de lui –il
doit mettre en place le programme génétique qu’elle étudie- plus qu’elle ne lui
apporte des méthodes et des arguments » (Pichot, Histoire de la
notion de gène).
L’histoire du néodarwinisme, c’est en effet l’histoire des rapports
troubles et complexes qu’ont entretenus pendant un siècle l’évolutionnisme
matérialiste darwinien et la génétique mendélo-morganiste idéaliste, plus que
celle d’une harmonieuse fusion entre ces deux théories, comme se plaisent à le
répéter les idéologues officiels de la biologie.
A. Le stade transformiste (1719 – 1830)
L’émergence du transformisme, c’est à dire de l’idée que les espèces se
transforment et naissent les unes des autres au fil de l’histoire, fut le
résultat nécessaire du développement convergent de deux causes fondamentales.
Au niveau pratique : C’est avant tout l’horticulture, très prisée des
naturalistes au XVIIIe siècle mais aussi d’un grand intérêt pour l’économie de
l’époque, qui donna au transformisme ses premiers arguments concrets. Au niveau
théorique : C’est en portant l’idéalisme théologique alors dominant
jusqu’à ses ultimes paradoxes que les problèmes de l’évolution et de l’hérédité
purent être soulevés dans un cadre de plus en plus matérialiste, ébauchant les
premières théories transformistes contre le discours biblique extrêmement
coercitif de l’époque.
Ce dernier se compose de trois grandes thèses incontournables ; le
préformisme, la typologie essentialiste et la tératologie fabuleuse.
Le préformisme tout d’abord, propose une solution apparemment
simple au problème de l’hérédité ; l’humanité toute entière aurait été
créée en germe en même temps qu’Adam et Eve, par simple emboîtement à l’image
des poupées gigognes. Ainsi, chaque procréation ne saurait être la création
différée d’un nouvel être, mais, comme l’affirmait Charles Bonnet, contemporain
de Buffon, la simple croissance d’un des êtres miniatures préexistants dans les
testicules du père (théorie spermatiste) ou dans les ovaires de la mère
(théorie oviste), et contenant lui même dans sa propre semence des homuncules
encore plus petits ! Si le problème de la ressemblance entre parents et
enfants était résolu de fait, sans création ex nihilo, celui de
l’assemblage de caractères paternels et maternels en chaque individu restait
néanmoins un mystère…
La typologie essentialiste part quant à elle des observations les
plus évidentes ; le chat naît du chat, le chien naît du chien… il existe
donc des espèces objectivement caractérisées, façonnées une fois pour toute au
cinquième jour de
La tératologie fabuleuse enfin, qui a traversé toute l’histoire
du moyen âge, fournit à l’époque une profusion de mythes issus de l’observation
des monstruosités morphologiques de certains hommes, de certains animaux, mais
aussi de légendes concernant l’enfer ou les mondes inexplorés : Convaincus
de l’existence de chimères « mi-hommes mi-pourceaux », de
« chiens à tête de volaille », d’« enfants demi-chien »
(cité par Ambroise Paré, XVIe siècle), les naturalistes ne
trouvaient pas toujours contradictoire d’admettre la typologie essentialiste
tout en cherchant à hybrider des races ou des espèces, végétales voire animales[3]
à plus haut rendement.
a.
Le transformisme restreint du siècle des
Lumières
Il faut avant tout rappeler que le fixisme de Linné, de Ray, de Cuvier
plus tard, est à cette époque la contre partie « scientifique » d’un
certain « transformisme naïf » plus ou moins admis jusque là et se
nourrissant des élucubrations les plus absurdes de la tératologie
fabuleuse : « Jamais, disait Ray, une espèce ne naît de la
semence d’une autre espèce ». En ce sens les fixistes avaient raison
contre Needham par exemple, lequel affirmait qu’une simple moisissure pût
engendrer un animal.
La vieille « querelle des universaux » restait sans
issue : Fallait-il admettre avec Platon, l’essence idéale de catégories
telles que les espèces ou au contraire soutenir avec Aristote que « les
genres, les classes, les ordres [et pourquoi pas les espèces] n’existent
que dans notre imagination, [qu’] il n’y a dans la nature que des
individus » (Buffon) ?[4]
C’est paradoxalement Linné, éminent fixiste du XVIIIe siècle, qui
fournit à ses adversaires l’un des arguments les plus puissants du
transformisme : Formalisant l’apparente « affinité entre les
êtres » en une classification extrêmement précise et unifiante des espèces
existantes, regroupant par exemple l’âne, le cheval, le zèbre dans un même
ordre, les équins, les ovins, les bovins dans une même classe, les mammifères,
les oiseaux, les reptiles dans un même embranchement, il fit naître contre son
gré l’idée d’un réel « apparentement » entre ces catégories, germe
d’une généalogie transformiste inacceptable pour l’époque.
Parallèlement, c’est à Jean Marchant, botaniste français du siècle des
Lumières, que revient la paternité du mutationnisme évolutionniste. Son livre
« Sur la production des nouvelles espèces de plantes » (1719)
témoigne en effet de l’observation d’une rose « monstrueuse », née
accidentellement sur un par terre de roses normales et capable de transmettre
héréditairement sa monstruosité. Cette adhésion à l’idée d’une variabilité du
monde vivant, suivie plus tard par Michel Adanson, Nicolas Duchenne puis Hugo
De Vries[5],
l’un des fondateurs de la génétique en 1900, sera la base d’un courant
« typologique » de l’évolutionnisme, admettant l’existence objective
des espèces autant que leur variabilité, toujours implicitement tenté par
l’essentialisme, contre le courant nominaliste de Buffon à Darwin lui même.
Ainsi, un certain nombre de praticiens botanistes, au premier rang
desquels Linné, constataient une évidente « instabilité des
hybrides » ; lorsqu’on croise artificiellement deux espèces végétales
A et B, l’hybride obtenu fournit à son tour une descendance composée non pas
d’hybrides mais d’individus aux caractères disjoints, d’espèce A ou B[6].
La pratique fournissait alors paradoxalement plus d’arguments aux
essentialistes[7] qu’aux matérialistes
partisans de l’« hérédité-fusion » (Buffon, Lamarck, Darwin), et
opposés au préformisme ; ces derniers étaient en effet moins ancrés dans
la pratique que dans la simple contemplation de la nature.
Travaillé par cette contradiction entre sa conception du monde idéaliste
et sa pratique horticole spontanément matérialiste, confronté à la variabilité
du vivant, Linné concèdera finalement : « Toutes les espèces sont
elles filles de l’histoire ? Ou le Créateur aurait-il à l’origine du monde
limité ce développement à un nombre déterminé d’espèces ? Je n’oserais pas
me prononcer avec certitude à ce sujet. »
Intendant du jardin du Roi dès 1739, Buffon se consacra quant à lui à la
composition d’une « Histoire Naturelle » de grande portée historique.
Profondément nominaliste et attaché à la variabilité des individus contre son
contemporain et adversaire Linné, il fut souvent taxé de « savant
mondain », voire de « naturaliste de cabinet ». Davantage porté
sur la synthèse que sur l’approche réductionniste, ses réflexions l’ont malgré
tout amené à un « transformisme limité », affirmant l’émergence
possible de nouvelles espèces à partir d’un même genre (exemple célèbre de la
parenté du cheval et de l’âne) sans l’élargir encore à l’ensemble du monde
vivant et ses grandes transformations historiques[8].
L’œuvre de Buffon fut marquée par d’incessantes réprimandes de la part du
pouvoir et du clergé, faisant obstacle à la formulation d’un transformisme
intégral, forçant même l’auteur à se dédire sur les modestes bases de son
« transformisme restreint ».
C’est à Maupertuis qu’on doit la première affirmation argumentée d’un
transformisme intégral (Essai sur la formation des corps organisés,
1754) ; ce sont pour lui des « molécules séminales » qui se
combinent lors de la reproduction sexuée, donnant selon les combinaisons plus
ou moins heureuses des formes variables à l’intérieur de l’espèce :
L’enfant ressemble à ses parents, mais il est aussi un être radicalement
singulier, « anormal ». Maupertuis est en ce sens tout à fait
mutationniste. Benoît de Maillet incrustera cette théorie aux problèmes
soulevés par les fossiles connus, de plus en plus nombreux et témoins objectifs
d’espèces éteintes aux formes extraordinaires.
Fortement inspiré par Buffon, Denis Diderot ajoutera à l’édifice
l’ébauche d’un concept de sélection naturelle, au sens où, à travers cette
mutabilité du vivant, « les combinaisons vicieuses de la nature »
n’ont pu survivre au cours de l’histoire naturelle. Le transformisme intégral
de Diderot apportera de plus l’idée que les espèces, sur une autre échelle de
temps, naissent et meurent exactement comme les individus eux mêmes.
Nous avons donc à la veille de
Face à l’idéologie dominante, le courant matérialiste se renforce des
incohérences de plus en plus manifestes du camp fixiste, mais promeut un
nominalisme à double tranchant : Comment expliquer l’évolution des espèces
tout en affirmant que ces espèces sont de simples constructions de
l’esprit ? A travers le nominalisme, c’est un continuisme parfaitement
incompatible avec la matière étudiée qui deviendra à son tour de plus en plus
inconfortable ; Le vivant est en effet profondément discontinu, il évolue
par sauts qualitatifs et non graduellement (darwinisme).
b.
Le lamarckisme révolutionnaire
Le transformisme ne bénéficiera pas automatiquement des échecs apparents
du fixisme ; les idéologues dominants savent en effet raffiner leurs thèses
à chaque fois que le débat scientifique semble leur donner tort…
Néanmoins, dans le contexte français, la « Grande Révolution »
bourgeoise apportera à la science un souffle nouveau, progressiste et
matérialiste, marqué en biologie en particulier, par l’œuvre de Lamarck. Avec
sa « Philosophie zoologique » (1809) il couronne les
spéculations et hypothèses du siècle passé d’une théorie unifiée et
formalisée ; c’est le point de départ d’un évolutionnisme véritablement
scientifique en biologie.
Nous verrons dans son œuvre la marque constante d’une pensée dialectique
attestant du mouvement perpétuel de la matière et d’une complexification
croissante de la nature depuis les animalcules les plus primitifs jusqu’aux
formes supérieures de la vie : « Nous sommes d’avis que chaque
espèce et chaque individu traverse des périodes déterminées de croissance,
d’épanouissement et de mort. Leur dépérissement n’est pas une décomposition
semblable à celle des mortels, mais une transformation. On admet généralement
que de grandes catastrophes ont causé l’anéantissement des animaux du monde
originel. Il n’en est cependant rien. Nombre d’entre eux ont survécu pour
disparaître ensuite du monde que nous connaissons, car les genres auxquels ils
appartenaient ont cessé d’exister en se muant en d’autres genres. Sur notre
globe tout est fluide et passager, aussi bien le genre que l’individu, le sexe
que l’espèce. Même l’homme disparaîtra un jour et sera transformé… l’homme
n’est pas un organisme définitivement supérieur. Il se développera et se muera
en un être supérieur aux formes plus subtiles. »
Il faut toutefois remarquer que faute de découverte majeure à cette
époque, l’évolutionnisme y apparaît plus positiviste et directionnel (c’est à
dire « guidé » !) que véritablement déterministe au sens
dialectique du terme : L’idée d’une modification directionnelle sans
moteur identifié conduit en effet le lamarckisme à un « finalisme
interne » qu’on peut identifier à quelques nuances prés à l’« élan
vital » de l’idéaliste Bergson (XIXe siècle), fort distant du
matérialisme dont il se réclamait initialement.
Il formule deux « lois » dirigeant la « complexification
graduelle des organisations » du vivant : La fonction crée l’organe,
tandis que le non usage d’un organe induit sa disparition. Ainsi, plus
l’ancêtre de la girafe tend son cou vers la cime des arbres pour en consommer
les feuilles, plus cette habitude se perpétue dans la descendance dont le cou
s’allongera graduellement. De même, moins l’ancêtre de la taupe, vivant sous
terre, se sert de ses yeux, plus ceux ci régresseront dans sa descendance
jusqu’à disparaître totalement.
Cette réadaptation manifeste des espèces aux modifications permanentes
de leur milieu conduit au postulat d’une « hérédité des caractères acquis
par l’habitude », postulat qui deviendra avec Weismann puis restera
jusqu’aujourd’hui extrêmement polémique. Le néodarwinisme se construira et se
développera en effet précisément contre une telle théorie.
La notion d’hérédité des caractères acquis est fortement ambiguë :
S’opposant à l’idée que c’est l’âme immuable et immatérielle qui se transmet de
génération en génération pour façonner les corps, comme une
« information-représentation »[9]
de l’être vivant, elle apparaît résolument matérialiste, affirmant que c’est le
corps entier qui participe à la reproduction. Mais cette dernière idée suggère
l’existence de « gemmules » représentant le corps dans ses
différentes parties et se réunissant intelligemment dans la semence comme un
« échantillon représentatif », avec son lot d’énigmes sur le lien
magique structure – fonction… A partir du XIXe siècle, on verra
d’ailleurs succéder à Lamarck deux courants anti-néodarwiniens fondamentalement
antithétiques : Le néo-lamarckisme matérialiste et le psycho-lamarckisme
idéaliste[10].
Lamarck gagna vite un succès d’estime, mais son camp fut ensuite victime
d’une réaction fixiste vigoureuse, pendant
Cuvier proposera une théorie « catastrophiste » usurpant aux
matérialistes les thèses discontinuistes (dialectiques) qu’ils n’ont pas su
élaborer eux mêmes, par abus de nominalisme : L’histoire serait
entrecoupée de catastrophes planétaires ayant anéanti toute forme de vie
(déluges). La vie serait réapparue ex nihilo après chaque catastrophe,
mais sous des formes chaque fois différentes. L’existence des espèces disparues
ne posait plus problème aux fixistes, qui purent désormais développer la
paléontologie sans se soucier du modèle évolutionniste.
Geoffroy Saint Hilaire, adepte de Lamarck mais anatomiste et
collaborateur de Cuvier, remit en selle le transformisme lors d’une célèbre
controverse académique qui l’opposa à Cuvier en 1830 (année de la révolution de
juillet !)… Le paradigme transformiste n’a pas encore de base explicative
cohérente mais confirme sa position et commence à dominer le dogme biblique à
mesure que l’observation de la nature s’élargie[12].
B. Le stade darwiniste (1831 – 1892)
A cette époque en Grande Bretagne, Charles Darwin s’apprête à embarquer
sur le célèbre Beagle pour un voyage de cinq ans autour de l’Amérique
latine. A l’occasion de ce voyage, le naturaliste d’abord fixiste devint
résolument évolutionniste, découvrant dans chaque flore, dans chaque faune
exotique les traces d’une filiation réelle entre les espèces.
L’apport de Darwin à la science de l’évolution se veut profondément
original. Sa théorie s’articule autour d’un concept nouveau ; la sélection
naturelle, concept « indépassable » bien qu’incomplet : La
sélection naturelle est pour Darwin comme pour tous ses successeurs le véritable
moteur de l’évolution biologique, elle acquerra une valeur paradigmatique
d’autant plus puissante qu’aucune hypothèse alternative ne lui sera vraiment
opposée par la suite. Cependant la théorie strictement darwinienne de
l’évolution souffrira de l’absence d’une réelle explication des mécanismes de
l’hérédité (sans lesquels la théorie ne saurait être plus qu’un modèle
descriptif). Cette lacune permettra à l’idéalisme weismannien de s’y adjoindre
plus ou moins légitimement, jetant les bases d’un « néodarwinisme »
stable davantage porté sur les questions de l’hérédité, c’est à dire sur les
questions « génétiques » posées par l’élevage et l’agriculture des
pays industrialisés, que sur la question pourtant centrale de l’évolution
historique des espèces.
a.
« L’Origine des espèces »
La science de l’évolution ne peut être, on le comprend, une science
expérimentale comme on la conçoit aujourd’hui. Sa scientificité tient d’une
part aux preuves de l’évolution biologique synthétisées par Darwin, d’autre
part au modèle explicatif qu’il formule au sujet de cet auto-dynamisme des
ensembles populations-milieux à long terme (c’est à dire au delà des
apparences). L’argumentaire de Darwin comporte trois volets :
Les arguments morpho-anatomiques : Darwin
reprend à son compte la notion d’homologie formulée initialement par Saint
Hilaire contre Cuvier dès 1818. Sous des apparences et des fonctions
profondément différentes, les squelettes de l’éléphant, de la chauve-souris ou
de l’homme sont structuralement analogues, trace matérielle de leur généalogie
commune. De même les organes vestigiaux ou rudimentaires observés chez de
nombreux animaux (stylets des chevaux, ceinture pelvienne des baleines, yeux
des taupes, etc.) sont également des témoins objectifs de cette généalogie
commune.
Les arguments taxonomiques : Le
problème du choix des critères objectifs d’apparentement entre espèces[13]
met en lumière la limite des classifications fixistes et essentialistes de la
nature. Pour Darwin, ce problème n’est levé que si les homologies ne sont plus
considérées comme des causes d’apparentement mais bien comme des conséquences
de parenté. Il renverse ainsi la conception initiale de tous les systématiciens
depuis Linné, en donnant un sens historique aux classifications animale et
végétale.
Les arguments embryologiques : La
métamorphose d’une chenille en papillon, d’un têtard en grenouille, mais aussi
plus généralement les modifications profondes et successives des embryons chez
toutes les espèces pluricellulaires, relativisent l’idée de
« fixité » des individus et des espèces. Avec le préformisme, c’est
un pan énorme de l’argumentaire fixiste qui s’effondre. Darwin ébauche ici ce
que Haeckel formalisera plus tard sous le nom de « loi biogénétique
fondamentale » : L’ontogénie, c’est à dire la succession de stades
embryonnaires typiques chez les vertébrés supérieurs, « récapitule »
la phylogénie, marquant les grandes étapes historiques de l’évolution animale.
Ainsi les mammifères, y compris l’homme, passent d’abord par le stade
unicellulaire (cellule-œuf), puis par le stade pluricellulaire primitif
(blastula creuse), le stade cœlentéré (gastrula), le stade poisson (bourgeon
caudal et ébauches de branchies qui s’obtureront et disparaîtront par la
suite), etc. Le fait que même des animaux aussi dissemblables qu’un poisson, un
batracien, un oiseau ou l’homme soient quasiment identiques jusqu’à des stades
plus ou moins tardifs de leur embryogenèse atteste du fait évolutionniste, avec
à l’appui une sorte de « résumé » en accéléré directement observable
du côté de l’embryologie.
Le modèle explicatif que Darwin formalisera et perfectionnera dans les
multiples parutions de l’« Origine des Espèces » de 1859 à
1872 dérive de cinq constats majeurs, issus de l’observation de la nature mais
aussi de la pratique humaine :
1)
Les individus d’une population sont
plus ou moins variables, une population étant toujours polymorphe.
2)
Eleveurs et horticulteurs pratiquent
depuis longtemps une sélection volontaire (« sélection
artificielle ») à travers la reproduction sexuée, visant à améliorer certaines
caractéristiques des espèces domestiques.
La synthèse de ces deux constats, variabilité naturelle d’une part,
sélectionnabilité des populations d’autre part, engendre l’hypothèse d’une
sélection des variations avantageuses opérant dans la nature ; la
sélection naturelle.
3)
Chaque espèce a une capacité
naturelle de surpeuplement ; implantée seule dans un milieu nu, riche en
ressources, elle le peuplera totalement, or ;
4)
Chaque milieu est marqué par un
« équilibre naturel » entre les populations des différentes espèces,
de sorte que le taux de reproduction de chacune soit contraint par celui des
autres.
Ces deux constats d’inspiration malthusienne[14]
complètent l’hypothèse variation/sélection par l’idée d’un régulateur
dynamique ; la « lutte pour l’existence », observable chez tous
les individus, chez toutes les populations.
5)
Une lutte éliminatoire peut exister
entre les individus d’une même espèce (compétition intra-spécifique) ou entre
des populations d’espèces différentes (compétition inter-spécifique).
Ce dernier constat scelle les deux précédents dans une logique dont on
imagine les développements idéologiques ultérieurs. Le plus célèbre n’est autre
que la formule bien connue de « survie du plus apte », d’abord promue
par l’évolutionniste-positiviste libéral Spencer, l’un des plus ardents
défenseurs de Darwin. Ce « darwinisme social », père de l’eugénisme
et inspirateur fondamental de toutes les idéologies fascistes au vingtième
siècle, sera sous une forme ou sous une autre le dénominateur commun de tous les
disciples de Darwin, aussi opposés soient ils entre eux, de Spencer et Haeckel
à Weismann en passant par Galton et Huxley.
Si « Darwin est un support obligatoire pour imposer Lamarck »
(Haeckel), sa théorie relativise pourtant beaucoup celle de son aîné. Darwin,
comme tous les transformistes de son temps de Buffon à Haeckel, admettait
l’hérédité des caractères acquis, base du lamarckisme, et se déclarait partisan
de la théorie pangénétique (Buffon et Maupertuis). Cependant, ce n’est plus
l’habitude « héritable » mais la variabilité fondamentalement
aléatoire des individus qui subit le filtre de la sélection naturelle.
A ce titre, le finalisme de Darwin n’est plus celui de Lamarck
(orientation posée a priori, donc facilement idéalisable), mais une
orientation a posteriori donc non préméditée et anonyme.
Tous ceux qui admettront après Darwin le fameux couple hasard/sélection,
se disputeront la primauté d’un des volets sur l’autre. On verra ainsi se
développer avec Haeckel, Spencer et quelques autres « darwiniens-lamarckiens »
des courants mécanistes affirmant la primauté de la sélection naturelle dans la
doctrine de Darwin : Le milieu façonne les espèces (ectogenèse). D’autres
courants « darwiniens », mutationnistes ceux-là, donc également
héritiers de Marchant et De Vries, donneront l’avantage à la variabilité
aléatoire des individus, allant parfois jusqu’à remettre en question la
validité même du concept de sélection naturelle (autogenèse).
A l’heure où se clôt la longue polémique des théologiens contre la théorie
de l’évolution[15], commence celle des
lamarckiens et des néodarwiniens : C’est l’inauguration d’une période
trouble et mouvementée, marquée par l’impossible fusion des théories de
l’évolution (Darwin) et de l’hérédité (Mendel).
b.
Fondation du néodarwinisme
Le développement de la microscopie en cette fin de siècle fait
progresser une science nouvelle, la cytologie. Si la théorie cellulaire fut une
avancée matérialiste historique contre les derniers partisans du préformisme
biblique, la découverte des chromosomes fut en même temps source d’ambiguïtés
théoriques qui retentiront sur toute l’histoire du néodarwinisme :
Lorsqu’une cellule se divise, son noyau se transforme en un certain nombre de
bâtonnets bien visibles au microscope et se dédoublant eux mêmes ; les
chromosomes. Comment expliquer le fait que les deux cellules filles présentent
les mêmes caractéristiques que la cellule mère ? La réponse semble
désormais assez simple : Les chromosomes portent les déterminants
informationnels de ces caractéristiques matérielles. Ils constituent en ce sens
la base de l’hérédité. Le fait que ces chromosomes soient seuls visibles, avec
les microscopes de l’époque, dans l’extrême complexité de l’ultrastructure
cellulaire, réduira considérablement le problème de l’hérédité à celui d’une
simple transmission de « molécules porteuses de vie » à travers les
générations cellulaires.
August Weismann rompra désormais avec le lamarckisme de son aîné
Haeckel, introducteur du darwinisme en Allemagne, pour une théorie parfaitement
idéaliste de l’hérédité. Celle ci discréditera en même temps la notion
d’hérédité des caractères acquis, que les néolamarckiens désormais minoritaires
continueront à revendiquer, notamment en France, tout au long du XXe siècle.
En coupant la queue de souris de laboratoire sur de nombreuses
générations, il n’observera jamais de souris naissant sans queue ; cette
expérience discréditera pour longtemps les partisans d’une hérédité de l’acquis
strictement lamarckienne. Sur sa lancée, Weismann mettra en évidence
l’existence chez les organismes pluricellulaires de deux lignées
cellulaires ; la lignée somatique est celle qui compose l’ensemble des
organes fonctionnels de l’individu, la lignée germinale correspond quant à elle
au groupe de cellules participant directement à la reproduction ; ovules
et spermatozoïdes. Disjointes dès l’embryogenèse, ces deux lignées restent
isolées et profondément dissemblables : la lignée germinale, correspondant
à un « plasma germinatif immortel », survit aux lignées somatiques se
développant à partir d’elle à l’occasion de chaque ontogenèse, et ne subit du
soma affecté par les évènements de la vie et les contraintes du milieu aucune
des modifications que prévoyait la thèse pangénétique.
Le plasma germinatif posé comme immuable, parfaitement indépendant des
circonstances, est en quelque sorte et paradoxalement une négation de
l’hérédité elle même, au sens où il réintroduit sous une forme apparemment plus
acceptable, la thèse préformiste des homuncules emboîtés.
Développant sa théorie, Weismann lance ainsi l’idée très ambiguë d’une
hérédité particulaire, « atomiste », ayant pour unité de base le
« biophore ». Pour lui, les biophores, littéralement molécules
porteuses de vie, sont douées des mêmes propriétés que les organismes à un
autre niveau (nutrition, croissance, reproduction) et se présentent comme les
« doubles » microscopiques des caractéristiques décrétés divisibles
de l’organisme (réductionnisme). Ces biophores sont portés par les chromosomes,
cependant ils sont en tant qu’unités « vivantes » et idéales, encore
bien loin des gènes « porteurs d’informations » que nous connaissons
aujourd’hui…
C. Le stade mutationniste (1900 – 1927)
Ce début de siècle est marqué par une période particulièrement
trouble ; si formellement la grande majorité des évolutionnistes se
réclament de Darwin, la notion de sélection naturelle n’est plus revendiquée
par personne… Les oppositions théoriques de l’époque sont traversées par un jeu
complexe de contradictions à travers lequel aucun courant ne peut se révéler
absolument matérialiste.
Le travail historique de Darwin, déjà partiellement neutralisé par
Weismann, se verra dans un premier temps opposé au mendélisme exhumé dès 1900
par les tenants du mutationnisme. Il y sera finalement « associé »
quarante ans plus tard par un consensus officiel, comme simple postulat
encadrant et justifiant la génétique moléculaire désormais centrale. Le
néodarwinisme devient alors une théorie de l’hérédité appuyée sur une
« théorie darwinienne » de l’évolution fortement transformée, adaptée
au réductionnisme, et perd immanquablement de vue le caractère historiciste de
cette dernière. Non pas d’ailleurs que la théorie de Darwin soit directement
attaquée dans ses concepts ; elle est en fait détournée intrinsèquement
par les généticiens depuis Weismann et De Vries : « Le darwinisme
est à la thèse de Darwin ce que le génome est au plasma germinatif de
Weismann ; le schéma explicatif (variations/sélection) est à peu près le
même chez le maître et dans la doctrine qui porte son nom, mais les théories
sont si différentes qu’elles sont à peine comparables. Chez Darwin, ni les
variations ni la sélection naturelle n’étaient ce qu’elles sont devenues dans
le darwinisme et, en tout cas (…), il n’y avait pas de place chez lui pour les
mutations » (Pichot, Histoire de la notion de gène).
On pourrait croire que la simple confrontation d’une théorie de
l’évolution où les mécanismes héréditaires font défaut et d’une théorie de
l’hérédité qui se désintéresse de l’évolution des espèces, doit nécessairement
fructifier. C’est une idée reçue. Nous verrons en effet qu’une réelle synthèse
des théories de l’hérédité et de l’évolution ne peut être que dialectique, au
sens où évolution biologique et hérédité sont en contradiction objective dans
la matière elle même.
a.
Une génétique d’abord anti-darwinienne
Dès 1900, le courant « darwinien-lamarckien » des Haeckel et
Spencer, d’inspiration matérialiste mais souvent trop spéculatif, se trouve
débordé par deux courants ennemis de praticiens d’abord peu enclins à la
théorisation[16]. Les biométriciens d’un
côté, les mutationnistes de l’autre.
Pour Galton, cousin et disciple de Darwin, les statistiques naissantes
(loi de Gauss-Laplace) permettent, en s’appliquant aux populations polymorphes
humaines, animales ou végétales, d’appuyer scientifiquement la notion de
sélection naturelle. La biométrique y décrit les variations individuelles d’une
population sous leur aspect quantitatif (taille, teinte, poids, intensité,
etc.). La forme en cloche des courbes obtenues, autour d’une valeur moyenne
« idéale » dans un milieu donné, démontre bien l’action de la
sélection naturelle, mais celle ci ne s’exerce apparemment que sur des
variations quantitatives. Or l’évolution biologique est marquée par des
innovations qualitatives ; apparition d’organes, de spécialisations, de
nouvelles structures morpho-anatomiques, etc. Un fossé se creuse entre l’étude,
au demeurant très formaliste, de ces « microévolutions »
intraspécifiques et la problématique « macroévolution », celle qui
doit expliquer l’extrême diversité des formes vivantes actuelles et leur
origine historique commune.
Pour De Vries au contraire, « la sélection seule ne conduit pas
à l’origine de nouvelles espèces ». Il réitère les arguments
mutationnistes en franche opposition à ceux de Galton, c’est à dire de Darwin
lui même. Ce dernier ignorait en effet délibérément l’influence des
mutations : Partisan de la célèbre formule d’Aristote « la nature ne
fait pas de sauts », il jugeait ces apparitions brusques de « monstruosités »
d’une part trop rares pour sous tendre l’évolution des espèces, d’autre part
toujours délétères et vouées à l’élimination. Si le darwinisme formulait un
modèle de variation/sélection éclairant les divergences évolutives en général,
aucune cause scientifique n’était proposée pour expliquer ces variations à la
base.
Tout en déniant le rôle de moteur à la sélection naturelle, De Vries
identifiait ces variations individuelles aux mutations héréditaires qu’il
observait dans sa pratique horticole. Contrairement à Weismann, il est en effet
avant tout un expérimentateur. Son mutationnisme est pourtant moins une théorie
novatrice de l’hérédité (ces mutations restent inexpliquées au niveau
cellulaire) qu’une théorie anti-darwinienne de l’évolution fondée sur l’observation.
Johannsen suivra la voie ouverte par De Vries en entrant en compétition
avec les biométriciens sur leur propre terrain ; il soutiendra d’abord que
le polymorphisme observé par la biométrique est aléatoire et indépendant de
l’action du milieu. Les « apparences mesurables » des individus
étudiés, c’est à dire leurs caractères visibles, seront dits
« phénotypiques », distincts et sous tendus par des « facteurs
mendéliens » existant au niveau germinal. Ces facteurs sous jacents constitueront
pour Johannsen le « génotype » d’un individu. Cette distinction
génotype/phénotype (1909) fait date dans l’histoire de la biologie, avec la
première formulation du terme « gène », comme cristallisation du
dualisme[17] weismannien, entérinant
celui du soma et du germen dans un formalisme statistique donnant tous les
gages de scientificité.
Dans le camps darwinien, des contradictions opposent les théoriciens
« darwiniens-lamarckiens » plutôt coupés de la pratique, et des
praticiens comme Galton et Pearson, qui abordent les notions d’évolution et
d’hérédité avec un éclectisme déroutant. De leur côté, des mutationnistes comme
De Vries ou Johannsen, qui tombent d’ailleurs aussi dans un certain éclectisme
théorique, se distinguent avec grande difficulté des thèses (anti-matérialistes
et coupées de la pratique) de Weismann, le théoricien.
Entre les deux camps, plus largement, trois grandes contradictions
indissociables structurent les polémiques de cette première décennie :
Tout d’abord, le continuisme darwinien, qu’on qualifie pour l’occasion
de gradualisme, s’oppose fondamentalement au « saltationnisme » de De
Vries : Pour ce dernier la nature fait effectivement des sauts, et les
espèces apparaîssent plutôt brusquement que graduellement, c’est à dire
« en pointillés ». Le mutationnisme marque un point, au sens où il
met le doigt sur l’incapacité du darwinisme à expliquer les changements
qualitatifs, pourtant indubitables dans l’histoire de la vie. La faiblesse de
ce courant sera cependant sa ressemblance malheureuse avec la typologie
essentialiste, elle aussi « discontinuiste » (mais pour d’autres
raisons). Psychologiquement, le gradualisme gardera comme « nominalisme
matérialiste » et progressiste, une longueur d’avance sur le
discontinuisme de De Vries, d’ailleurs fortement minimisé par son successeur
Johannsen…
Ensuite, tandis que les darwiniens orthodoxes resteront fermement
arrimés à la notion de sélection naturelle, action éliminatoire du milieu sur
les populations, les mutationnistes tiendront la position inverse ; les
populations évoluent par mutations internes et accidentelles, le rôle du milieu
ne détient plus qu’un modeste rôle de stabilisation des espèces (autour d’un
type moyen), base de ce qu’on appellera un peu plus tard la génétique des
populations. Cette contradiction autogenèse (évolution par des causes purement
internes) – ectogenèse (évolution par des causes purement externes) se révèlera
fondamentale tout au long du XXe siècle. En adéquation ou en
opposition à la précédente, cette contradiction entretiendra le conflit
opposant mécanistes adeptes de l’ectogenèse (le milieu façonne les espèces) et
vitalistes adeptes de l’autogenèse (les espèces évoluent « sans
causes », au hasard), non pas en niant l’articulation darwinienne
variations/sélection, mais plus tactiquement en la déséquilibrant dans un sens
ou dans l’autre.
Enfin, deux visions de l’hérédité profondément antagonistes
s’affronteront sous couvert des contradictions précédentes : contre les
tenants orthodoxes de théories plus ou moins pangénétiques, les mutationnistes
privilégieront une vision particulaire et réductionniste de la transmission des
caractères. Si des distinctions qualitatives sont repérées entre caractères
phénotypiques, c’est donc que le génotype qui les détermine est une somme
d’unités discrètes (les gènes), n’entretenant entre eux aucune interaction et
se transmettant librement les unes des autres. La notion holiste
d’hérédité-fusion ou hérédité par mélange tombera alors en désuétude, face à
celle d’hérédité particulaire que les mutationnistes utiliseront pour
supplanter les biométriciens sur leur terrain.
C’est donc grâce aux mutationnistes que les célèbres « lois de
Mendel » conquerront leur légitimité face à l’incapacité des darwiniens
orthodoxes à expliquer l’hérédité ; Mendel ne s’est pas imposé
positivement (il a fallu un demi siècle pour réhabiliter son œuvre) mais
négativement, comme on le verra plus loin.
b.
Individualisation de la génétique formelle
De l’année 1900, pendant laquelle De Vries, Correns et Von Tchermack
redécouvrirent séparément l’œuvre de Mendel (1865), ce modeste « mémoire
publié par un moine-jardinier dans une obscure revue morave » (Pichot)
et tombé dans l’oubli pendant trente cinq ans, à l’année 1926, date de parution
de « La théorie du gène » (Morgan), l’élaboration du
« mendélo-morganisme » rencontra de nombreux obstacles
épistémologiques et ne fit pas exception à la confusion théorique générale de
l’époque. Sans entrer dans le détail des découvertes de Gregor Mendel sur le
pois (Pisum sativa), nous en indiquerons deux points essentiels :
Premièrement, chaque caractère observable sur l’organisme
(exemples : forme de la graine, couleur du tégument) peut être représenté
par plusieurs formes (exemples : forme ridée ou lisse de la graine,
couleur verte ou jaune du tégument). Pour chaque caractère, l’organisme possède
deux versions –l’une est héritée de l’organisme paternel, l’autre de
l’organisme maternel- mais n’en exprimera qu’une (forme
« dominante », par rapport à l’autre, dite « récessive »[18]).
Deuxièmement, lorsqu’on croise deux individus chez qui on considère un
caractère donné, avec un organisme parental homozygote exprimant la forme
dominante pour ce caractère, et un organisme parental homozygote exprimant sa
forme récessive, tous les descendants (hétérozygotes) expriment la forme
dominante (mais portent en fait les deux versions). En croisant entre eux deux
de ces descendants, on obtient une deuxième génération[19]
composée d’une majorité de formes dominantes exprimées et d’une minorité de
formes récessives exprimées.
Mendel en déduit que ces formes capables de coexister sans forcément
s’exprimer sont en fait « déterminées » par des
« facteurs » cachés, susceptibles d’être transmis séparément. Il est
ici à contre courant du modèle de l’hérédité-fusion unanimement partagé à
l’époque. Cette idée neuve ne sera vraiment extrapolée à toutes les espèces
vivantes (végétales et animales) qu’à partir de 1910 aux Etats Unis, par des
études cytologiques très poussées (observation du comportement des chromosomes
pendant la mitose et pendant la méiose) et des expériences d’hybridation
variées sur la mouche du vinaigre (Drosophila), sous l’égide de Thomas
Hunt Morgan.
La force de Morgan fut d’avoir relié ces « facteurs
mendéliens » jusque là fort abstraits, à des positions cartographiables et
traçables (locus) sur les chromosomes. Si Mendel décrétait (à raison)
l’indépendance des facteurs héréditaires, Morgan constatait pourtant que
certains facteurs déterminants des caractères distincts, se transmettaient au
contraire ensemble de préférence. La raison en était simple ; lorsqu’on
considère deux caractères distincts, soit les deux facteurs correspondants sont
portés par deux chromosomes distincts et sont donc physiquement indépendants,
soit ils sont portés par le même chromosome (bâtonnet portant de nombreux gènes
successifs) et sont donc physiquement liés. Les gènes étaient désormais
« visibles » (en fait « repérables »).
Le fait que ces liaisons ne soient jamais totales (existence d’une
minorité d’hybrides « recombinés ») s’expliquait de plus par ces
échanges aléatoires et marginaux de tronçons entre chromosomes homologues lors
de la méiose, qu’on pouvait observer concrètement au microscope (brassage
intra-chromosomique).
La « Théorie du gène » rompait franchement avec la
tradition naturaliste des Weismann, De Vries et Johannsen, par sa méthode
rigoureuse recoupant statistiques et microscopie, mais aussi par la relégation
délibérée d’un certain nombre de questions ; Morgan et ses collaborateurs
ignoraient tous les problèmes liés à la nature et à l’activité matérielle des
gènes pour ne s’atteler qu’à leur cartographie sur le caryotype de l’espèce.
Cette génétique « formelle » devenait une science prédictive,
rivalisant avec les sciences exactes et douée d’un puissant pouvoir
d’attraction, voire de fascination… Mais l’abandon délibéré de la physiologie
génétique, davantage lié à une carence théorique qu’au retard de la technique
(qui progressait considérablement à cette époque) l’enfermait dans un idéalisme
naïf et formalisateur ; en s’individualisant par la pratique et par la
théorie des autres sciences biologiques (physiologie, biochimie, génétique des
populations, paléontologie, botanique, etc.), la génétique formelle quittait
résolument la science de l’évolution, tournant le dos au darwinisme
matérialiste mais aussi au mutationnisme qui lui avait donné naissance[20].
La notion morganienne de locus se distingue des concepts plus
anciens tels que celui de facteur (Mendel), de biophore
(Weismann), de pangène (De Vries), d’unité de calcul (Johannsen).
Sa définition en est simple ; le gène est à la fois unité de fonction
(chaque gène détermine un caractère), unité de recombinaison (les gènes se
transmettent entiers, plus ou moins indépendamment les uns des autres) et unité
de mutation (la mutation d’un gène modifie un caractère).
Telle est la base du réductionnisme méthodologique (inévitable) mais
aussi ontologique (métaphysique) de la génétique formelle. Il faut savoir qu’à
travers la génétique moléculaire qui supplantera la génétique formelle à partir
des années quarante, cette définition du gène persiste et reste enseignée
aujourd’hui, faute de définition alternative cohérente, alors que ces trois
propriétés ont été implicitement nuancées dès 1915 et successivement
contredites par les faits depuis…
Unité de fonction : Cette bijection « un
gène – un caractère » se heurte à une foule de contre-arguments. Morgan,
comme Mendel du reste, ne considérait que des variations de forme de type
présence/absence, en d’autres termes il n’observait que l’expression de formes
alternatives « normales »/« détruits » (allèle non
fonctionnel parce que muté). Ceci entraîne deux écueils : 1) Chaque gène
étant assigné à une fonction repérée par son absence une fois muté, il y a
confusion par l’effet de cette mutation entre détermination d’un caractère et
détermination d’une variation sur ce caractère ; 2) Cette opération permet
à tort d’imputer aux mutations « destructrices » une fonction
positive dans le phénotype[21].
De plus, de nombreux cas de codominance entre allèles sont connus chez
les végétaux et chez les animaux, relativisant le rejet de cette
hérédité-fusion tant calomniée depuis, dans le cadre de cette hérédité
particulaire. La quasi-totalité des cas de récessivité considérés dans les
laboratoires de génétique correspondent en fait à des allèles mutés non
fonctionnels ; dédaignant la « physiologie » des gènes, Morgan
était condamné à l’ignorer… Des arguments aujourd’hui implacables contredisent
cette « unité de fonction » :
-
La mutation d’un gène provoque des
modifications sur de nombreux caractères phénotypiques indépendants les uns des
autres (Morgan le savait ; il choisissait délibérément celui qui était
modifié le plus intensément ou le plus visiblement pour attribuer une fonction
au gène muté).
-
Un même caractère phénotypique
« normal » peut être affecté par des mutations différentes sur le
génome (mutations de gènes distincts).
-
La même modification phénotypique
peut être provoquée par la mutation isolée de plusieurs gènes distinctement.
-
La mutation d’un gène A peut
rétablir la forme « normale » que la mutation préalable d’un gène B
avait fait disparaître.
-
Le caractère défini comme
génétiquement déterminé, est quasiment toujours modifié sans mutation, par
l’âge, l’environnement, ou des interactions particulières entre gènes.
Dernier argument, et ce n’est pas le moindre ; aucun
« caractère » phénotypique ne traduit un « état »
déterminable une fois pour toute. Il est impossible d’isoler dans un phénotype
des caractères objectifs indépendants les uns des autres. Tout aspect local
d’un organisme est toujours le résultat (lui même provisoire) d’un processus
complexe, c’est à dire d’un ensemble d’actions plus ou moins longtemps
renouvelées, à l’échelle cellulaire ou moléculaire. Cette vision
« réductionniste » et « sommative » du phénotype (et
conséquemment du génotype) n’a donc aucune réalité scientifique.
Unité de recombinaison : On sait
aujourd’hui que tous les gènes sont « morcelés ». La séquence d’ADN
correspond en effet à une succession de tronçons à traduire alternant avec des
tronçons « inutiles » qui sont éliminés sur la copie d’ARN messager
traduite en protéines dans le cytoplasme. Si ces introns inutiles n’ont
pas à ce jour de fonction connue, le caractère morcelé du gène ne fait lui
aucun doute ; il permet apparemment un brassage d’exons
(« utiles ») à l’origine de la création de nouveaux gènes. Ainsi, les
gènes sont bien susceptibles d’être recombinés entiers lors de la méiose, mais
des recombinaisons intra-géniques sont également possibles. Celles ci n’étant
d’ailleurs pas rares, on ne peut donc plus dire que l’unité de recombinaison
dans la cellule est le gène…
Il faut ajouter enfin que de telles recombinaisons intra-géniques,
considérées aujourd’hui comme accidentelles, tout comme les mutations,
coïncident avec des créations potentielles de nouveaux caractères, précisément
celles que De Vries plaçait à la base de sa théorie mutationniste.
Unité de mutation : Les mutations génétiques
ponctuelles, qui sont de simples « fautes de frappe » très locales et
tout à fait accidentelles lors de la réplication de l’ADN avant une division
cellulaire, n’ont en fait plus rien à voir avec les mutations observées en
horticulture par Marchant ou par De Vries. Ces mutations ponctuelles sont en
effet soit destructrices (la mutation altère voire annule la production de la
protéine génétiquement déterminée), soit neutres (la protéine n’est pas
modifiée ou si peu que son activité ne change pas du tout).
Ainsi les mutations ponctuelles, qui justifient cette notion
d’« unité de mutation », n’ont apparemment rien à voir avec les
mutations créatrices que la science de l’évolution cherche à étudier, celles de
De Vries ; ces dernières sont en fait des « macro-mutations »
s’exerçant à un niveau supérieur, celui du chromosome, et non à celui du gène
seul. L’unité de mutation, dans un sens négatif, est bien le gène (quoiqu’on
pourrait lui préférer l’exon, plus petit encore) ; mais dans son sens
positif, celui de l’évolution biologique, c’est le chromosome qui est une unité
de (macro)mutation[22].
Parmi les collaborateurs de Morgan, Hermann Muller découvrit en 1927
l’effet mutagène des rayons X. Plus que de vagues unités de mutation, les gènes
recelaient selon lui le véritable « secret de la vie ». A cette
époque il n’était venu à l’idée d’aucun biologiste d’étudier le gène isolément,
hors de son contexte cellulaire. Cette conception restera pourtant implicite
tout au long de l’histoire de la génétique moléculaire.
La génétique formelle quant à elle connaîtra à partir de 1930 une
période creuse pendant laquelle les morganistes piétineront, piégés par leurs
conceptions abstraites et réductionnistes… Découragé comme d’autres par cette
traversée du désert, mais enthousiasmé également par l’intensité de la
recherche et ses succès en URSS à cette époque, Muller s’y exila (se découvrant
soudain marxiste) et devint l’un des leaders du courant mendélo-morganiste
soviétique, farouchement opposé à celui de Lyssenko, dont nous parlerons plus
en détail dans les chapitres suivants. André Pichot nous rappelle à ce sujet :
« Un certain consensus commençait néanmoins à se dessiner [autour
de la génétique formelle], et les détracteurs à se raréfier, même s’ils ne
se réduisaient pas au seul Lyssenko, habituellement agité comme un épouvantail
aux obscures motivations politiques. Le cas de celui-ci est d’ailleurs un peu
particulier et, pour bien comprendre son opposition à ce qu’il appelait le
« mendélo-morganisme », il faut tenir compte de l’idéologie génétique
de l’époque, et plus particulièrement, il faut savoir que, dans les années
trente, Muller, l’ancien collaborateur de Morgan, travaillait en URSS, où il
espérait convaincre Staline d’adopter son programme politique eugéniste (il y a
tout un aspect de l’histoire de la génétique que les généticiens préfèrent
oublier) ». Cette époque fut finalement plus longue qu’André Pichot le
suggère, longtemps après l’épisode de « l’épouvantail » stalinien, la
profession de foi néodarwiniste de Muller n’avait toujours pris aucune
ride : « Les classes sociales supérieures et moyennes sont
dépositaires de l’intelligence et de la sagesse de chaque nation. (…) Les
chômeurs sont des paresseux dotés d’une intelligence faible, qui ne peuvent
engendrer que des enfants déficients. (…) La dégénérescence humaine s’est
développée parce que la société a laissé survivre les moins doués » (The
future of the man, 1970 !).
D. Le stade synthétique (1938 - ?)
Le puissant essor du réductionnisme en biologie coïncide avec
l’émergence d’une génétique prétendument nouvelle, exogène et financée en
double réaction à la crise capitaliste mondiale de 1929 et à la montée
contemporaine du lyssenkisme dans le camp socialiste ; la génétique
moléculaire… Désormais, le darwinisme sera condamné à rester à la remorque de
cette retentissante révolution scientifique.
Le réductionnisme génétique aura, nous l’avons dit, son heure de gloire.
Il inaugurera une longue période de prouesses biotechnologiques connues de
tous. En tant que vision du monde, il est pourtant au centre de la crise
actuelle du néodarwinisme, souffrant de sévères restrictions en science de
l’évolution mais aussi et paradoxalement en premier lieu en science de
l’hérédité … si bien que de nombreux généticiens, acculés aujourd’hui à
reconnaître leurs impasses et cherchant à tout prix à sauver tout ce qui peut l’être
en génétique moléculaire, se mettent brusquement et hypocritement à distinguer
le « mauvais » réductionnisme ontologique du « bon »
réductionnisme méthodologique[23].
Si les découvertes sur le gène et la structure de l’ADN furent
historiques, les problèmes posés par l’isolement de principe entre la jeune
génétique moléculaire, prise d’assaut par des physiciens novices en matière de
biologie, et les autres sciences biologiques, notamment l’embryologie,
marquèrent le début de la crise dès les années soixante !
C’est la simplicité séduisante mais aussi le caractère très
« mécaniste » de cette nouvelle biologie, contemporaine des grandes
avancées en robotique et en informatique, qui fit du « dogme central de la
génétique moléculaire » (Crick, 1953) un paradigme réductionniste
incontournable, reconnu par la grande majorité des chercheurs et des
enseignants jusqu’aujourd’hui. En effet la génétique moléculaire marque à
l’origine la reconversion opportuniste de nombreux cristallographes déconcertés
par la fin du réductionnisme en physique, dans un domaine prometteur où un
« ordre caché » semblait subsister dans la matière.
Vittorio Luzzati[24],
l’un des pionniers de cette reconversion, concède aujourd’hui : « La
génétique occupait une place de choix. Il s’agissait d’une science singulière,
qui envisageait le monde biologique comme un ensemble d’entités abstraites dont
on abordait l’analyse avec des instruments mathématiques. La génétique avait, à
mes yeux, et je pense aux yeux de bien des physiciens, un charme particulier,
qui tenait probablement à sa démarche purement logique et quelque peu éthérée ».
Il se souvient de la réflexion d’un de ses collègues en 1953 : « Nous
aurons l’occasion de faire de l’excellente biologie sans avoir à l’apprendre ».
Georges Beadle, illustre cofondateur de la nouvelle science, conseillait à ses
confrères et successeurs : « N’accordez votre confiance à
aucune observation expérimentale sans avoir des raisons théoriques de le faire »
et même « Ne vous laissez pas embrouiller par les faits »24…
En référence à la traversée du désert de la génétique formelle
antérieurement, Luzzati précise : « Cette affirmation superbe
trahit bien sûr l’insolence du vainqueur, mais aussi un laxisme épistémologique
qui n’est pas tout à fait innocent. Il est arrivé en effet en biologie
moléculaire ce qui s’était produit précédemment dans d’autres
disciplines : après la période héroïque du brassage d’idée, le temps est
venu des instruments inventés pour vérifier ces idées. Les instruments, devenus
de plus en plus sophistiqués et performants, ont fini par s’émanciper des idées
et ont mené à leur tour à la découverte de phénomènes dont le besoin théorique
n’était pas impérieux. Ou encore, à des applications dont l’importance a
dépassé toute attente. Tout comme il y a cinquante ans, les biologistes (qui
maintenant se veulent tous moléculaires) sont tant absorbés par la description
des phénomènes qu’ils découvrent chaque jour qu’ils semblent avoir perdu le
goût des questions théoriques »24.
Ajoutons ce que le généticien vétéran n’avouera pas de lui même ;
parmi ces questions théoriques, celle de l’évolution, prétendument réglée une
fois pour toute et restée à la traîne des problèmes liés à la biotechnologie,
nous apparaît pourtant de première importance. L’histoire de la génétique
moléculaire démontre qu’il est illusoire de vouloir expliquer l’hérédité sans
expliquer l’évolution, autant qu’est illusoire toute explication de l’évolution
omettant celle de l’hérédité.
a.
La révolution moléculaire
La contradiction qui généra cette science nouvelle est dominée par les
effets de la crise de la physique à la fin du siècle précédent. La
« physicalisation » de la biologie provoque en effet une double
transformation conceptuelle. Contre le vitalisme qui coupait arbitrairement la
biologie des autres sciences de la nature, le physicalisme apparaît comme une
avancée anti-métaphysique incontestable, marquée par l’expérimentation
déterministe des phénomènes moléculaires liés à l’hérédité et par le
développement de la biochimie. Mais ce déterminisme est à cette époque
indissociable d’un réductionnisme impropre à décrire l’extrême complexité du
vivant. On construira alors des modèles et des théories censées rendre compte
des phénomènes observés, mais ces modèles atteindront les uns après les autres
leurs limites de plus en plus vite.
La rupture opérée entre le reste de la biologie et la génétique
formelle, plus ou moins stérile durant les années trente, se confirmera
pourtant plus tard par une volonté politique assumée…
Tandis qu’à la même époque, la science soviétique remportait de nombreux
succès en matière de création de nouvelles espèces avantageuses pour
l’agronomie, la génétique mendélo-morganiste restait de l’aveu même des savants
occidentaux de l’époque trop descriptive et du point de vue économique beaucoup
trop improductive. La nécessité d’augmenter la variété des blés à haut
rendement, aux USA en particulier, amenait nombre de chercheurs à requestionner
la théorie trop formaliste de leurs aînés, pour maîtriser enfin l’hérédité,
végétale principalement.
Les crises capitalistes de plus en plus graves, inaugurées par celle de
1929 en particulier, conduisirent même plus généralement les instances
politiques à se pencher sur les sciences biologiques dans l’espoir d’y trouver
la formule d’une des contre-tendances possibles au dépérissement du
capitalisme.
C’est d’abord l’Institut Rockefeller de Princeton, près de New York, qui
décida d’inonder la génétique moléculaire, marginale et souffrant de
l’hostilité des biologistes, sous une pluie de dollars[25].
Warren Weaver, chef de la division des sciences naturelles de la riche
fondation patronale à partir de 1931, indique clairement ses intentions :
« Notre compréhension et notre contrôle des forces inanimées a dépassé
notre compréhension et notre contrôle des forces animées. Ceci exige à son tour
un effort particulier, à l’intérieur de la science, sur la biologie et la
psychologie, et sur le développement particulier en mathématiques, en physique
et en chimie qui sont (…) fondamentaux pour la biologie et la psychologie »[26]…
Voilà qui devrait faire réfléchir ceux qui décrètent l’indépendance très
« positiviste » du progrès scientifique vis à vis de la lutte des
classes et crient au scandale chaque fois qu’il est question de stigmatiser la
« science bourgeoise » : A l’évidence la biologie, avec la
psychologie, ne servira pas qu’à produire de nouvelles espèces pour l’agronomie
américaine, mais directement à renforcer dans la mesure du possible,
l’exploitation du travail et l’endoctrinement de l’homme… Voilà aussi un aveu
trahissant l’essence humaine plus que technique des forces productives, ces
« forces animées » qui permettent, comme l’indiquait Marx,
l’extraction de la plus-value par le capitaliste.
Cette généreuse subvention ne sera pas cantonnée aux seuls USA ni aux
seules années trente ; le célèbre laboratoire français de Monod et Jacob
en jouira encore vingt cinq ans plus tard[27].
Le terme de « biologie moléculaire » naît sous la plume de ce
Weaver en 1938. Deux ans plus tard, les chimistes Delbrück et Pauling proposent
une conception du gène fondée sur la complémentarité et l’auto réplication de
ses molécules constitutives. Pendant vingt ans, Max Delbrück dirigea le
« groupe du phage » dans des recherches poussées sur le
bactériophage, petit virus parasitant les bactéries et assimilable à une
« machine » primitive apte à démasquer les mécanismes du vivant sous
leurs formes les plus simples (réplication, transport et expression des gènes
viraux). Les virus sont cependant inertes (ce ne sont pas des cellules, mais
des « particules » sans autonomie) et leurs structures sont, vis à
vis de la complexité des cellules même les plus simples, incommensurables. Le
chimiste allemand propose alors un modèle qui atteint volontairement les
sommets du réductionnisme. Selon la formule consacrée, les généticiens posent
désormais des questions simples au vivant, qui doit donc répondre simplement…
En 1944, Avery, Mac Leod et Mac Carty découvrent que les gènes viraux
injectés seuls dans la cellule hôte pour que celle ci produisent des virions
identiques, ne sont pas des protéines mais des acides nucléiques. Ce sont
pourtant les protéines qui, dans la cellule, sont dotées de toutes les
propriétés enzymatiques aptes à réaliser ses fonctions vitales. Les acides
nucléiques sont quant à eux apparemment inertes. Il semble donc que les gènes
soient dépourvus des propriétés enzymatiques dont ils permettent pourtant la
transmission héréditaire de générations et générations cellulaires.
Un an plus tard lors de la célèbre conférence Harvey, Beadle et Tatum
affirment avoir unifié génétique et biochimie ; les acides nucléiques du
noyau cellulaire comportent une succession de gènes codant indirectement les
enzymes protéiques nécessaires à la vie de la cellule. De la dissociation
conceptuelle gène/protéine naît alors le fameux « dogme
central » ; chaque gène ne détermine plus un « caractère »
abstrait mais une enzyme. On dit qu’il la « code ». De plus la
relation gène/enzyme est unilatérale : Une enzyme ne saurait modifier la
structure de son propre gène.
Ceci n’empêchera pas les généticiens d’incruster la relation un gène –
une enzyme à la vieille relation un gène – un caractère popularisée par Morgan…
La conception du gène subit en effet à cette époque l’influence
d’éminents physiciens, au premier rang desquels Erwin Schrödinger. Pour ce
dernier, le gène est un cristal ordonné et l’ordre structural qu’il contient
détermine celui du vivant tout entier, en parfaite opposition avec le désordre
entropique qui anime par ailleurs la matière non vivante comme l’indiquent les
travaux en thermodynamique à la même époque. L’ordre caché du vivant pose
toutefois un problème de taille au mutationnisme ; le moteur supposé de
l’évolution biologique se fait alors de plus en plus discret, tant il gène le
modèle mécaniste et instructionniste de la génétique.
La complexité du vivant n’émerge plus de ses structures moléculaires,
elle en est simplement l’image ! L’idée d’un « programme
génétique » inhérent à la somme des gènes contenus dans les noyaux
cellulaires (contenant le même génome) d’un organisme, se fait en revanche de
plus en plus évident, comme simple métaphore d’abord, puis comme réalité
ontologique… La biologie ressemble dans ses méthodes et ses concepts à la
« théorie de l’information » en vogue en informatique et en sciences
cognitives depuis les années quarante.
En 1953, Watson et Crick annoncent une découverte dont l’impact
psychologique est retentissant ; la célèbre structure en double hélice de
l’ADN est désormais représentable. Elle confirme ses propriétés de
complémentarité et d’auto réplication prévues par Delbrück en 1940. Sur sa
longueur, l’ADN correspond à la double succession complémentaire d’un
« alphabet » de quatre types de nucléotides (Adénine/Thymine et
Cytosine/Guanine). Sur certains segments, la combinaison linéaire de ces quatre
« lettres » est « signifiante » et correspond à un gène.
La même année, nos deux « héros » proposent un modèle de
codage des protéines à partir des gènes ; les lettres sont
« lues » trois par trois, chaque triplet correspondant à un type
donné d’acide aminé sur la protéine à construire en aval (la structure primaire
d’une protéine, totalement dépliée, est en effet linéaire et composée d’une
succession d’acides aminés différents). C’est le fameux « code génétique »…
Le paradigme du « programme génétique », assignant à chaque gène une
« information » abstraite, est désormais entériné. L’existence du
code génétique sera prouvée huit ans plus tard par M. Nirenberg et J. Matthazi.
En 1960, Monod et Jacob découvrent enfin les mécanismes moléculaires qui
transmettent l’information génétique contenue dans le noyau au niveau du
cytoplasme où elle est traduite en protéine conformément au code
génétique ; le gène d’ADN est en fait « transcrit » en un ARN
messager exportable, servant finalement de matrice à la construction des
protéines cytoplasmiques.
Ces fascinantes découvertes sont toutefois entachées par trois problèmes
théoriques de taille :
1) Tout d’abord, la synthèse protéique, c’est à dire l’ensemble des
mécanismes moléculaires permettant de lire puis de traduire le gène pour
construire massivement un type d’enzyme, requière la pré-existence d’un certain
nombre d’enzymes spécialisées dans les différentes étapes de la « chaîne
de production » des protéines, supposément produites à partir d’autres
gènes. La question de l’expression d’un gène, dans le modèle instructionniste,
est donc bien plus complexe que prévue ; elle se repose sans cesse en
amont pour chaque gène considéré.
2) Si de plus, la structure primaire, c’est à dire la simple combinaison
linéaire d’acides aminés sur une protéine, est effectivement encodée par un
gène, ses repliements complexes ultérieurs, ceux qui lui confèrent sa forme
finale et fonctionnelle, correspondent à des « informations »
putatives que ce gène ne peut lui même contenir. Si Crick affirme que le
repliement de la protéine dérive spontanément de sa structure primaire, on sait
aujourd’hui qu’une même chaîne d’acides aminés peut subir en fait de nombreux
repliements distincts suivant les besoins et acquérir en conséquence des
fonctions enzymatiques très différentes.
3) Le problème de la régulation de l’expression génétique enfin, c’est à
dire de la détermination du moment et du lieu où un gène doit s’exprimer dans
les cellules d’un organisme complexe, s’avère particulièrement inexplicable
dans le cadre de la théorie de l’information ; on prévoit qu’un gène
s’exprime lorsqu’une protéine spécialisée (issue de l’expression préalable d’un
autre gène) reconnaît son promoteur et déclenche sa lecture. L’unilatéralité
gène – enzyme est ici en difficulté et ne subsiste qu’au prix de nombreux
postulats réductionnistes sur lesquels nous reviendrons dans le prochain
chapitre.
A partir de 1965, la génétique moléculaire entre dans sa phase
« dogmatique » (dixit M. Morange), les chercheurs jugeant que
l’essentiel a été trouvé. Un double mouvement s’amorce dès cette période ;
d’une part le génie génétique se développe considérablement, produisant de
nouvelles variétés agricoles génétiquement modifiées, de nouvelles techniques
de clonage et d’hybridation, d’innombrables succès médicaux sur le terrain des
maladies héréditaires, de la cancérologie et de la virologie. D’autre part la
nouvelle vision du monde, celle qui explique tout par les molécules dans un
cadre instructionniste, se propage par cooptation de généticiens dans les
différents laboratoires de recherche et à grand renfort de dollars (Fondation
Rockefeller) ou de francs[28]
(DGRST) dans toutes les disciplines biologiques jusque là hostiles au
réductionnisme (en Europe en particulier).
Depuis quarante ans, la théorie piétine. Elle ne propose toujours aucun
modèle convainquant du repliement des protéines, de la différenciation
cellulaire des embryons, etc. De plus, les modèles de régulation génétique par
des facteurs protéiques et de détermination génotypique du phénotype sont de
plus en plus critiqués à mesure que la recherche se développe et les complique.
Parallèlement, la mode « moléculaire » des années soixante dix se
change progressivement en une accusation d’impérialisme adressée par des
praticiens de plus en plus nombreux aux quelques mandarins chargés de défendre
le dogme instructionniste.
Le premier coup sérieux porté à ce dogme correspond sans doute à la
découverte en 1977 des gènes mosaïques. Tous les gènes d’eucaryotes[29]
sont en effet mystérieusement morcelés, c’est à dire qu’ils comportent non pas
une séquence codante unique, mais une succession de segments codants et non
codants en alternance (exons et introns). L’ARN messager produit à l’image du
gène d’ADN brut subit une excision des tronçons « inutiles » puis une
reconnexion des exons avant la traduction cytoplasmique en protéine linéaire.
Ces processus d’excision/épissage, réalisés par des enzymes supplémentaires,
compliquent et obscurcissent considérablement les mécanismes d’expression
génétique.
En fait la question du déterminisme un gène – un caractère posée par le
mendélo-morganisme d’avant guerre n’est pas résolue par la génétique
moléculaire. Celle ci lui ajoute au contraire une question encore ; celle
du lien enzyme – caractère phénotypique dans le schéma toujours unilatéral un
gène – une enzyme – un caractère…
André Pichot résume parfaitement ce problème dans « Histoire de
la notion de gène », en dévoilant la pirouette épistémologique
que les généticiens tentent de faire passer en fraude : « L’information
génétique est ainsi constituée de l’ordre des nucléotides de l’ADN commandant
l’ordre des acides aminés des protéines, à quoi l’on ajoute l’ordre qu’apporte
tout le système extra-génomique[30] (régulation et
autres) supposé permettre la constitution d’un phénotype ordonné à partir des
protéines ainsi synthétisées (soit, en gros, ce que recouvre la supposée
« explication par les enzymes » précédemment exclue de la génétique).
Le déficit d’ordre est compensé par cet ajout. Plus exactement, il est intégré
à la théorie grâce au remplacement de l’ordre physique par une information
génétique qui en est la forme enrichie et assouplie. De sorte qu’au lieu de
dire que l’ordre du matériel génétique commande l’ordre du phénotype (il ne
commande plus que l’ordre des acides aminés des protéines), on dira que
l’information génétique commande ce phénotype (toute la partie
« explication par les enzymes » qui avait été exclue de la génétique
y est subrepticement réintroduite sous le couvert de cette notion
d’information). Cependant, comme on ne connaît pratiquement rien du système
extra génomique qui compense le déficit d’ordre, il s’agit d’un procédé
purement verbal. Et, par ailleurs, comme l’information génétique recouvre aussi
bien l’ordre de l’ADN que l’ordre apporté par les processus extra génomiques
(régulation, enzymes, …), cet ordre extra génomique tend à être rattaché à
l’hérédité, et donc au génome auquel cette hérédité est réduite. Ce qui incline
au pangénétisme ».
Cette complexité croissante du schéma censé rendre compte de
l’expression des gènes et de la synthèse protéique force désormais les
généticiens à reconsidérer la théorie darwinienne de l’évolution laissée jusque
là en retrait ; la crise de la génétique moléculaire s’étend ici au
néodarwinisme tout entier…
b.
La théorie synthétique ; maturation
puis déclin du néodarwinisme
Parallèlement à la naissance de la génétique moléculaire dans les années
trente, la génétique des populations qui avait supplanté la biométrique sur son
propre terrain, cherche à déproblématiser l’antagonisme Darwin / Mendel et
Morgan du début du siècle en proposant la théorie synthétique la plus
consensuelle possible.
De 1930, année de publication de la « Théorie génétique de la
sélection naturelle » de Fisher, à 1947, où sa version définitive fut
consacrée lors du célèbre congrès de Princeton, un certain nombre de
naturalistes et de généticiens travailleront à l’élaboration de ce qu’il est
convenu d’appeler le modèle néodarwinien de l’évolution[31].
Fisher pose tout d’abord ceci : « L’évolution n’est rien
d’autre qu’une adaptation progressive. L’existence de différences
reconnaissables par les systématiciens est un sous produit secondaire
incidemment engendré au cours du
processus d’adaptation » (Théorie génétique de la sélection
naturelle). La théorie s’articule d’emblée sur un double malentendu.
Premièrement, le moteur de l’évolution n’est plus la sélection naturelle mais
l’adaptation au milieu. En d’autres termes, Fisher voit la cause de l’évolution
dans sa conséquence apparente et précipite du coup le darwinisme dans le danger
qu’il contenait déjà d’un discours entièrement tautologique. Dans ses
conclusions les plus radicales, cet « adaptationnisme » engendrera
une vision du monde assez peu crédible, consistant à admettre que les espèces
sont toujours et en tout point parfaitement adaptées à leur milieu (cette
dernière notion n’est du reste jamais clairement définie). Celle ci dégénèrera
d’ailleurs assez vite dans l’« ultradarwinisme »[32],
base de la future « sociobiologie »32 de Wilson. Il est
évident, pour peu qu’on soit matérialiste, que c’est l’inadaptation objective,
plutôt que l’adaptation apparente, qui entraîne et dynamise l’évolution…
Deuxièmement, le nominalisme et le continuisme de Darwin seront
considérés en conséquence sous un angle anti-dialectique, censé théoriser
l’impossibilité de changements brutaux dans une nature si parfaitement
adaptée ; le gradualisme. Celui ci consiste à décrire l’évolution d’une
espèce comme une succession imperceptible de petits changements non dirigés. La
microévolution des espèces ainsi décrite, est alors formellement apparentée à
celle des gènes eux mêmes (accumulation de mutations ponctuelles à l’intérieur
des gènes au fil du temps avec une fréquence extrêmement lente). Or, comme
l’affirmeront plus tard les néo-mutationnistes, ces mutations ne s’accumulent
passivement sur un gène qu’à condition d’être neutres (c’est à dire de ne pas
modifier la fonction de l’enzyme codée). Là encore, deux raccourci théoriques
dangereux :
-
Le gradualisme impose une
explication microévolutive par des mutations discrètes qui n’ont rien à voir
avec celles de De Vries ou de Marchant. C’est la ressemblance formelle entre
ces deux microévolutions observées (celle des espèces et celle des gènes) qui
tient lieu de preuve, dans un lien de causalité totalement postulé. Ce postulat
tombera dans un discrédit tacite grâce aux découvertes ultérieures de la
génétique au sujet des « macromutations » chromosomiques et du brassage
d’exons entiers à l’intérieur des gènes.
-
L’adaptationnisme porté ici
au devant de la théorie, impose un modèle d’évolution « progressive »
où la somme de changements suffisamment discrets pour ne pas remettre en cause
l’adaptation permanente des espèces à leur milieu, ne provoque pas mais incarne
déjà un changement qualitatif. Cette confusion entre changements quantitatifs
et qualitatifs est à l’évidence totalement anti-dialectique.
Sous une apparente cohérence formelle, gradualisme et adaptationnisme ne
sont en réalité que deux contournements théoriques absurdes et dogmatiques
d’une lacune centrale ; la foncière incompréhension du lien causal entre
génotype et phénotype. Cette lacune est aujourd’hui de plus en plus
évidente ; elle provient du dédain délibéré des néodarwiniens pour
l’embryologie, dédain qui trahit la domination du mendélo-morganisme sur le
darwinisme dans la tête de ces théoriciens.
En définitive, faute de connaissances sur l’embryogenèse et sur
l’ontogenèse, la théorie synthétique de l’évolution s’installe directement sur
cette lacune, qu’objectivement elle ne fait que contourner ; elle commence
par décréter le morcellement métaphysique du phénotype (vision mendélienne) en
une somme de caractères idéaux et indépendants, et le morcellement métaphysique
du génotype (vision morganienne) en une somme de gènes unitaires et
fonctionnellement indépendants, sous l’égide du dogme central (un gène/une
enzyme/un caractère), pour ensuite s’extasier sur la similarité de ces deux
morcellements et les confondre dans un lien causal tout à fait arbitraire.
On peut dès lors concevoir que l’un des organes propres aux individus
d’une population change imperceptiblement sans provoquer de changements sur les
autres organes (qui doivent rester adaptés au milieu). Cet adaptationnisme de
chaque « caractère » par rapport au milieu, qui n’admet pas par
ailleurs de coadaptation de ces « caractères » entre eux, est une
absurdité théorique autant qu’une aberration inédite dans la pratique (en
paléontologie notamment).
En fondant la théorie synthétique en 1947 en étroite collaboration avec
le généticien des populations R.A. Fisher, le paléontologue G.G. Simpson et le
naturaliste E. Mayr, J.S. Huxley annonce « la revanche du
darwinisme » ! L’ensemble des concepts qu’ils mobilisent à cette
fin est cependant si éclectique que la plupart des biologistes actuels s’y
reconnaissent encore, tout en s’opposant radicalement entre eux sur la nature
du véritable moteur de l’évolution…
La plus forte opposition au dogme gradualiste renaîtra dans les années
soixante-dix avec la critique radicale du « neutralisme »32
de M.Kimura, et surtout avec la dissidence « saltationniste »32
de N. Eldredge et S.J. Gould.
Rien n’empêche pourtant le saltationniste Jean Chaline de voir dans
cette théorie synthétique non pas simplement le mariage du mendélo-morganisme
et du darwinisme mais plus largement celui du gradualisme et du
saltationnisme ! Pendant que l’orthodoxe Michel Delsol continue
d’assimiler cette théorie au couronnement définitif du gradualisme le plus
strict… La reconnaissance récente de l’existence des « gènes
architectes » (ou gènes du développement) est en fait tellement équivoque
qu’elle peut confirmer la domination du gradualisme comme elle peut au
contraire le discréditer définitivement ; l’existence (très discutable du
reste) d’un « gène du bras », d’un « gène de la main »
perpétue et même généralise l’idée du double morcellement génotype/phénotype,
tout en accordant une place centrale aux micromutations de ces gènes dans
l’évolution (des petites causes engendrant de grands effets, dans la tradition
gradualiste de confusion quantité/qualité), mais en même temps l’importance de
tels effets macroscopiques sur le développement embryonnaire renvoie
l’essentiel de l’évolution biologique à des stades précoces du développement
isolés de toute « sélection naturelle » opérée par le milieu, donc de
tout adaptationnisme ; le saltationnisme posera le séduisant principe
d’une évolution par « sauts qualitatifs » brusques, mais il le posera
dans le cadre peu darwinien, c’est le moins qu’on puisse dire, du hasard et de
la contingence…
E. Conclusion
« De 1859 à nos jours, l’évolutionnisme darwinien a été
quasiment toujours en crise et n’a guère connu que de brefs moments de répit.
D’une certaine manière, cette crise permanente est normale, puisque le
darwinisme n’a jamais su donner une nécessité théorique à l’évolution et qu’il
a toujours dépendu de soutiens extérieurs mais fort peu d’arguments tirés de
son propre fond » (Pichot, Histoire de la notion de gène). C’était
sans compter l’histoire du lyssenkisme en URSS, tant stigmatisée qu’il est
aujourd’hui particulièrement difficile d’obtenir de cette science darwinienne
et anti-mendélo-morganiste des éléments lucides et objectifs…
En occident, le darwinisme fut tout au long du XXe siècle
omniprésent dans la théorie, comme gage perpétuel de « matérialisme »
scientifique, mais tout à fait absent dans la pratique, où seule compte la
recherche génétique dirigée en fait par son propre dogme instructionniste
(c’est à dire anti-sélectionniste donc anti-darwinien). Le néodarwinisme est
ainsi le double monstrueux du darwinisme tel qu’il aurait pu être développé
dans un cadre résolument matérialiste ; il en est l’inversion/adaptation
aux dogmes idéalistes du mendélo-morganisme réellement dominant.
En conséquence, c’est le néodarwinisme qui souffre aujourd’hui
mortellement de la maladie développée par son principal organe, la génétique
moléculaire.
Après une stagnation théorique dans les années soixante dix-quatre
vingt, période pendant laquelle triomphait incontestablement la pratique (génie
génétique, dépistages, OGM, etc.), c’est la pratique elle même qui, en se
développant nécessairement, fournit aujourd’hui aux chercheurs de plus en plus
d’éléments neutralisant, compliquant voire contrariant les dogmes
instructionnistes de naguère… C’est d’abord le réductionnisme qui vole en
éclat :
Les gènes se dupliquent, se recombinent, se déplacent d’un point à un
autre dans le noyau.
Les facteurs de transcription censés instruire la régulation de
l’expression des gènes, soit sont introuvables, soit s’accrochent en fait
partout sur l’ADN sans aucune sélectivité.
Un gène peut être « lu » de différentes façons et fournir
plusieurs types de protéines si ce n’est pas des ARNm différents ! etc.
La thérapie génique piétine : Quand on injecte un gène à certaines
cellules d’un organisme, celles ci ne l’expriment que pendant quelques minutes,
après quoi le gène devient mystérieusement silencieux.
Les techniques de transgenèse sont particulièrement empiriques : On
sait mécaniquement injecter des gènes dans le cytoplasme des cellules mais les
processus naturels qui leur permettent ensuite d’insérer ces gènes dans leur
génome restent très obscurs, ce qui limite de plus en plus les ambitions du génie
génétique aujourd’hui.
Premier symptôme lié à cette crise de la pratique ; la perpétuelle
remise en cause du dogme instructionniste par l’identification des mécanismes
moléculaires et cellulaires de plus en plus complexes provoque moins un rejet
du paradigme dominant qu’une fascination idolâtre pour la
« complexité » ; on décide implicitement de remettre en cause le
déterminisme matérialiste avec le réductionnisme obsolète, pour vouer un culte
à cette Complexité générale de tout ce qu’on ne comprend plus, et tenter, à
défaut de théorie alternative en biologie, d’élaborer directement d’improbables
« théories de la complexité » voire de
l’« ultra-complexité » du vivant… en fait de
l’« inconnaissable » et de la « fin annoncée de la
science »…
Voici par exemple un fait étrange et inédit sur lequel il n’est pas
anodin de revenir :
De Weismann à Jacob, le néodarwinisme, qu’il soit gradualiste ou
saltationniste, conserve son noyau dur ; le rejet catégorique de
l’hérédité de l’acquis (séparation soma/germen, unilatéralité gène/protéine).
Or la connaissance de plus en plus approfondie des mécanismes moléculaires
complique tant les anciens modèles de cybernétique cellulaire que
l’instructionnisme lui même, poussé à ses extrêmes limites, peut aujourd’hui
conduire à la possibilité pratique d’une telle hérédité de l’acquis !
En effet, puisqu’il existe naturellement dans la cellule des processus
extrêmement perfectionnés permettant de corriger les mutations et les défauts
de synthèse, de multiplier et d’insérer des gènes, de contrôler leur
expression, voire d’échanger des gènes entre cellules (comme c’est fréquemment
le cas entre les bactéries indépendantes d’une colonie), de s’adapter enfin aux
conditions locales de stress par des voies d’inhibition ou d’activation de groupes
entiers de gènes, plus rien ne s’oppose dans le principe à ce qu’existe chez
les organismes complexes, des processus tout aussi perfectionnés, capables de
modifier des gènes activement et de les transférer de cellules en cellules
(pourquoi pas de cellules somatiques en cellules germinales !).
En somme, si dans des conditions normales, tous ces processus
contribuent à préserver le génome dans le sens d’une parfaite conservation
héréditaire des caractères, rien n’empêche d’imaginer qu’en cas de stress, des
processus agissent au contraire dans le sens d’une modification active de ce
génome.
Rappelons d’ailleurs que c’est en
« stressant » des cals végétaux qu’on parvient à leur transférer
efficacement des gènes étrangers ; Le « mystère » de l’insertion
active de ces gènes dans le noyau une fois qu’on les a introduit
artificiellement dans le cytoplasme, lorsqu’on cherche à « incorporer »
à des organismes végétaux « de nouveaux éléments précieux pour l’homme »
(les OGM !), rend aujourd’hui d’une certaine façon sa gloire à l’œuvre du
camarade Mitchourine !
[1]
L’introduction d’un gène contrôlant, chez une
espèce donnée, la production d’un type de molécule dans les cellules d’un
individu d’une autre espèce est appelée « transgenèse ». On parvient
ainsi par exemple à faire produire massivement des hormones de croissance
humaines par des plants de tabac transgéniques cultivés en grand nombre. Cette
technique permet de concevoir une variété quasi illimitée d’organismes
génétiquement modifiés (OGM) végétaux mais aussi animaux, à des fins médicales
ou économiques.
[2]
Sa « forme » et non son
« fond » précisait Lénine contre les révisionnistes de son
époque !
[3] La pratique ancestrale de sélection artificielle des espèces domestiques visant à obtenir les meilleurs variétés utiles à l’homme, sera de première importance dans l’élaboration ultérieure des théories transformistes (notamment avec Darwin).
[4]
Nous verrons plus loin qu’une position
matérialiste ne peut retenir ni le réalisme platonicien ni le nominalisme
aristotélicien, même si les évolutionnistes ont toujours eu depuis Buffon un
net penchant pour ce dernier, d’apparence beaucoup plus matérialiste.
[5] Adanson ; découverte d’une mutation héréditaire
chez le fraisier. Duchenne ; autre mutation chez le fraisier sauvage. De Vries ;
mutation héréditaire chez Oenothère.
[6] L’explication d’un tel comportement sera livrée plus
tard par Mendel, dans une conception antithétique à celle de
l’hérédité-fusion ; l’hérédité particulaire. Concept à double tranchant,
elle est la base d’un regrettable réductionnisme génétique, aujourd’hui en
crise.
[7] Exception faite des observations de mutants
héréditaires, toujours inexpliqués à cette époque.
[8] Qu’on appellera plus tard
« macro-évolution », pour distinguer qualitativement les émergences
majeures de type unicellulaire – pluricellulaire, poisson – batracien, reptile
– oiseau, etc. des radiations « micro-évolutives » à l’intérieur de
chaque genre.
[9] La génétique néodarwinienne perpétuera d’ailleurs
sous une forme déguisée cette idée d’un monde matériel doublé d’un monde
« caché » et purement « informationnel », celui des gènes…
[10] Nous y reviendrons en détail dans le chapitre 3.
[11] Loin d’être un argument fondamentalement fixiste, ce
discontinuisme des formes fossiles privilégie au contraire un modèle
« saltationniste » de l’évolution biologique auquel la dialectique ne
peut être indifférente.
[12] Développement de la microscopie depuis le premier
microscope de Robert Hooke vers 1665 jusqu’à l’élaboration de la « théorie
cellulaire » (Schleiden et Schwann, 1839) prouvant l’unicité du monde
vivant, animal et végétal, tous étant invariablement composés de cellules.
Multiplication des explorateurs sur tous les continents, découvrant partout de
nouvelles faunes et flores et produisant sans cesse de nouveaux arguments en
faveur de l’évolutionnisme (depuis Humboldt jusqu’à Wallace et Darwin).
[13] Par exemple la chauve souris n’est pas un oiseau
mais un mammifère, bien qu’elle soit pourvue d’ailes.
[14] L’économiste libéral Thomas R. Malthus publie en
1798 un traité intitulé « Principe de surpopulation » dans
lequel il affirme que l’Humanité croît plus vite que ne croissent les
ressources dont elle a besoin ; la démographie humaine est donc selon lui
régulée par des contraintes naturelles et « sanitaires », comme les
guerres, les famines, etc. L’influence de Malthus sur Darwin est ici évidente,
une partie de sa théorie étant, on le voit, la simple transposition dans la
nature elle même des compétitions « naturelles » que Malthus
percevait dans l’histoire de l’Humanité. Nous aurons l’occasion de détailler
cette dette du darwinisme à l’égard de l’économie politique libérale dans les
chapitres 3 et 4.
[15] Avec le débat houleux qui opposa Thomas H. Huxley,
darwinien passionné et habile orateur, à l’évêque Wilbeforce en 1860. Ce
dernier voulant ridiculiser Darwin avec ses arguments sur la parenté
homme-singe, fut publiquement humilié, par son évidente incompétence en matière
de biologie et par la puissance de l’argumentaire darwinien.
[16] Nous verrons plus loin que l’empirisme vulgaire n’a
que l’apparence d’un matérialisme scientifique, tout en conduisant
immanquablement à son contraire.
[17] Le dualisme gènes/caractères exprimés fonctionne
comme celui du corps et de l’âme.
[18] Celle ci ne s’exprime que chez l’individu ayant
hérité de deux versions récessives.
[19] C’est une formalisation de la fameuse instabilité
des hybrides.
[20] Rappelons que le mutationnisme de De Vries ne
fournissait pas de véritable théorie de l’hérédité.
[21] Exemple ; la couleur bleue des yeux ne
correspond pas à la fonction de « bleuir » l’iris mais simplement à
l’incapacité de produire de la mélanine noire dans l’iris, dont le conjonctif
sous jacent naturellement bleu transparaît alors (allèle inactif).
[22] Cette thèse fut soutenue par Goldschmidt, ancien
collaborateur puis adversaire de Morgan. Elle est aujourd’hui nettement
vérifiée par la génétique moléculaire elle même…
[23] Or, pas plus qu’on ne saurait adjoindre une
« bonne » méthode dialectique à une réalité ontologiquement
« réductionniste » (c’est à dire métaphysique), on ne peut adjoindre
à la matière, procédant dialectiquement, une « bonne » méthode
réductionniste (voir chapitre 8).
[24] Entretien,
[25] 25 millions de dollars entre 1932 et 1959.
[26] “Partners in
science, foundation and natural scientists. 1900 –
[27] Voir le chapitre consacré à la fondation Rockefeller
dans « Histoire de la biologie moléculaire » ; Michel
Morange y insiste en particulier sur le fait que l’Institut de morphologie
mathématique et physico-chimique de Cambridge, où Conrad Waddington
poursuivit les travaux de Goldschmidt sur la « génétique
physiologique » (non réductionniste) ne reçut aucune aide financière,
punition pour sa dissidence au mendélo-morganisme… C’est précisément ce courant
holiste et axé sur l’embryologie qui renvient peu à peu sur le devant de la
scène, encore plus virulent vis à vis de la génétique moléculaire qu’à cette
époque, avec par exemple Kupiec et Sonigo (voir chapitre suivant).
[28] Le pouvoir gaulliste cherchant à rattraper le retard
français vis à vis des USA finance abondamment les laboratoires de génétique
moléculaire (y compris celui de Monod) via
[29] Les eucaryotes correspondent à tous les organismes uni
ou pluricellulaires à l’exception des bactéries (procaryotes).
[30] Le système extra-génomique correspond à l’ensemble
des activités enzymatiques (protéiques) complexes de la cellule, se développant
de manière autonome vis à vis de l’ADN (c’est à dire du « génome »).
[31] Quinze ans auparavant, aucun accord entre
généticiens et naturalistes, toutes disciplines confondues, n’aurait été
possible. Il faut sans doute rechercher la cause de ce consensus précipité dans
l’émergence de deux dangers antagonistes et contemporains ; la génétique
moléculaire instructionniste à vocation antidarwinienne
et le lyssenkisme.
[32] Voir chapitre 3.